Les Mains dans les poches : Fanny Taillandier, Par les écrans du monde

Fanny Taillandier, Par les écrans du monde © éditions Points

« Tôt ou tard, tout devient télévision », écrivait J. G. Ballard, en épigraphe de Par les écrans du monde de Fanny Taillandier, qui vient de paraître en poche aux éditions Points. Tout semble désormais créé pour être vu, selon les règles d’une culture du spectacle, d’une mise en images et d’une spécularité discursive généralisée dont le 11 septembre aura été l’acmé.

« Le soleil envahit le ciel de l’Amérique.
Le ciel est d’une pureté incroyable »

Fanny Taillandier n’est bien sûr pas la première à s’attaquer au sujet du 9/11 et il serait même impossible de lister les récits qui se sont penchés, avec des réussites contrastées, sur la chute des deux tours du World Trade Center, une matinée ensoleillée de septembre 2001, avec ce « bleu qui teinte tout comme un filtre ». Mais son point de vue, entretenant des liens fondamentaux avec les deux premiers textes publiés — Les Confessions du monstre (2013) et Les États et empires du lotissement grand siècle (2016) — n’est ni descriptif ni hagiographique ni pleinement documentaire ni totalement fictionnel. C’est un roman critique, se saisissant de l’histoire pour en creuser la complexité inextricable, s’emparant d’une énigme fondamentale pour en exposer (au sens le plus photographique du terme) le punctum obstinément défectif.

La singularité de Par les écrans du monde est donc de s’édifier depuis une double distance, temporelle comme géographique, depuis cette mention d’une sourate faisant du récit la mise en fiction de l’étymologie duelle du mot (mur de pierres et ligne écrite) et dans une saisie qui est non seulement celle du spectaculaire mais celle du « hors champ », titre du premier chapitre et leitmotiv de la prose, selon un rapport double lui aussi à l’événement, documentaire et fictionnel. Chaque fondation du récit est duelle, mise en place d’une tension narrative que Fanny Taillandier maîtrise de bout en bout, avec une acuité sidérante, puisque « parmi les ruines, dépouilles flamboyantes d’un nouveau monde perdu, naît le besoin de rendre compte » (Les États et Empires du lotissement Grand Siècle).

 

Par les écrans du monde commence dans un hors lieu et hors champ puisqu’aucun film n’a enregistré cette scène (seul l’imaginaire échapperait-il encore au contrôle vidéo ?), même si la porte-fenêtre propose un « cadre » faisant du paysage une « photo peinte » au bord d’un lac proche de Détroit. Un homme annonce par téléphone à sa fille puis à son fils qu’il va mourir. Le roman débute sous le double signe d’une fin annoncée et d’une perfection des lignes qui contribue au tragique de l’ensemble. « Pureté incroyable » du « ciel bleu et uni » sur l’Amérique, puis « trajectoire presque parfaitement horizontale » des deux avions vers la tour de droite puis celle de gauche de ce WTC qui incarne lui aussi un système « raffiné jusqu’à atteindre une forme de perfection », les forces de production et de consommation rassemblées dans un lieu qui est tout autant un centre commercial que l’un des poumons du capitalisme mondial.

Les deux récits se juxtaposent, réel et fiction entrent en collision : les caméras de surveillance du mall enregistrent l’arrivée d’une femme, Lucy, qui marche vers son travail, tour Sud, 102ème étage. Elle est la fille de cet homme qui a fait ses adieux par téléphone le matin même, l’homme du passé, du Michigan berceau d’un système, du siècle de Ford. En ce 11 septembre, quelque chose va mourir, nos certitudes occidentales de maîtrise du chaos.

« Nous sommes le 11 septembre 2001 et nous avons appris depuis longtemps à considérer les images comme les facettes d’un monde cohérent »

Tout est enregistré : les piétons, dont Lucy, dans la galerie commerciale souterraine, la boule de feu, intérieur comme extérieur, tout est si atrocement photogénique. L’attentat est magistral, « le monde est une immense machine à produire des images et nous nous nourrissons des images de celui-ci ». Les deux tours s’effondrent, nous sommes rivés à nos écrans, devant cet « alphabet hiératique » d’images « carambolées », « avions, tours, verticale, horizontal, ciel, feu, ruines, ville ». Nous ne comprenons rien, nous regardons. Nous voyons l’impensable, nous regardons ce qui dépasse l’entendement et déroule son film parfait sous nos yeux sidérés. Les images « lumineuses et absurdes » passent en boucle, infinie et vaine répétition, « le temps est aboli par boucles alternées » : « nous ne voyons rien ».

Tout est pure surface, rien ne « s’incarne » : toujours pas de corps, juste la certitude du chaos sous les ruines, pas encore de coupables, pas de rationalisation puisque tout échappe (comment ? pourquoi ? qui ?). Seuls événements, ces images ressassant le chaos, « toujours les mêmes images, lumineuses et absurdes, deux fois lumineuses, deux fois absurdes, catastrophes sans corps. Il nous faudrait pourtant que tout cela s’incarne ». C’est au récit qu’il reviendra bien sûr d’incarner le « labyrinthe en ruines », fil d’Ariane fragile tissant les fragments du monde, les images décousues, le réel et sa fiction en direct live sur tous les écrans du monde. Contre le scénario du spectacle, la fiction romanesque, entée sur les documents et archives (ruines du moment), sur ces choses vues, sur l’épars (les cadavres, les morceaux du WTC comme de nos consciences en ruines), sur l’émiettement même du réel, puisque les « images incompréhensibles » s’étendent encore, se disséminent, après New York, l’aéroport de Boston.

« Quelque chose qui aille dans le sens d’un récit cohérent »

Boston, donc, autre point fixe dans l’étoilement du territoire romanesque, Boston où travaille William le fils de l’homme en incipit disant adieu au monde, Boston d’où sont partis les vols AA11 et UA175, le premier vers la tour Nord, le second vers la tour Sud. Deux autres vols ont décollé de Newark et Dulles. Un bout du Pentagone brûle, un avion va s’écraser après rébellion de ses passagers, le récit se déroule, on n’y comprend rien, tout semble être co-errant depuis un centre invisible. À Boston on s’affaire, on regarde les listes d’embarquement et soudain, un nom, Mohammed Atta, un autre point sur la carte, l’Égypte. « À partir de là, tout va très vite. Car nous avons besoin de voir se construire, pour contrer l’invasion générale de la poussière sur ces images parfaites et pourtant incompréhensibles, quelque chose qui aille dans le sens d’un récit cohérent ; au moins, dans un premier temps, l’ébauche d’un scénario et donc d’un personnage, l’épure d’une identité, une généalogie certes obscure, mais qui aura du moins le mérite d’asseoir un tout petit peu dans le réel ».

Depuis ce nom révélé, Par les écrans du monde se scinde, mise en regard comme en tension de trois récits : celui de Lucy et William, acteurs fictionnels du drame, figurations romanesques de l’événement ; celui du monde dans et par l’image, brut, faussement factuel, totalement sidérant, frontalement face à nous, spectateurs impuissants d’une machinerie qui dépasse l’entendement ; et celui d’Atta, dont le nom viendra figurer le moment, récit de vie et biographie fictionnelle de l’homme supposé origine du chaos. Le pire, pour l’Agent spécial menant l’enquête serait que « le monde (ce qu’il appelle : le monde) ne devienne inversement l’image parfaite de la catastrophe, réfractée exponentiellement sur toutes les chaînes ». Ce sera désormais récit contre récit, storytelling général, commentaires vides sur les chaînes TV, discours gouvernementaux, revendications, hypothèses et « chronique des présages demeurés muets », déclarations et témoignages de témoins de l’invisible (tu n’as rien vu à New York, pas plus qu’à Hiroshima)… et contre ce chaos de discours et paroles gelées sur l’instant invisible (lui-même composé d’images toutes plus invisibles de chaos multiples), quand « le réel n’est alors qu’une option parmi d’autres », le roman dans sa puissance d’affirmation de l’ineffable, d’incarnation de l’invisible.

« Le présent n’était pas lisible — peut-être parce que personne ne cherchait à le lire »

Par les écrans du monde définit, en creux dans la chair fragmentée du texte, le roman dans sa capacité à questionner ce qui est là, non articulé et paradoxalement surexposé, à mettre en tension le réel et ses fictions, à interroger tous les modes discursifs de domination du monde — les cartes qui construisent « pour le pouvoir et les sujets, l’illusion d’un contrôle absolu », les discours officielles et ceux dont tous nous parons nos incertitudes, « c’est symbole contre symbole, métaphore contre métaphore ».

Contre la cohérence artificielle que construit peu à peu le post-11 septembre, le roman décentre, fragmente, dit le puzzle des histoires mondiales (américaine, occidentale, orientale, (post)coloniale), il réintroduit le pluriel, conteste « cette illusion du tout-visible », juxtapose les discours, sans surplomb, sans le confort du regard rétrospectif qui viendrait tout expliquer ou légitimer. Non, nous n’avions rien prévu, Lucy travaille pourtant dans le calcul des risques pour une compagnie d’assurances (comme le personnage de Nathaniel Rich dans Paris sur l’avenir), les services de renseignement n’ont rien voulu entendre ou voir. Ce sont donc tous les paradoxes de notre siècle du contrôle, de la transparence, de l’interprétation, d’un devenir mathématique et algorithmique du monde qui sont confrontés à leur aporie, l’aveuglement « non par obscurité mais par saturation de lumière ». Tout est documenté, tout est filmé, rien n’est vu ou compris. Au roman de prendre en charge ces « épopées rhizomes » de nos modernités, la carte et son calque, d’être cette « expérience » extrême en un « réseau de récits qui s’articulent » sur nos territoires géographiques, télévisés et mentaux.

Sans doute Par les écrans du monde donne-t-il l’échelle de sa carte à travers une image obsédante, celle de la pyramide : « Agencer les témoignages, les sources, les empiler à l’équerre, tenter de reconstruire le plan inconnu de la pyramide, qui toujours dérobe son centre et se dresse comme une énigme ; on ignore comment cela a pu être conçu, et pourtant cela tient, tourné vers le ciel ». L’image était déjà présente dans Les États et empires du lotissement grand siècle : « l’effet recherché par l’architecture continue de se produire, mais le plan général nous est aussi mystérieux que celui des pyramides ». Les pyramides modernes s’écroulent, « ces ruines sont virtuelles : creuses et légères comme l’avenir ». Le récit pyramide demeure, interrogeant l’énigme dans ses contradictions têtues : « Rien de sûr, tout de possible ».

CM

Johan Faerber. Ma première question portera sur la genèse de Par les écrans du monde : comment est née en vous l’idée d’écrire sur les attentats du 11 septembre 2001, au moment où, dites-vous, « le XXIe siècle ne fait que commencer » ? A l’instar de Don DeLillo dans L’homme qui tombe, s’agissait-il pour vous d’écrire à partir d’une scène ou plus particulièrement d’une image précise, celle des avions entrant successivement dans les tours, comme pour interroger « l’alliance de la technologie et du réseau mondial (qui) ont rendu les catastrophes extrêmement photogéniques » ? S’agissait-il pour vous d’entrer en résonance avec notre présent le plus immédiat ?

Dès leur apparition, les images de cet attentat ont frappé l’adolescente que j’étais (et qui ne savait rien des Twin Towers, nées pour moi le jour de leur mort). Elles sont composées d’une façon très rigoureuse (horizontalité, verticalité, noir, bleu, blanc), et en même temps elles représentent quelque chose d’insensé, ces avions de ligne qui se précipitent droit dans des gratte-ciels. Soudain l’apothéose de la modernité qui s’autodétruit. J’y suis revenue à divers moments, et cela fait des années que je me documente sur ce qui s’est passé ce jour-là, sur les forces en présence, même si je n’ai eu l’idée de ce roman que bien plus tard. Cet événement a ceci de remarquable qu’il a presque aussitôt engendré des explications contradictoires – version officielle contre théories conspirationnistes variées. A l’époque des faits, Internet n’avait pas encore l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui, mais c’est le premier événement mondialement diffusé qui ait aussi été répercuté sur ce medium. En cela, il est peut-être le modèle de tout ce qui a eu lieu depuis, où les explications multiples, les mises en doute ou en question arrivent en même temps que les images elles-mêmes.

Quelques années plus tard, j’ai étudié l’histoire contemporaine du Proche et du Moyen-Orient et j’ai aussi découvert que cet attentat s’inscrivait dans l’histoire plus longue de la métamorphose de l’impérialisme au cours du XXe siècle, et de la métamorphose d’une partie des luttes anticoloniales. En infligeant une défaite symbolique très lourde aux États-Unis de George W. Bush, il a marqué aussi un tournant dans l’historiographie, même si celle-ci reste en grande partie à faire. Le terrorisme, s’attaquant à des symboles, a toujours été l’un des moyens de ce que les stratèges appellent « guerre asymétrique », mais c’est bien le 11/9 qui lui a donné, via son ampleur et sa médiatisation, sa force actuelle, qui est celle de l’image.

Écrire sur ces images était donc à la fois un moyen de les circonscrire et de les déplier. Il me fallait leur donner sens – les relier au monde qui est le nôtre.

S’agissant toujours de la genèse et de la préparation du roman, il apparaît également, à lire votre documentation bibliographique qui rassemble aussi bien des essais d’anthropologie que des rapports de la CIA, que Par les écrans du monde s’impose comme un récit s’originant dans une réflexion critique sur la puissance du 11 septembre à hanter nos images. Comment avez-vous ainsi procédé dans votre restitution du 11 septembre ? En quoi les essais philosophiques ont-ils pu nourrir la puissance romanesque de votre évocation ?

Il s’agissait toujours pour moi de relier. La vulgate a fait du 11 septembre l’équivalent d’un cataclysme – punition quasi divine pour les uns, tragédie non moins infernale pour les autres. Cette vulgate a servi des idéologies contradictoires en fonction des lieux où elle était reçue, mais elle a masqué, dès le départ, le fait que cet attentat s’inscrit dans l’histoire longue – celles des guerres, celles des morts, mais aussi celles des images elles-mêmes. Alors que la Guerre froide avait servi de creuset pour l’analyse critique de la propagande par l’image, de part et d’autre du Rideau de fer, le « nouveau monde », comme disait Bush père, qui lui a succédé a subitement perdu cet outil de réflexion critique. Personne n’a repris le flambeau, dans les années 1990, de la tradition situationniste ou de la réflexion deleuzienne sur l’image, ou du moins ce sujet est passé à l’ombre. Pourtant, par exemple, l’apparition de CNN a bouleversé la façon de faire la guerre, puisque celle-ci était retransmise en direct. L’État-major a cherché à en tirer parti dès le début. Il était important pour moi de replacer ces images particulières dans cette réflexion plus générale sur le lien entre images et pouvoir. Peut-être parce que, c’est selon moi la force de cet attentat parmi tous les autres, leur puissance de sidération est inégalée, et qu’il me fallait déplier cette sidération, dont Baudrillard a dit que face à elle, aucune représentation ne tenait plus. J’avais envie de lui donner tort en même temps que raison.

Pour entrer à présent dans le cœur de votre récit, il faut d’emblée dire que si les événements contés sont ceux des attentats du 11 septembre à New York à travers notamment les images qui sont parvenues alors sur les écrans de télévision du monde entier, Par les écrans du monde présente, dans cette histoire collective, les destins croisés et plus intimes de trois personnages. Il y a, tout d’abord, Lucy, une jeune et brillante employée au World Trade Center qui va se retrouver dans les sous-sols des tours jumelles quand elles s’écroulent ; William, son frère, qui, vétéran de l’U.S. Air Force, est chargé de la sécurité aérienne ; et enfin, un des terroristes, Mohammed Atta depuis son enfance au Caire jusqu’à son embarquement sans retour à l’aéroport de Boston.
Ma question sera la suivante : en quoi vous paraissait-il important de tracer, au cœur d’une histoire collective, l’histoire de ces trois individus, aussi dissemblables soient-ils ? S’agissait-il pour vous d’incarner plus profondément par ces personnages un événement qui paraît irréel à force de sidération ? La fiction constitue-t-elle pour vous une modalité de la connaissance ?

La fiction est absolument une modalité de connaissance, depuis le mythe jusqu’aux histoires drôles – plus précisément, le récit. Le récit dévoile ce que les images ne permettent pas : il repose sur des liens causaux, des généalogies, des mises en relation entre l’individuel et le collectif, entre les affects et les systèmes de valeur. Évoquer des individus permet de les confronter à un ordre du monde qui, tel quel, est inaccessible.

L’échelle humaine est totalement abolie dans le film du 11/9 et dans ses conséquences. C’est trop vaste, trop lointain, trop opaque, on ne peut rien en ressentir. Il me fallait repartir de là, de l’individu, avec ses ignorances, ses certitudes, et la large part du doute entre les deux.

Le choix de ces trois personnages permettait d’interroger les faits de points de vue opposés les uns aux autres, mais en les maintenant dans cette conscience humaine. Il s’agissait aussi, en mettant sur le même plan strictement intime ces trois individus antagonistes au niveau politique, de couper court à toute partition idéologique débilitante reposant sur une altérité radicale – le terroriste comme monstre, la victime comme métonymie de la civilisation meurtrie, etc.

A chaque attentat, cette dichotomie nous est resservie jusqu’à la nausée, alors qu’elle masque la réalité humaine : qu’on a tous en nous la capacité du bien et du mal, de la construction comme de la destruction. Atta était architecte et il a fini par raser les tours. William, guerrier au service de son pays, qui finalement le remet en cause. Et Lucy, pleine d’une bonne conscience qu’on pourrait dire « d’intellectuelle de gauche » qui en fait travaille pour la grande finance mondiale, dont ce n’est pas le lieu de rappeler la nocivité partout où elle intervient dans les affaires collectives. Lorsqu’on fait l’effort de descendre au point de vue humain, tout est toujours moins simple qu’on aimerait le croire. C’est ce qui m’intéresse.

Plus profondément, s’agissant toujours de ces différents trajets individuels au cœur de la catastrophe unanime, Par les écrans du monde paraît débuter au moment où l’image fait défaut. Tout semble commencer au moment où, au milieu de la saturation des images, une image vient pourtant à manquer comme le soulignent des formules telles que « faute de film » ou encore « hors champ ».
Ma question sera alors la suivante : pour vous, en dépit du règne de nos jours d’un hyper-image, en quoi est-il important que le roman s’ouvre au moment du hors champ, là où la fiction prend le relais ? Serait-ce incidemment un défi au fait, comme le soutient Hakim Bey et comme vous le rappelez, que de nos jours tout est visible ?

Hakim Bey soutient que tout est prétendu visible – mais que c’est une illusion. Nous baignons peut-être dans une civilisation de l’image, mais cela n’étanche pas notre soif de récit. Parce que, c’est bien simple, l’image ne peut pas raconter, elle ne peut pas expliquer – elle ne peut construire de sens que là où elle représente. Ce qui sort du champ, du cadre, n’existe pas. C’est là sa magie propre et tout à la fois sa plus grande limite. Dans le cas de l’événement en direct à la télévision, tout passe par des écrans – ce qui montre et ce qui cache à la fois, ce qui fait écran. Le roman propose l’inverse : pas d’image, mais une capacité illimitée de généalogies, de mises en relation, d’échos inattendus. Le roman vit du hors-champ, des « choses cachées depuis le commencement du monde », pour reprendre l’expression de René Girard. Et cela ne peut disparaître au profit de l’image, puisque l’image ne peut pas y aller, à cet endroit-là.

On le comprend aux dernières questions posées que Par les écrans du monde se présente sans doute comme un « roman-essai » à l’instar de votre précédent roman, Les États et Empires du lotissement Grand Siècle paru en 2016 et qui a reçu le prix Fénéon, puisque vous en venez à avancer pour synonyme de votre récit « (disons l’enquête) ».
Seriez-vous ainsi d’accord avec l’idée de qualifier votre récit-enquête de « roman critique » ou aussi bien de « roman essai », comme votre précédent ouvrage, tant il apparaît que pour vous une histoire ne peut se dire sans réflexion critique mais qu’inversement, aucune réflexion critique ne peut se dispenser d’une mise en intrigue qui en fore la connaissance ? En quoi le roman doit-il peut-être répondre de nos jours d’une pluralité générique, croisant roman et critique, porté par une phrase toujours biface ou plutôt se donner comme a-générique, comme l’hypergenre de la connaissance ?

Je ne suis pas très à l’aise avec les définitions théoriques, mais pour moi, ce qu’il y a de bien avec le roman, c’est qu’il a toujours été le genre sans règles. On peut lui accoler tous les adjectifs que l’on veut et y faire entrer tous les types de narration que l’on souhaite, tant qu’on reste dans quelque chose qui nourrit la lecture – pensée, imagination, sentiment. L’autre chose qu’il y a de bien avec le roman, c’est qu’on y est aujourd’hui d’autant plus libre qu’il ne s’agit plus du genre artistique dominant. Ainsi il me semble que les lecteurs de roman, pour être moins nombreux, y cherchent davantage qu’un sentiment de confort et de reconnaissance. Il peut être ce qui bouscule.

La croyance, l’hypothèse, mais aussi le rire ou le sentiment me semblent plus à même d’éclairer le monde que les ratiocinations théoriques et les connecteurs logiques. Du coup, je suis débarrassée de toute prétention à la vérité factuelle – et d’ailleurs, je me plais à penser que j’ai peut-être écrit un livre sur le 11/9 qui sera totalement illisible dans trente ans, parce que d’ici là on aura appris que « la version officielle » n’était qu’un tissu de mensonges. Mais peut-être qu’une vérité humaine continuera d’y être valable. Je l’espère.

Dans ce même double mouvement où essai et roman se mêlent étroitement, un autre trait remarquable de votre roman, déjà présent dans vos précédents récits, consiste à multiplier les structures duelles jusque dans l’histoire même : frère et sœur, Lucy et William s’opposent idéologiquement ; éprise de rationalité et obsédée par la marge d’erreur, Lucy finit sous les gravats du World Trade Center et fréquente Fred, un altermondialiste ; William, vétéran de guerre, vit sous l’empire du traumatisme et devient incapable bientôt de la moindre action ; et enfin Mohammed Atta, étudiant en architecture, va détruire parmi les plus hauts bâtiments du monde. S’agissait-il ici pour vous ici de poursuivre incidemment votre réflexion sur l’image en interrogeant là encore l’image que chacun projette de soi à l’extérieur ? En quoi le fait que chacun échappe à son image s’impose pour vous comme un outil dynamique aussi bien narratif que réflexif ?

C’est peut-être, plus simplement, que je crois que nous sommes fondamentalement contradictoires. La prise en charge de cette contradiction se fait par les croyances. Chacun des personnages est aux prises avec ce qu’il croit : le patriotisme, la religion, les sciences mathématiques sont autant de dogmes qui permettent de donner sens au chaos que nous sommes. Je suis convaincue que nous ne pouvons vivre sans un système, mi fiction, mi réel, qui nous aide à donner sens au chaos de nos vies intérieures. Notre esprit français contemporain a tendance à passer la question spirituelle sous silence, mais elle reste fondamentale pour chaque humain (je suis assez convaincue d’ailleurs que c’est ce qui nous fait différents des poules ou des poissons, encore que j’ignore tout de leur vie intérieure). C’est aussi un roman empreint d’une certaine foi.

De la même manière, au cœur de cette réflexion que vous engagez sur les images, diriez-vous de votre roman qu’il cherche à opposer des images non-vues (celles de Mohammed Atta par exemple, sa jeunesse, son parcours depuis Hambourg) à des images beaucoup trop vues ou encore à des clichés ? L’écriture doit-elle alors à son tour engager une guerre des images ou bien plutôt, loin de la fureur, dénoncer ou encore « contrer l’invasion générale de la poussière sur ces images parfaites et pourtant incompréhensibles » comme vous le dites ? En quoi, selon vous, Par les écrans du monde offre-t-il une lecture politique du monde depuis un questionnement de l’image ?

Le pouvoir de représenter par l’image est historiquement le pouvoir des dominants : portraits, scènes d’histoire, cartographie du territoire. En cela, d’ailleurs, l’attentat du 11/9 est une énorme victoire pour ses commanditaires, puisqu’ils ont produit l’image qui restera des faits et qu’ils en ont donc, d’une certaine façon, capté la puissance.

Je ne saurais pas dire si ce roman offre une lecture politique du monde ; ce qui est certain, c’est que sans doute mes convictions s’y retrouvent, parmi lesquelles le fait qu’il n’est pas de position politique individuelle qui ne se construise à partir d’une expérience du monde, et des rapports de domination qui le régissent. Les discours conquérants se donnent pour autre chose que des rapports de domination : les dominants expliquent toujours à ceux qu’ils veulent dominer que c’est pour leur bien (je pense que chacun ici trouvera des exemples à la pelle dans sa propre expérience).

Un des attraits les plus remarquables de votre roman est votre attention au parcours de l’un des kamikazes du 11 septembre, Mohammed Atta, depuis son enfance et son adolescence au Caire jusqu’à son impossible intégration à Hambourg puis sa lente mutation, sa disparition programmée, un matin à l’aéroport de Boston. Pourquoi avoir choisi de vous concentrer en particulier sur son trajet ? S’agissait-il pour vous de vous intéresser au devenir image du kamikaze tel quel Laurent de Sutter a pu le mettre en évidence dans sa Théorie du kamikaze selon laquelle, il a notamment pu dire, que « le kamikaze est un être médiatique » ?

Atta est le seul de mes personnages dont la trame soit fondée sur les faits – plus exactement, sur les faits tels que la CIA les a reconstitués. Le rapport d’enquête de la CIA donne une courte biographie des membres du commando dont je me suis servie comme d’une base narrative. Mais peut-être que tout a été inventé par un rond-de-cuir du renseignement, c’est possible, et j’ai trouvé l’hypothèse séduisante. Son parcours est celui de milliers de gens à travers le monde : la connaissance, l’exil, la solitude, l’espoir – sauf que lui brutalement s’est tourné vers le vide.

Atta devient peut-être image, mais ce qui m’intéressait, à l’inverse, c’est d’explorer ce long travail qui consiste à s’annihiler dans un projet qui repose sur la disparition corps et âme. Comment en vient-on là ? Comment la foi peut-elle amener à la destruction ? Le kamikaze fait insulte à la vie. J’avais envie de le ramener vers elle, vers cette condition qui est la nôtre de souffrir de notre imperfection alors même que la perfection nous est hors d’atteinte. Ce sentiment que Pascal considérait comme l’une des preuves de l’existence de Dieu – et je suis d’accord avec lui.

Votre réflexion sur l’image si elle renvoie à une investigation anthropologique ne peut également manquer d’évoquer une démarche cinématographique, celle d’une modernité qui débute avec Godard et ses images justes, résonne avec Blow Up d’Antonioni et passe chez Brian De Palma avec Redacted sur la guerre en Irak notamment. Faire du cinéma pour ces cinéastes consiste à non pas à produire des images mais à montrer des images : comme l’a notamment dit Serge Daney, ce cinéma relève d’une pédagogie de l’image. Diriez-vous que semblablement que Par les écrans du monde répond d’une pédagogie de l’image héritée du cinéma ?

C’est très flatteur de donner de telles parentés à mon roman ! Il est certain que ces cinéastes travaillent sur l’image comme pré-existante, et en cela on peut dire que j’ai fait la même chose. Les écrans du monde, ce sont bien sûr les télés, mais aussi la vidéosurveillance, les ordinateurs qui compilent du data sur nous autres sans même que nous nous en rendions compte, cet enregistrement permanent du réel qui finit par le dupliquer instantanément sous forme de millions de pixels désarticulés. L’art cinématographique vient mettre en ordre tout cela, donner sens. En littérature, on ne montre pas, on nomme. L’outil reste les mots. Et dans cette perspective mes références étaient plutôt du côté d’Ellroy, Palaniuk, DeLillo aussi en partie, et puis Dos Passos et Roth. C’était le corpus américain auquel je me suis confrontée en écrivant, parce qu’il s’agissait aussi, à la marge, de questionner la mythologie américaine en la réactualisant à partir de ce camouflet du 11 septembre.

Pour clore la série de questions sur le cinéma, j’aurais aimé savoir comment vous avez concrètement composé votre roman qui agence, on l’a vu, différentes histoires, différents extraits de documents ou différentes cartes. Avez-vous emprunté l’alternance des histoires à un art cinématographique du montage agençant différentes images ? Pourrait-on à ce titre comme Daney le faisait à propos des Histoire(s) du cinéma d’un art du montrage plus que du montage ?

Je dirais plutôt que l’enjeu pour moi était de tisser ensemble les histoires pour en gommer les antagonismes prétendus. Dans les différentes trajectoires des personnages, dans leur univers propre, il y avait des éléments qui faisaient écho aux autres. Les chapitres du livre trament ensemble les narrations autour des thèmes communs qui ont émergé de ces échos : la cartographie, l’exil, la foi, les récits communs… Quand on place ces thèmes les uns à la suite des autres apparaît une toute autre histoire du 11/9 que celle que l’on croit connaître. Il s’agissait donc peut-être plus de superposer en transparence les images, pour en discerner les lignes de force, que de les monter successivement.

Ma dernière question voudrait porter sur une question qui vous est propre depuis Les États et Empires du lotissement Grand Siècle, celle de l’utopie. Si dans ce dernier ouvrage le lotissement représentait aussi bien une utopie, on retrouve dans Par les écrans du monde l’association entre utopie sociale d’une part et fuite vers un autre horizon de l’autre, à travers la télé de Fred mais aussi le parcours de Mohammed Atta.
En quoi, pour vous, l’utopie, est-ce d’abord paradoxalement la fuite ? Enfin, dans les utopies que vous décrivez, les émancipations impossibles se donnent toutes sous la double figure conjointe, presque borgésienne, du labyrinthe et des ruines : tout ce qui a pu être moderne devient désormais une ruine absolue et lointaine. Diriez-vous ainsi que votre œuvre est comme guidée par une certaine archéologie de notre modernité, urbaine et critique ?

L’utopie n’est pas pour moi une fuite mais plutôt un point de fuite, comme en dessin : ce vers quoi convergent les lignes pour donner une perspective. Nous en avons besoin. Mais comme en dessin, ce point est inaccessible, il n’est que théorique ; on se méprend à vouloir le réaliser je crois. D’ailleurs les utopies réelles tournent assez vite au vinaigre.

J’aime beaucoup l’idée d’archéologie, en effet. La modernité a transformé le monde sensible. Maintenant qu’elle est finie, elle laisse des ruines partout, des ruines déchets, qu’on ne peut réutiliser. Alors peut-être qu’on peut à tout le moins les ramasser comme des témoins muets d’un état du monde. Les romans sont là pour leur donner voix.

Fanny Taillandier, Par les écrans du monde, éditions Points, août 2021, 264 p., 7 € 40 — Lire un extrait