Constellation d’automne (3): Patrick Modiano, François Caillat, Fanny Taillandier, Marie Étienne et la revue L’Amour

© Alix Rosset

Pluie de livres, tous intéressants, et même, pour certains, passionnants. Je ne crois guère qu’un “papier” (merveilleux que l’on puisse encore utiliser ce mot pour nos élucubrations sur Internet) puisse être autre chose qu’une sorte de montage de feuilles arrachées à un carnet de bord collées sur papyrus, roulé avant d’être introduit dans une bouteille jetée à la mer. C’est uniquement par jeu qu’on continue : jouer, non à convaincre – puisque “convaincre est stérile [ou (var.) : infécond]” comme l’a écrit Walter Benjamin –, même si l’on espère contaminer d’hypothétiques lecteurs et lectrices de passage, mais à créer ce que j’entends par “constellations”, ces cristallisations, en partie aléatoires, en partie construites suivant des lignes de tension, d’objets épars – étoiles plus ou moins lumineuses qui se détachent de la grisaille – que l’on observe, allongé au cœur du Terrain vague, oubliant de compter le temps qui passe.

1.

Ce matin, allant acheter les Cahiers du Cinéma (revue septuagénaire qui vient de se retrouver une vraie jeunesse, donc une belle énergie, ce qui nous redonne envie de la lire tous les mois), je suis tombé chez mon marchand de journaux sur un exemplaire de Chevreuse, le dernier roman de Patrick Modiano. Alors, comme on s’offre en plus un croissant dans la boulangerie où on va chercher sa tradition quotidienne, je l’ai ajouté aux Cahiers, commençant à en lire les premières lignes sur le chemin du retour. Il y a quelque chose de satisfaisant à accomplir de temps à autre le même geste que nombre d’inconnus, non parce que cela aurait le pouvoir d’ouvrir un espace de partage – chaque lecture étant singulière, et il nous arrive souvent d’apprécier certains ouvrages (ou films, disques, etc.) pour des raisons contradictoires avec ce qui leur a offert le statut “grand public” –, mais parce que ça nous libère de certains refus pris au nom de “l’écart”, du “pas de côté” nécessaire pour survivre. Avec Chevreuse, c’est, une fois encore, ce miracle qui s’accomplit : se sentir en phase, mais avec quoi ? Avec l’air du temps ? Non, bien au contraire, ce roman, vite dévoré (tel un croissant aux amandes), a pris place parmi les livres du Terrain vague : comme écrit par un ermite peu volubile. Modiano, je l’avoue, j’ai mis des années à me décider à ouvrir un de ses livres. Je peux donner la date et le lieu du premier achat d’un de ses ouvrages (personne n’avait encore songé à m’en offrir) : c’était un des derniers jours de juillet 2015 en Bretagne où, au fond d’une caisse à l’extérieur d’une échoppe de livres d’occasion, se trouvait une pile de cinq de ses romans.

Je me rends compte aujourd’hui qu’à ce moment-là Modiano avait depuis peu reçu le prix Nobel ; mais cela n’avait en rien influencé ma décision d’aborder cette œuvre, forte de près de quarante volumes, d’un auteur connu comme le loup blanc : régulièrement invité à la télévision pour le plaisir de l’écouter n’achever aucune phrase, de tout laisser en suspens, ce qui l’a vite rendu plus populaire que tant de bavards arrogants trop sûrs d’eux. Le premier lu de ces cinq livres acquis pour quelques euros a été Dora Bruder sur lequel quelques amis m’avaient depuis longtemps alerté, comme si ce livre se détachait du tout venant de la production romanesque. Plutôt convaincu par ma lecture, j’ai continué dans la foulée avec Rue des boutiques obscures, Dimanches d’août, Un pédigrée et enfin La petite bijou (ce dernier parce que je me souvenais que Peter Handke l’avait traduit en allemand). Et quelques autres par la suite, sans pour autant chercher à tout rattraper – y arriverai-je un jour ? Je ne sais, et ne m’en soucie guère. Par ailleurs, à quelques exceptions près, j’en oublie les titres, ce qui fait qu’il m’arrive d’en racheter par mégarde dans les vide-greniers où on en trouve à foison. C’est quand même curieux : snober tant d’années un auteur pour finir sur le tard par à peu près tout lire de lui, découvrant que l’on peut être un de ceux à qui son écriture s’adresse. C’est à la fois rassurant et dérangeant. Ça contrarie (et tant mieux) les idées reçues. Et, finalement, ce qui compte, c’est ce qui reste en mémoire longtemps après : non les péripéties que ces romans racontent ; mais, au contraire, ce qui s’y trouve non inscrit, comme en réserve : ce qui ne peut être écrit et que le lecteur doit imaginer, ou plus exactement rêver. C’est affaire d’amitié : on était amis et on ne le savait pas comme l’a écrit Blanchot (que Modiano cite de temps à autre – et je me demande si ce n’est pas ma vieille passion pour Blanchot qui m’a finalement conduit à plonger dans son univers). La lecture de son Discours à l’Académie suédoise (trouvé en cette même fin juillet 2015 dans la maison de la presse de la même petite ville en bord de mer) m’a confirmé certains pressentiments. Je le cite : “Le lecteur en sait plus long sur un livre que l’auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. À mesure que l’on avance dans la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l’acuponcture, où il suffit de piquer l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux.”

Deux choses aussi me parlaient fortement (même si tressées de chuchotements, de murmures au coin de l’oreille) dans ce que je découvrais. Tout d’abord, cette sorte d’étonnement perceptible chez l’écrivain dans les vidéos qui ont suivi l’attribution du prix Nobel – ce dernier protestant, de manière probablement amusée, qu’il ne cessait d’écrire le même livre (ce qui est d’ailleurs le secret de sa longévité : nul n’a eu plus que lui l’art d’attiser le désir de relecture du même toujours différent, soit parce qu’il maîtrise plutôt bien l’art de la variation, soit parce qu’on ne relit jamais deux fois de la même manière un de ses romans). Ensuite, ce qu’il exprime régulièrement au sujet de l’impossibilité de l’autobiographie qui rejoint ce qu’en dit Claude Ollier (que je cite très souvent ; la dernière fois, c’était en mai dernier, ici-même, au sujet du très beau livre de Vanoli, La Grimace) : “Tout projet autobiographique participe d’un leurre, toute ligne de vie d’un destin truqué. Des myriades de traces que notre mémoire véhicule, la plupart manquent à se raccorder en une continuité sensible : de l’illisible y est à l’œuvre, qui investit l’espace, mine le temps. Dans cette histoire quand même, si raconter sa vie se révèle impossible, bien des fables sont narrées, pour témoigner de cette impossibilité – Une Histoire illisible, 1986).” Je me souviens qu’Ollier et Modiano s’étaient retrouvés un certain soir chez Pivot au moment de la sortie simultanée en 1982 de Mon Double à Malacca et De si braves garçons. Ils ne s’étaient probablement pas compris. Et pourtant, je les trouve aujourd’hui curieusement proches, comme associés dans une même constellation, non parce qu’ils affirmeraient les mêmes choses, ou qu’ils auraient développé les mêmes sensibilités culturelles et artistiques, mais par l’attirance des contraires, via certains refus et un sens de l’ouverture, renouvelant la dialectique de l’achevé et de l’inachevé. En commun (aussi) une certaine recherche de perfection qui se résout évidemment, chez l’un comme chez l’autre, de manière très différente, ce qui rend la lecture du plus jeune des deux autrement plus facile – même s’il me semble que, contrairement aux apparences, ce que tente de faire passer Modiano n’est pas si simple à saisir. Et, en ce qui me concerne – et c’est probablement le cas pour pas mal de lecteurs et de lectrices –, le sentiment d’avoir vécu des choses équivalentes, car peu importent les noms de lieux et les années précises où se passent les histoires (les épisodes entremêlés dans une même histoire) ; même si, littérairement, ils comptent beaucoup, ce qui fait que nous nous trouvons souvent en territoire familier, c’est que nos rêves communiquent entre eux : encore le Terrain vague ! Et puis le fait que je connaisse assez mal la vallée de Chevreuse et que je ne suis pas un grand arpenteur du quartier de Passy n’a guère d’importance : je les découvre dans ce nouveau livre de Modiano, comme on découvrait le Paris de ces années-là – noires et blanches, et parfois grises – dans les premiers films de la Nouvelle vague, dont Ollier – encore lui – avait affirmé dès la fin des années 1950 qu’on leur accorderait prochainement un côté documentaire. J’aime assez l’idée de lire l’un ou l’autre des ouvrages de ces deux écrivains, à la fois irréconciliables et solidaires, en tant que documentaire : à la fois matériellement sur le terrain et se déplaçant sur l’autre scène.

Restons-en là pour Chevreuse. D’aucuns se seront épuisés à en faire le résumé, il devrait être assez facile d’en trouver un sur la toile. Mais c’est un exercice de peu d’utilité. La seule chose qui compte, c’est de lire, et de relire, de revenir sur nos pas, sans jamais craindre l’oubli – bien au contraire (un beau titre de Modiano : Du plus loin de l’oubli). Alors se déposent, peu à peu, en nous des images, des signes, des sons parfois (laisser tout cela agir intérieurement comme si c’était autant de graines qu’on aurait semées). Passons maintenant à un premier roman, dû à François Caillat, un cinéaste reconnu depuis assez longtemps – du côté de la fiction et aussi, pour ce que j’en sais, du documentaire –, notamment auteur de “portraits d’intellectuels et d’écrivains”. Ce livre m’est parvenu à ma grande surprise par l’entremise d’un ami, écrivain et cinéaste lui aussi, qui pensait, à juste titre, qu’il pourrait m’intéresser. Publié dans la collection “L’infini” chez Gallimard, La vraie vie de Cécile G. est une histoire – curieux hasard – assez “modianesque”, dans le sens où l’importance des lieux parisiens est primordiale, et où le souvenir – ineffaçable, obsessionnel, dont la nébulosité, l’absence de contours nets, est cependant entaillée, çà et là, par un sens du détail précis – est central. Il se trouve que le principal quartier décrit dans ce roman est, en partie, celui de mon enfance. Je suis né quatre ans après l’auteur, mais je peux visualiser sans peine le parc Monceau et ses environs dans les années 1960. Je reviens souvent sur les lieux et, à chaque fois, remontent certains souvenirs qui se superposent instantanément à ce que je perçois au présent du regard, me faisant “voir double” et, ainsi, effacer provisoirement le temps – non que je ne redevienne enfant, mais disons que je me projette dans une zone intermédiaire où le temps s’écoule différemment.

La vraie vie de Cécile G. traite de l’obsession d’un homme, que l’on voit rapidement vieillir, pour une jeune fille rencontrée à l’adolescence, et avec laquelle il “n’a rien osé entreprendre” : qu’il a perdue de vue, mais qui le hante ; qu’il croit régulièrement revoir, à chaque fois identique et changée, devenue femme, épouse et mère, et qui demeure, malgré le fait qu’il se soit lui aussi bâti une vie ordinaire avec femme et enfant, le “grand amour” de sa vie – d’autant plus “grand” qu’insatisfait parce que non “consommé”. Pure fiction, ici documentée avec précision par un écrivain qui nous rappelle à chaque instant qu’il est cinéaste ; et ce, non parce que son roman serait le scénario d’un film (même si on est en droit de se le demander), mais parce qu’il nous “en fait voir” en nous proposant de nous glisser dans la peau de son personnage – celui qui dit “je” – et de prendre ainsi le risque de nous identifier (ou plus raisonnablement de nous confronter) à son regard. Cette histoire, d’une apparente simplicité, qui pourrait parfois frôler la banalité (ce qui à mon sens n’est pas un défaut), est au fond originale, à travers certains excès de comportement du narrateur empêtré dans son obsession. On la suit comme on suit telle ou telle piste, juste pour savoir où elle va nous mener, en espérant ne rien deviner de l’issue nécessairement fatale (de ce côté-là, c’est assez réussi, et c’est pourquoi, une fois encore, je ne me permettrai pas d’en révéler quoi que ce soit). Quelque chose d’assez anachronique. Je n’ouvre que rarement les livres publiés à “L’infini” ; je n’en possède qu’une petite dizaine dans ma bibliothèque ; si l’on y trouve quelques écrivains recommandables, d’autres font plutôt office de repoussoir (on ne les nommera pas ici – l’intégralité du catalogue est en fin de volume, à vous de voir). Chose amusante, une autrice publiée dans cette même collection se nomme Cécile Guilbert ; mais on aura du mal à lui trouver la moindre ressemblance avec la Cécile G. du roman. Qu’ajouter de plus ? Peut-être simplement recopier un bref fragment de ce premier roman : “Dehors il neigeait, les flocons glissaient sur mon visage, je ne sentais rien. J’ai pénétré le Parc Monceau et je me suis assis sur un banc. Rien ne bougeait alentour, une couche blanc uniforme recouvrait les pelouses, les allées, les monticules où se dressaient autrefois des massifs de fleurs. Mon histoire avec Cécile avait commencé ici, elle était maintenant enfouie, devenue invisible. Quand la neige fondrait, le parc retrouverait sa verdure mais notre histoire ne renaîtrait plus. Ce serait un souvenir très ancien et connu de moi seul.”

Maintenant tout autre chose : un ouvrage d’une autrice de 35 ans, Fanny Taillandier, qui en est à son quatrième livre publié (trois romans et une “fiction documentaire”). Je commence seulement à découvrir son travail, avec quelque temps de retard. Comme son précédent ouvrage, Par les écrans du monde, m’attendait depuis au moins un an en haut d’une pile de “livres à lire de toute urgence”, c’est par celui-ci que j’ai commencé, avant de passer aussitôt à Farouches, un des romans de la “rentrée”, paru lui aussi dans la collection “Fiction & Cie” au Seuil – ces deux livres formant les deux premiers volets d’un cycle en cours intitulé Empires dont, nous dit-elle, les prochains pourraient prendre d’autres chemins que le roman. Si Par les écrans du monde comme Farouches m’ont, l’un comme l’autre, laissé une forte impression – ne s’effaçant pas aussitôt de ma mémoire, y développant même une réelle présence –, ce qui m’a le plus frappé, c’est l’effet de leur enchaînement (comme si les trois ans séparant leurs publications respectives s’étaient brutalement réduits en un court instant), rendant le second plus singulier encore (la faute aux sangliers ?) que le premier qui, partant d’un événement par tous mémorisé (le 11 septembre 2001), pouvait nous donner l’impression de nous trouver en territoire connu (ou disons fortement documenté), même si l’essentiel de ce qu’on y retient à première lecture est de l’ordre de la pure “invention romanesque” – ce que confirme l’autrice (à propos de son dernier livre, mais ça marche aussi avec le précédent) qui rapporte dans un entretien (sur lequel nous allons revenir) qu’elle cherche à “décentrer le regard [afin] de sortir de notre contemporain immédiat pour pouvoir regarder les choses différemment – ce qui est selon [elle] le pouvoir romanesque numéro un.”

Farouches : beau titre et étonnante photo, superbement recadrée, sur la jaquette. Pour la petite histoire, c’est Johan Faerber qui m’a incité à lire ce roman, me disant – c’est son côté visionnaire – que j’allais “adorer”. J’avais lu son entretien avec Fanny Taillandier où il avait établi un lien inattendu avec un autre roman, plus ancien, de Claude Ollier (qui revient dans cette constellation, mais cette fois pas de mon fait) : “On pense également en vous lisant – dit Johan Faerber – au splendide Feuilleton de Claude Ollier situé dans un Sud menacé par une catastrophe sourde, où le fantastique menace de prendre le pas comme chez vous : ce roman a-t-il été une source d’inspiration pour vous ?” Si quelques écrivains ayant fêté leurs vingt ans dans les années 1990 (comme Arno Bertina, par exemple) ont pu lire attentivement Feuilleton, et si cette lecture a véritablement compté pour eux, il n’y a que peu de chance qu’une autrice encore enfant au moment de la sortie quasi-clandestine de ce livre en connaisse la substance, et même l’existence. Les pages se tournent, on peut s’en attrister. Cependant, les fantômes ne cessent de revenir : on ne sait plus les nommer, mais ils sont là. Écoutons Fanny Taillandier : “J’avais envie de me plonger dans une vraie fiction romanesque, d’en éprouver les outils, les codes […], j’avais envie de me confronter au roman dans sa définition minimale et essentielle : un lieu, des personnages, une intrigue avec progression et dénouement. Il y a les sangliers sur la colline, une voisine un peu étrange, des vendettas entre bandes dans la ville proche. Jean et Baya [un couple dont elle nous dit qu’ils “sont très différents mais ils s’aiment très fort”] tentent de négocier avec tout ça. Mais pour autant, j’aime les formes interrogatives, qui ne livrent pas toutes les solutions ni toutes les réponses… La menace n’est pas uniforme, et d’ailleurs elle n’est parfois que le revers d’un désir inexprimable. Le suspense, je l’ai travaillé comme une fascination qui prend de multiples visages selon les moments et les points de vue.” Le désir de roman peut conduire de nos jours à restaurer certaines choses récemment ébranlées – comme en musique où certains compositeurs reviennent à la tonalité qui a été mise à rude épreuve tout au long du XXe siècle, du côté de la littérature on entend certain(e)s jeunes auteur(e)s prétendre avoir lu tout Balzac avant de se mettre au travail, ce qui aurait bien fait rire Michel Butor, fin connaisseur de l’auteur du Chef d’œuvre inconnu –, mais ce n’est pas précisément le cas avec Farouches. Loin de s’inscrire dans un courant de reprise opportuniste du “romanesque standard”, il s’agit pour son autrice – du moins me semble-t-il – de créer de toutes pièces une forme d’étrangeté, donc : jouer avec les apparences, rejouer certains clichés pour mieux leur tordre le cou. Ou – pour tenter de dire un peu mieux ce que j’ai ressenti, lisant : de redonner sens à l’idée de vision. “L’écriture est davantage affaire de vision que de technique” disait, il y a une quarantaine d’années, un de ces romanciers fantômes injustement oubliés une fois tournée la page du siècle vingt. Tout semble se dérouler dans une projection cinématographique intérieure que l’écriture tenterait de saisir (d’apprivoiser, ce qui est aussi difficile qu’avec les sangliers), non pour construire un scénario, mais pour bousculer certaines frontières : celle entre le langage et ce qui lui échappe.

Aussi est-il plus que jamais nécessaire de convoquer le “fantastique”, non comme genre, mais comme rapport au monde : jouer avec nos peurs, nos terreurs, nos liens secrets avec l’indicible. Farouches est bien vu, donc bien écrit. Il nous venge de tant de retours dégoutants – dégoulinants, composés pour les déçus de la “modernité” – du romanesque sous couvert de n’importe quoi. Tout roman “en prise avec le réel”, qu’il soit dit “social”, ou non, tissera des liens avec le fantastique ou ne sera pas.

2.

L’Inaccessible est toujours bleu est le titre, très énigmatique, d’un livre de Marie Étienne, publiée aux éditions Hermann, dans leur collection “Vertige de la langue”. Dans son introduction à ce livre, composé d’un choix personnel d’articles critiques publiés sur divers supports, dont La Quinzaine littéraire et En attendant Nadeau, Marie Étienne écrit : “[Mon désir] n’est pas de me cacher mais d’observer le monde depuis mon lieu d’habitation. Et mieux encore si c’est possible : de converser avec. Fabriquer, fomenter des articles m’en fournit le moyen. J’écris sur toi qui quelquefois répond. Ou pour la galerie. L’article, plus et mieux que le livre, est adressé : à l’auteur de l’ouvrage « chroniqué », aux lecteurs potentiels ; aux confrères et consœurs les critiques.” Tout est dit – et de manière tellement juste. C’est ce qui différencie les auteurs et autrices – écrivains, mais artistes aussi bien, ou musiciens, et pourquoi pas architectes, typographes ou concepteurs d’objets – des critiques spécialisés : ils tentent d’établir un dialogue confraternel, sans pour autant se soumettre aux règles lâches et douteuses de l’entre-soi. S’adresser parfois à des inconnu(e)s, des mort(e)s, des personnes que l’on admire ou qui nous stimulent, ou que l’on cherche à sortir d’un certain purgatoire, à la fois pour régler des dettes et pour faire montre d’authenticité en privilégiant parmi les nouveautés (ou parfois ce qui resurgit du plus lointain) celles qui nous ont intrigués et, dans le meilleur des cas, émus. “Pratiquer la critique, chroniquer, recenser, c’est surtout éprouver l’attirance quasi-amoureuse bien que souvent momentanée pour un texte, un auteur, l’article étant la lettre ou la déclaration qui lui sert d’expression.” Et c’est pour cela qu’on a plaisir à lire ce recueil de Marie Étienne : même s’il arrive (assez rarement) que l’on ne partage pas le même amour qu’elle pour tel ou tel auteur, on est touché par ce qu’elle écrit, et intéressé par ce qu’elle manifeste de passion pour son sujet et de finesse analytique qui nous aide à voir plus clair dans ce qui se produit, avec plus ou moins d’intensité, dans le vaste chantier de la création contemporaine.

Marie Étienne a publié depuis 1977 un riche corpus d’ouvrages de toutes sortes, principalement de la poésie (dont Anatolie et Le Livre des recels), parfois en collaboration avec des peintres, mais aussi des romans (L’Inconnue de la Loire) ou de la “poésie comme récit” (Les Passants intérieurs), des chroniques (Sensò la guerre), notamment liées au théâtre (En compagnie d’Antoine Vitez) ou au cinéma (Les Yeux fermés ou les variations Bergman) chez divers éditeurs (Flammarion, La Table ronde, Balland, Corti, Virgile, etc.), ce qui lui donne l’autorité nécessaire pour entreprendre ce travail critique – cette “addiction à la chronique” (version plus modeste de la chose, infiniment sympathique et partageable) – qui la conduit à ne jamais déposer la plume, à ne jamais cesser de lire : à ne jamais se détourner des “autres”, à leur accorder sans compter toute son attention. Bernard Noël a intitulé le troisième volume de ses Œuvres publiées par P.O.L La Place de l’autre et nous ne sommes pas étonné qu’il figure en bonne place dans ce recueil, via la reprise d’un entretien publié dans La Nouvelle Quinzaine littéraire en 2014.

Me sentant proche de cette manière de procéder, il ne me semble pas anodin que ce livre intègre une de mes constellations saisonnières, éphémères, fragiles. Je suis aussi ravi que L’Inaccessible est toujours bleu soit “dédié à Paul Louis”, autrement dit Paul Louis Rossi, qui a été la personne qui m’a présenté un beau jour Marie Étienne, rencontre plutôt heureuse en ce sens qu’elle nous avait aussitôt engagés dans divers projets de création radiophonique où nous nous retrouvions à arpenter micro en main les rues de Paris. C’est ainsi – faire des “papiers”, des émissions de radio, etc. – que se traduit très concrètement notre besoin des autres : de ce qu’ils produisent, dont nous ne sommes jamais assez rassasiés. C’est tout le contraire de “l’entre-soi”, finalement : on s’ouvre plus largement encore, se fiant au hasard ; on se perd de vue régulièrement, sans pour autant cesser de prendre des nouvelles, souvent à distance ; et quand quelque chose nous vient à l’esprit, on ne le garde pas pour soi, on le dit tout haut – et le publie où il est possible de le faire. Je garde un lien avec Marie Étienne, que je ne croise plus que très rarement, en lisant En attendant Nadeau entre deux de ses ouvrages. Comme j’ai enregistré sa voix, je l’ai en tête ; mais j’imagine que qui ne l’a jamais entendue lira ses articles en inventant une voix sonnant aussi juste que les mots qu’elle emploie pour faire partager ce qu’elle a élu comme digne d’être chroniqué. Tout passionné par les livres d’Anne-Marie Albiach, Martine Broda, Danielle Collobert, Jean-Christophe Bailly, Peter Handke, Pierre-Jean Jouve, Jacques Roubaud, Marina Tsvetaeva (liste très sélective) lira avec profit L’Inaccessible est toujours bleu, ce beau rassemblement de textes avec, plus que “sur”, publié enfin sur papier (avec une couverture rouge, comme Le Lotus bleu). Dans un texte de 1997, placé en toute fin de volume et intitulé Trouver le livre, on a plaisir à découvrir ces lignes : “Il vaut mieux procéder humblement, commencer par un bout, un tout petit morceau, et progressivement, en opérant par additions, parvenir peu à peu à rassembler et à assembler, à reconstituer un fragment plus notoire, de quoi ? Mais de la nappe, ou de la mappemonde, de la nappe du monde. S’il est suffisamment disert, diversifié et vaste, il donnera une occasion d’apercevoir enfin son motif intérieur et secret. Ce qui le fait chanter.”

3.

On reviendra prochainement sur la salve impressionnante d’ouvrages de très grande tenue publiés par les éditions Les Cahiers dessinés, probablement après parution de Franz Kafka, Les dessins (prévue pour le 4 novembre prochain) qui s’annonce d’une richesse incroyable : Carnets de bord de Sempé, Le Monde selon Mix & Remix et Géant endormi du dessinateur américain Brad Holland (déjà parus ou à paraître). Mais il nous faut sans attendre signaler d’une nouvelle revue dirigée par Frédéric Pajak (qui publie simultanément J’irai dans les sentiers aux Éditions Noir sur Blanc) dont le titre est déjà tout un programme : L’Amour. Disponible en librairie, de grand format (24 x 30), d’assez forte pagination (148 pages, assez souvent en quadrichromie), écrite et dessinée par une petite cinquantaine d’auteurs et coûtant 15 euros, L’Amour annonce la couleur : il s’agit d’une “nouvelle revue artistique et littéraire particulièrement critique sur l’époque actuelle, au-delà des contingences de l’actualité.” Dans son éditorial, Frédéric Pajak raconte qu’“Un soir, avec mon ami Philippe – dit Mix & Remix –, nous nous apprêtions à traverser la nuit en buvant plus que de raison […] Ensemble nous aimions échafauder des projets, des rêves de journaux, de livres, de films, d’expositions, de happenings, de messes noires. « Et si nous faisions un nouveau journal ? », lança Philippe, exalté par l’alcool. / J’aime les journaux qui ne ressemblent pas à des journaux, qui ont des airs d’expérimentations, de préférence éphémères. Je lui proposais un titre : L’Amour. Il éclata de rire : « Oui, nous pourrions faire L’Amour ! »”. La suite, on la connaît, malheureusement : Philippe Becquelin est mort le 19 décembre 2016. Pajak nous dit aussi avoir “projeté de créer un journal avec Michel Butel”, décédé de même en 2018. Humour et mélancolie sont au programme de cette revue dont le but est ainsi formulé par son directeur : “Affirmer que tout est encore possible. La vie, l’art, la poésie réclament de nouveaux partisans ; ceux-ci, comme dans l’auberge espagnole, mettent en partage ce qu’ils ont. C’est aussi cela, L’Amour.”

L’amour, certes mais aussi l’amitié, et surtout la fidélité. Heureux de retrouver au sommaire quelques légendes, parfois disparues (chez les dessinateurs : Bosc, Chaval, Topor), parfois et heureusement toujours en vie et en grande forme (Michel Thevoz, Sempé, Delfeil de Ton), ainsi que de plus jeunes auteurs abordant à peine la quarantaine. Les familiers du Cahier Dessiné, de L’Imbécile de Paris ou de Grand Trouble (entre autres) retrouveront avec plaisir ce qui en avait fait la saveur très particulière où tout éveille l’esprit critique – suscite la plus grande attention – y compris sur ce avec quoi (ou avec qui) nous ne sommes pas en accord. Ce sont, comme tout ce dont parlent ces constellations, des ouvrages du Terrain vague qui ne peuvent se trouver à leur juste place que dans un espace ouvert au dialogue. Et aux humeurs.

Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, octobre 2021, 176 p., 18 € — Lire un extrait
François Caillat, La vraie vie de Cécile G., Gallimard “L’infini”, septembre 2021, 192 p., 18 € — Lire un extrait
Fanny Taillandier, Farouches, Le Seuil “Fiction & Cie”, août 2021, 288 p., 19 € — Lire ici l’entretien de Johan Faerber avec l’autrice
Marie Étienne, L’Inaccessible est toujours bleu, Hermann “Vertige de la langue”, août 2021, 306 p., 26 €
Revue L’Amour, Les Cahiers dessinés, octobre 2021, 148 p., 15 €