Dominique Cerf, Marc-Antoine Serra, Nicolas Vermeulin : Pratiques plastiques et poésie (Entretien)

Je voulais m'en aller mais je n'ai pas bougé, exposition de Marc-Antoine Serra, Salon du Salon, Marseille (DR)

Emmanuèle Jawad réunit Dominique Cerf, Marc-Antoine Serra et Nicolas Vermeulin pour un entretien autour de la question : de quelles façons le travail plastique peut-il croiser l’écriture poétique?

Il y a quelqu’un là-dedans (Al Dante/Presses du réel, 2020) est un carnet de dessins de Dominique Cerf se clôturant par un manifeste féministe de l’artiste avec en ouverture l’intervention de Liliane Giraudon. Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé est une exposition de photographies et un livre (Salon du Salon, Marseille) de Marc-Antoine Serra avec un texte de Jean-Jacques Viton et un titre emprunté à l’un de ses livres. Reconnaissance faciale (sur le site des éditions P.O.L) est l’une des interventions plastiques mixmedia de Nicolas Vermeulin menée en collaboration avec Liliane Giraudon. Sous différentes approches et modalités, les pratiques plastiques croisent le travail poétique : production d’œuvres (sculpture, vidéo, installation, photographie…) en lien étroit, menée parallèlement à un travail d’écriture ou développée à partir de celui-ci, introduction du texte poétique dans le travail filmique, photographique ou étroitement associé, collaborations avec des poètes, etc.

Dominique Cerf, Installation, 2017, Le Déni (DR)

Vous êtes sculptrice, photographe, vidéaste, artiste mixmedia : de quelles façons votre travail plastique croise-t-il l’écriture poétique?

Dominique Cerf : Le travail d’écriture a toujours été présent. Mais cela était inscrit dans l’ordre d’un déni pendant des années. Car cette écriture m’apparaissait trop succincte, trop décalée de par son manque de densité si loin de ma sculpture. Ma représentation mentale idéale de mon désir d’écriture étant trop envahissante. Puis la difficulté de la mise en œuvre de la sculpture a autorisé, permis l’exploration d’autres médiums plus abordables, des verrous ont sauté. Le dessin est alors devenu essentiel. Et, avec ce dessin, l’inscription du mot de la phrase (dessinée) du leitmotiv est devenue une évidence dont je ne peux plus me passer. Il y a des dessins de sculpteur, il doit il y a avoir la langue de la sculpture cette fois-ci dans ce geste, cette inscription. Étant de plus une femme initialement sculpteur ou sculptrice vivant dans ce XXIe siècle, l’importance de l’engagement politique est là. Il n y a pas de priorité, tous les médiums se retrouvent à égalité dans leur possibilité d’être là ou non et la liste des médiums reste ouverte. J’ai toujours été excédée par le fait que certaines techniques (dont la gravure par exemple) soient considérées comme mineures, je déteste ces catégorisations. Aujourd’hui, il y a donc le dessin, l’écriture, la poésie, la sculpture la vidéo. Cette pluralité, cette liberté m’apaisent.

Marc-Antoine Serra : La poésie est très formelle, visuelle ; elle a une immédiateté qui se rapproche de la photographie. Une image qui respecterait la règle d’or ou un alexandrin parfait, c’est presque la même chose. Mais comme la photographie est silencieuse, il me plait d’y ajouter du bruit : un texte a priori sans rapport. C’est l’image mentale résultant de cette lecture transversale, silencieuse et bruyante, cet assemblage fragile, hasardeux qui devient cohérent là où on ne l’attend pas. Je crois que la modernité est de déplacer les pratiques, de les faire exister ailleurs, de s’entrechoquer dans un autre champ et à la marge. Il y a aussi le « maintenant », l’aujourd’hui, les moments traversés, ces sortes « d’instantanés » qui brusquement se fixent. Les corps comme les objets sont des rencontres, mais il y aussi une dimension fantomale dans la pratique de la photographie. J’étais très proche du poète Jean-Jacques Viton, et à l’événement de sa mort j’ai voulu en quelque sorte y répondre.

Nicolas Vermeulin : Il n’y a pas réellement de croisement, dans le sens où je ne donne pas une priorité à l’écriture, à l’image ou au son. L’image est signe texte et le texte est signe image. Dans mon cas, lorsque je travaille avec plusieurs media ou d’autres artistes, le projet est commun et en mouvement. Je vois cela plutôt comme un regroupement de forces de production à un moment T, comme un Tout, une vaste chorégraphie cacophonique. Les couches peuvent arbitrairement être visibles ou pas et les sens et les non-sens sont possibles. J’expérimente, j’« hypothétise», j’« accidente ».

L’une de mes problématiques est de ne pas faire allégeance aux codes en place, de ne pas tomber dans les recettes, les règles, les bornes, les modérations. Je travaille donc avec des auteurs qui ont cette particularité, cette force. L’écriture poétique a des raccourcis pour amplifier les sens et cette liberté de tout faire imploser. Une production est validée lorsqu’elle a plusieurs sens ou lectures possibles (polysémie), même si les strates sont enfouies et invisibles. Elle n’est que collisions. Donc si croisement il y a, il est pour moi accidents, enchevêtrements, propositions, pistes et fausses pistes, doutes et hypothèses voire contradictions. Et comme tout accident, c’est par sa soudaineté, sa fulgurance et sa dissipation qu’il va m’intéresser.

Ce croisement est cette zone accidentogène des possibles (série ERROR), une contraction, une réduction, une tentative de retrouver toute la puissance d’un espace d’expression temporaire, une combinaison d’éléments explosifs qui, en détonant, aspire et laisse des traces de la percussion de son souffle. Je coche donc la case accidentelle avec recherche de matières explosives.

© Nicolas Vermeulin

Aux côtés d’un travail de sculpture en particulier et de dessin (Dominique Cerf) ou d’un travail mixmedia autour de la réalisation de vidéos (Nicolas Vermeulin), un travail d’écriture poétique est mené par l’un et l’autre que l’on retrouve dans différentes publications (Dominique Cerf : Il y a quelqu’un là dedans, Al Dante/ Presses du réel ; Maintenant tu vas pouvoir dormir, éditions Fidel Anthelme X ; Nicolas Vermeulin : revue Attaques #3 Al Dante/Presses du réel). Quelle place occupe ce travail d’écriture ? Si ce travail vidéo mixmedia peut se faire en collaboration (ainsi, dans une réalisation de Nicolas Vermeulin, une vidéo comportant un titre extrait de « coupe-le » de Corinne Lovera Vitali, aux éditions MF, ou encore une vidéo avec un texte de Liliane Giraudon), le travail d’écriture poétique semble s’effectuer dans une approche individuelle. Inversement, Il y a quelqu’un là-dedans et Maintenant tu vas pouvoir dormir intègrent des textes et des images produites par d’autres, et le travail plastique semble quant à lui mené individuellement. Avez-vous l’un et l’autre une approche collective / individuelle de votre travail qui s’établit de façon distincte, selon les pratiques artistiques mises en œuvre, selon les domaines ? Comment s’opère ce choix dans la démarche ?

Nicolas Vermeulin : Quelle question ! Je ne sais pas s’il y a un fond à ce gouffre. On porte. Le travail d’écriture est au quotidien une forme effusive. Longtemps, j’ai écrit dans des espaces collaboratifs ouverts plus ou moins accessibles (Framapad, et actuellement sur fmr). Je travaille sous la forme de projet. Chaque projet est une salle d’attente. L’écriture fait partie de ce tout sensible (électromagnétique, thermodynamique), et dire que cette pratique est individuelle serait dire que je travaille dans un espace capitonné et antiphasique, sans aucun lien avec les autres médias ou éléments extérieurs. Ce n’est pas le cas. S’il y a des formes plus explosives dans mon travail, formes qui sont parfois plus individuelles, elles vont se nourrir de matières à disposition (par exemple, les musiques d’Olivier Labbé, des anciens textes, des fichiers trash de travail, le bug, des lectures ou vidéos…) ou pointer vers un autre matériel (proposition pour Poésie is not dead). Dans ces cas, il n’y a pas d’appel. Cette démarche me permet de répondre à ce sentiment d’urgence qui m’envahit et de décharger cette tension plastique. On amplifie.

Mon choix est donc de placer le curseur d’un visible dans une des épaisseurs hétérogènes (pour vous aider à visualiser : c’est comme si un livre se composait d’une suite de 30 pages de la page 1, la partie visible est donc 1/30ème de la page un, et à 1/30ème ça bouge. In Epaisseur). Il n’y a pas de choix structurel, nous sommes dans le sensible, cet ensemble métissé qui laisse apparaître les résonances des dissonances, les craquements, les cicatrices (qui peut être un agglomérat de plusieurs media, de plusieurs évènements). Il s’agit de la partie médiatique et esthétique du projet. Les autres épaisseurs sont la matière noire, présentes et structurantes, mais non visibles (Illisible livre d’artiste, dont un extrait du texte est paru dans la revue L’intranquille, à l’Atelier de l’agneau). Parfois, l’opération est de trancher le plus ou moins lourd, l’épais ou le trop fin, de porter des impossibles, d’entreposer délicatement du fragile ou de chérir du périssable, de poser et de mesurer le silence des vides entre les mots, de planter des signaux comme sur un champ de mine.

Dominique Cerf : Mon travail s’inscrit plutôt dans une démarche individuelle. Néanmoins, dans les publications existent des images produites par Liliane Giraudon et Cosmetic Company pour Maintenant tu vas pouvoir dormir.
 Il y a eu aussi quelquefois des essais de productions plastiques communes, comme pour cette pièce réalisée avec Jean-Pierre Ostende, singulière et imposante, qu’il nous reste à montrer dans un espace adéquat – et il n’y a pas de hasard, Jean-Pierre Ostende étant quelqu’un qui tout d’abord écrit tout en ayant un regard particulier et des considérations sur l’art. Ce que je suis aujourd’hui désireuse de répéter avec un autre partenaire, cela restant en cours d’élaboration. Il y a donc ce lien avec la langue et la poésie de l’autre. Le texte de Liliane Giraudon dans Il y a quelqu’un là-dedans qui, même s’il s’agit d’un texte autour de mon travail, est bien plus que cela. Des projets différents avec Liliane qui m’apportent. J’ai toujours recherché un lien à ce monde poétique passé et présent. Il y avait cette phrase ancienne de Peter Handke qui me concernait : « J’attendais sur le canapé pour voir si le sens de la vie me reviendrait ». Le sens de la vie me revient bien grâce aux liens créés et en devenir. Je n’attends plus sur le canapé. En projet aujourd’hui, un fanzine qui relierait un travail plastique et un travail poétique, littéraire.

Dominique Cerf, 2020, dessin

Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé est à la fois une exposition et un livre de photographies. L’exposition se déroule dans une galerie-appartement où les photographies s’exposent dans les lieux mêmes où se sont opérées les prises de vue. Les pièces de la galerie sont ainsi les différents espaces traversés par les modèles dans un intérieur codé (salon, cuisine, salle de bains, chambre) où le livre photographié (Jean-Jacques Viton, Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé) circule d’un espace à l’autre et se tourne vers la ville de Marseille (lecteur au salon / au balcon). Quel est précisément le dispositif mis en place pour ce travail photographique ?

Marc-Antoine Serra : Quand Philippe Munda, le commissaire de cette exposition, m’a proposé d’exposer au Salon du Salon, c’est cet espace précis que je voulais traverser et en quelque sorte mettre en abîme. Comme c’est un appartement, je me suis donné comme contrainte les activités quotidiennes de ce réceptacle : dormir, se laver, se nourrir ou lire dans chacune des pièces. Le jour du vernissage, j’ai voulu accentuer cette mise en abîme en y ajoutant la présence physique des modèles photographiés dans la même tenue et reproduisant en les performant les gestes arrêtés sur les photographies. On revient aussi à la notion de fantôme et on revisite celle du modèle. Ces modèles, justement, n’étaient pas des modèles professionnels mais de simples habitants de cette ville, Marseille. Pour eux, participer à cette « performance » était une forme d’aventure d’autant plus « étrange » qu’ils n’appartiennent pas au monde de l’art. Ils viennent d’une autre culture. Il y a aussi le détail des fenêtres ouvertes, de la lumière et de cette ouverture sur la ville qui n’est pas n’importe quelle ville puisque c’est Marseille… Marseille, avec le poète Jean-Jacques Viton, sont les acteurs essentiels de cette installation. L’idée du titre de cette exposition m’est venu après, en regardant dans sa bibliothèque le dos de l’ensemble de ses livres : ce titre, Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé, m’a semblé parfait, c’était comme un cadeau qu’il me faisait.

Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé, exposition de Marc-Antoine Serra, Salon du salon, Marseille (DR)

Peut-on dire que ce travail photographique (au regard notamment des pratiques mises en place autour de Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé) et que ce travail d’écriture, cette fois dans Il y a quelqu’un là-dedans, ont aussi des enjeux éminemment politiques ?

Marc-Antoine Serra : Ça m’est difficile de répondre à cette question. Je ne me situe pas dans un travail « engagé » au sens traditionnel. Je ne signe aucun manifeste et j’ai du mal à m’exprimer sur ce sujet, mais il est évident que tout travail artistique s’inscrit dans le champ social. Il est vu, regardé, interprété et peut être utilisé de manière politique. En art, actuellement, « personne ne semble sortir les fusils », mais je sais que fabriquer des images n’est pas une chose innocente : il suffit de voir comment l’image devient un outil de propagande tel qu’on l’a connu de manière caricaturale entre les mains de pouvoirs totalitaires et encore aujourd’hui chez Daesh ou même au cours de la campagne électorale que nous abordons. Parce que j’ai été directeur artistique, quelques années, du magazine « Têtu », certains me cataloguent au rayon gay avec toutes ses luttes, et il y a sans doute dans mon regard sur le monde quelque chose de cet ordre. Mais j’essaie aussi de me poser des questions sur l’autre. C’est quoi un corps ? Il vient d’où ? Qu’est-ce qu’il dit ? Tout corps est un corps social. Jusque dans les poses, il raconte une histoire. On m’a reproché trop de beauté dans le choix des corps, et ce que dit Alain Guiraudie à propos de la représentation usuelle de la jeunesse et de la beauté des jeunes corps gays, lisses et plutôt blancs, me fait réfléchir. Tous mes modèles ne sont pas professionnels ni gays, et ils sont souvent liés à l’endroit où je vis, à la vie que je mène.

Dominique Cerf : Pour moi, tout est politique : la manière dont l’on décide de se nourrir, de mener sa sexualité et tout le reste, habiter le monde, son monde qui est celui de l’autre, des autres, celui que l’on partage. Je suis de plus une femme, sculpteur, sculptrice – rien que ce débat sur l’utilisation du féminin ou non en dit long. De l’état de cette société. J’ai écrit une sorte de manifeste féministe intitulé : « Qu’est -ce que je dois ». Ce texte cite toutes les femmes qui m’ont construite, habitée. La liste m’est personnelle et reste ouverte. Si quelques mots ou dessins peuvent faire mouche, pour une seule personne, cela me suffit. Je crois aux combats à mener, pour que les femmes ne soient plus seulement des sorcières.

L’atelier qui est l’espace de création plastique et poétique est également un lieu d’habitation. Comment habiter ce lieu ?

Dominique Cerf : Mon atelier, espace de création se situe au rez-de-chaussée de mon habitation. Cet espace global fait partie intégrante de mon travail. Ce lieu peut et doit être considéré comme une pièce essentielle à mon travail. Pièce que j’habite. Travail que j’habite. Le travail des sculptures plus imposantes était aussi des formes d’habitations, avec ouvertures, meurtrières, appel d’air. Il y a quelqu’un là-dedans, ouvrage publié grâce à Laurent Cauwet pour les éditions Al Dante/ Presses du réel, pose un postulat. J’espère bien que mon travail montre qu’il y a quelqu’un là-dedans. Même si ces sculptures ouvertes peuvent apparaître comme des forteresses vides dans le sens extrapolé de Bruno Bettelheim. Ma maison reste une cabane, en bois, fragile et tenace néanmoins, qui traverse l’espace et le temps. Cette maison est bien représentative de ma fragilité et de ma force. Cette habitation est une installation de vie.

Dans le travail vidéo, Nicolas Vermeulin, le texte occupe l’image dans des dispositifs où paradoxalement le texte s’efface le plus souvent dans la mise en place de procédés de disparition. Quelle est la nature de ces textes qui s’inscrivent à l’intérieur des images ? Quel est leur statut ? Quel rapport est entretenu dans le travail avec l’archivage ?

Nicolas Vermeulin : Ces textes ont plutôt une nature poétique, ils poussent là, protégés ils fabriquent l’écosystème. Je les cache dans des zones de l’image, des couches/épaisseurs ou dans le code. Lorsque je réalise mes deux tirages d’images, le fichier numérique contenant le texte (stéganographie) est enfoui. Là où d’habitude l’écrit est fait pour durer, ici sa présence est limitée dans le temps, sa fonction est de générer. Là où l’écrit est fait pour être lu, ici il est illisible, sauvage. Le livre objet (en édition d’artiste) va jouer avec ces brouillages, par exemple celui sur mon enfance, j’ai appliqué le même floutage au texte que celui que l’on ajoute sur les photographies de visages d’enfants (floue, 2014). J’entends par nature poétique, cette « destruction » nécessaire à la création d’écriture. Elle me sert également à déstructurer la linéarité. Cette mise en mots, lambeaux et débris (limites du mot), forment le « dépôt de fondation » (cette terre des possibles). Ils sont en tension, je veux dire par là que ce n’est pas que les mots et leurs limites qui m’intéressent mais aussi l’espace, le vide créé entre. On parle d’interaction. L’effacer est donc le mettre en évidence, ne retenir que la force de son absence. Toute action d’effacement crée une cohésion. Tout parle, même la façon dont les gens archivent sur les réseaux ou dans les poubelles (Pilonnage, 2019, words on cat – expérience avec une IA de reconnaissance 2015). Parfois, quelques mots restent visibles, les résistants, ils s’échappent ou luttent encore. J’ai une écriture poétique de niche. Je suis dans cette marge-là, cette zone des impossibles probables. Les effacements font partie de cette écologie, une forme d’incohérence aux yeux de certains, surtout dans ce contexte artistique. Par exemple, la revue ZeTMaG n’a jamais eu d’archives (ZeT fut inspiré de la lecture de TAZ de Hakim Bey). Et lorsque trace est nécessaire (tracts), lorsqu’il faut mettre ce système en déséquilibre, j’aime faire « appel » (Radical(e) – ZeTRACT et prochainement avec HORSTEXTE). Cela est peut-être contradictoire, mais j’assume cette perte d’adhérence. Et il faut bien prendre conscience que le contrat entre la société et l’artiste est rompu. Et arrive les cas où l’on délègue, on fait porter des choses, car quelque part nous n’arrivons plus à le faire, on partage, on divise la charge, on la repartit (le tirage). On fait porter et eux, ils chargent.

© Nicolas Vermeulin

Les modèles dans Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé sont des habitants de la ville de Marseille que l’on aperçoit sur certaines photographies et que l’on retrouve dans d’autres travaux (dans la vidéo Si Marseille est un étron, par exemple). La ville de Marseille est-elle de façon générale le motif et le moteur du travail photographique ? D’autre part, comment s’insère ce travail autour de Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé dans l’ensemble du parcours photographique ?

Marc-Antoine Serra : Après une longue absence (25 ans), j’ai choisi de revenir vivre à Marseille. Le choix de revenir dans cette ville était lié à celui de faire de la photographie, même si économiquement le choix était difficile. La ville de Marseille, puisque j’y vis (47 rue d’Aubagne), est nécessairement présente dans mon travail, mais je suis attentif à ce qu’elle ne fonctionne pas comme un décor avec tous les clichés qu’on lui attache. Je voudrais presque qu’elle soit là comme un personnage. Les corps que je photographie ne sont pas forcément nés à Marseille, ils sont de passage et la plupart essaient d’en partir. En ce sens, le titre de Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé pourrait illustrer cet empêchement. Peut-être que là-dedans, il y a une dimension politique. Il y a bien sûr la présence du « livre » qui donne le titre à l’exposition, et c’est la première fois que grâce aux éditions du Salon du Salon et à Philippe Munda je peux concevoir la fabrication d’un livre lié à mon travail, car jusqu’à présent je m’étais limité à l’auto-publication d’un fanzine : « Fanzine 47 ». Dans le numéro 2, qui vient de sortir, c’est Bruce Benderson qui par son texte légende les photographies.

Peut-on dire, Nicolas Vermeulin, que le travail mixmedia met au centre l’expérimentation ?

Nicolas Vermeulin : Oui, tout à fait, dans le sens où à chaque fois l’expérimentation est le résultat des interactions entre les éléments des possibles dans un environnement donné (une représentation, reformulation d’un biotope). Ces résultats sont visibles pendant des durées spécifiques. Et comme je l’indique à propos d’une des questions, nous sommes dans la dissipation, on ne crée pas d’énergie, on la transforme. L’expérimentation artistique est ce qui permet de réenclencher le dispositif. Je ne célèbre pas, je fais le deuil. Cet acte de créer sous toutes les formes possibles est activisme politique, une volonté de ne pas faire allégeance à cette culture. L’art sert souvent de soupape de sécurité, il met en forme, il est médiation jusqu’à propagande. Nous laissons donc traces des limites, des langages maintenant stratifiés. On continue encore à rêver de cette internationale des artistes (la série HORSTEXTE). Cette énergie est la constante qui l’anime, ce π ο ι ε ́ ω, cette matière noire.

Tes pratiques plastiques, Dominique Cerf, se développent autour de différents médiums et supports : sculpture, dessin ainsi que vidéo, photographie. Privilégies-tu certains domaines selon les périodes ? Comment se connectent ces pratiques ?

Dominique Cerf : Ces pratiques peuvent être parfois connectées entre elles : l’écriture dans le dessin, certaines vidéos projetées dans la sculpture. Il n’y a pas vraiment de règles. Certains espaces me donnent envie de photographier, de faire des photos-montages. Il y a peut-être des périodes liées à des saisons ou encore des voyages qui ouvrent à certains types de techniques. J’ai parfois besoin de m’enregistrer dans des espaces sensibles sans savoir comment je pourrai utiliser ces enregistrements. Ont été définis, en revanche, certains moments pour la réalisation de vidéos, de saynètes, car cela se fait entre ami(e)s et en famille, et plus particulièrement avec mon frère Bernard Cerf qui est réalisateur et avec qui je travaille depuis de nombreuses années (La chambre du cerf, le cerf dans tous ses états…).

Le travail de sculpture croise l’utilisation de matériaux de construction, le monde végétal et animal en particulier autour de colonnes ouvertes. Comment conçois-tu ton travail avec l’environnement, le monde extérieur ?

Dominique Cerf : Mes sculptures initiales utilisent toujours des matières végétales, des terres, elles se nourrissent de leur environnement, elles l’interprètent. Les ouvertures, les fragmentations et superpositions d’espaces qu’elles « incarnent » sont directement liées à l’espace dans lequel elles s’enracinent. Ces sculptures contiennent également des plantes, des arbres, plantes qui s’adaptent, croissent malgré les tensions, les enfermements – des animaux vivants et des leurres, des oiseaux, des poissons rouges. Tout cela à la fois dans une grande douceur et une forme de cruauté. La terre est souvent rouge. Puis, avec certains travaux photographiques, j’ai virtuellement inséré mes sculptures dans un espace existant. J’ai pris, par exemple, ce riad, ce derb à Marrakech, d’autres à Marseille avec le Monument aux morts des Armées d’Afrique et des terres lointaines, l’église Saint-Laurent, le centre pénitentiaire des Baumettes. Avec cette photographie, cette construction, j’ ai donné quelque chose à regarder sans pour autant placer physiquement ma sculpture. Cette sculpture placée aussi bien dans des jardins, des parcs, des intérieurs joue sur l’environnement qui l’entoure, en crée un nouveau. La construction va avec la destruction, le fragile avec le solide, la structure avec le déséquilibre. Une sculpture proche de l’état du monde. Une sculpture qui parle du poids du monde.

© Dominique Cerf

Quels sont vos projets ?

Dominique Cerf : En projet, donc, un fanzine qui relierait un travail plastique et un travail poétique, littéraire. Poursuivre à la fois l’écriture, la vidéo, travailler d’autres matériaux, comme le goudron, la cire ou encore le son, créer davantage de pièces sonores. Etre à la fois à la marge de la marge et dedans. Poursuivre mes expérimentations. Portrait filmé prévu avec BoiSakré Productions. Expositions. Voyages. Tenir. Durer. Habiter.

Nicolas Vermeulin : Actuellement, il y a deux projets en cours d’édition (à différents stades d’avancement) : Crash Memory, un projet texte/image avec des interventions de Liliane Giraudon et Mara Laloux qui doit sortir chez un éditeur suisse, et le projet HorsTexte, une série en édition d’artiste en tirage limité avec des photographes et des auteur.e.s (collectif temporaire ZeT). Il y a aussi des propositions qui me tiennent à cœur, une scénographie de Danse avec mots (danse contemporaine), un site web public pour faire la peau aux images (sujet à contrepied de la tendance d’accumulation actuelle, un projet avec Joachim Séné), une performance poétique et vidéo avec les textes de mes amies pour « où commence la nuit » que je désire faire à Marseille, une web série en 20 épisodes de « mes_sages », la publication de deux recueils expérimentaux, une pièce de théâtre plurimedia glitchée (une variante de Crash Memory), et enfin continuer la création et la diffusion des tracts, des images. Et au-dessus de la pile, le projet principal, continuer ces travaux en toute liberté et indépendance en les finançant par la vente de mes productions.

Marc-Antoine Serra : J’ai plusieurs projets sous forme de « to do list ». Je n’aime pas en parler avant leur sortie car ils évoluent tout le temps, se construisent petit à petit pour prendre forme au moment de la réalisation. En vrac, j’ai un projet de film muet à partir d’un bagne pour enfants qui a existé sur une île pas très loin de Marseille. Ce projet est en collaboration avec le plasticien Florent Groc mais nous recherchons des financements. Je continue « Fanzine 47 » et parmi les écrivains qui interviendront dans les prochains numéros, il y aura Todd Shepard, Vincent Broqua, Hubert Colas (côté image, je suis à la recherche d’un troisième modèle que je n’ai pas encore trouvé). J’ai aussi un projet d’édition sous forme de tabloïd qui pourrait s’articuler à une nouvelle exposition.

Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé, exposition de Marc-Antoine Serra, Salon du salon, Marseille (DR)

Le site de Dominique Cerf. La page Facebook de Nicolas Vermeulin. Le site de Marc-Antoine Serra.