Constellation de printemps (6): Échanges et portraits

© Alix Rosset

1.Dans son Abécédaire, Gilles Deleuze précise qu’“écrire, c’est toujours devenir quelque chose […], c’est témoigner pour la vie, c’est bégayer dans la langue.” Écrire sur son enfance (comme sur n’importe quel autre épisode de sa vie) suppose de “sortir de la petite affaire privée.” On suit son devenir-enfant, non en se mettant dans la peau de l’enfant qu’on n’est plus, mais, comme l’a fait par exemple Nathalie Sarraute, en inventant “une enfance du monde.” Écrire, c’est faire un certain usage des mots, mais pas seulement. La bande dessinée peut devenir écriture, au sens où l’entend Deleuze. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour qui s’aventure vraiment dans cette forme, l’entretenant, la renouvelant, à chaque essai, comme c’est le cas de Vincent Vanoli, dont on reconnaît instantanément, à chaque page, la signature, depuis son premier ouvrage publié (Jean-Pierre, chez Futuropolis, en 1989), tout en étant à chaque fois surpris. La Grimace, son nouveau livre à L’Association, deux ans après Simirniakov, s’ouvre avec cette phrase étonnante : “Si mes souvenirs de ce temps-là sont si incertains, c’est parce que j’étais alors trop occupé à faire face à LA GRIMACE.”

Né à Longwy en 1966, Vanoli a connu le temps où la sidérurgie dans le bassin Lorrain s’est trouvée en crise. On se souvient de Raymond Barre, de son “plan de restructuration” à la fin des années 1970, des innombrables pertes d’emploi qui en ont été la conséquence, notamment à Longwy, et des émeutes qui ont suivi – l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 n’ayant guère permis à la situation de s’améliorer. Depuis, une grande partie de la population active de la ville est partie travailler au Luxembourg, un des deux états frontaliers (avec la Belgique). Dans sa postface, Vanoli insiste sur l’emprise des “événements” sur le souvenir : comment la liquidation de la sidérurgie s’est gravée en lui (alors qu’il avait entre 9 et 15 ans de 1975 à 1981). Une table rase qui demandait au dessinateur de reconstruire le disparu sans pour autant s’appliquer à en décalquer une reconstitution. Il y a du gris dans le souvenir, comme dans les pages de La Grimace. Dans un entretien publié par La Lettre électronique de L’Association, Vincent Vanoli nous éclaire sur le déroulé concret de son projet : “Une histoire sur l’enfance, c’est toujours plus basé sur la perception du réel vécu tel qu’il a été altéré par le temps et par les effets d’arrangements, fabriqués par l’âge. […] Au fur et à mesure que j’avançais dans les pages, je me suis aperçu que le contexte socio-économique était très présent. Et c’est venu naturellement, ce parallèle entre la grimace dont je me sers pour traduire que j’avais du mal à accepter certaines évidences (la sociabilité obligée en particulier) et la grimace des ouvriers, d’une région, devant l’évidence d’une réalité économique implacable. Cette grimace, il faut pouvoir la digérer pourtant, elle est la grimace de n’importe quel être qui découvre que le monde n’est pas si stable, et la réponse que l’on trouve à ce moment-là pour résister à ça, pour trouver comment l’accepter, par l’intermédiaire de quelque moyen que ce soit, nous définira pour la vie entière.”

Si l’instabilité, du paysage, social, familial, cependant ancré dans une topographie précise – un paysage d’herbes, de pierres et d’eau où se dégagent certaines odeurs, où certaines matières collent à la peau ou sur les vêtements, – peut être difficile à vivre, au quotidien, elle apporte beaucoup, une fois décantée dans la mémoire, et surtout relancée par le travail, en partie inconscient, de création, narrative, plastique (le dessin tirant à la fois vers le graphique et le pictural, à l’imitation de certaines techniques de gravure où le blanc est parfois en réserve, parfois “creusé” dans le noir). Travail d’équilibriste, au bord du précipice mais n’y sombrant jamais, nous entraînant en 70 planches avec comme fil (ou fils) conducteur un personnage “qui reste le même physiquement, malgré les différences d’âge. […] Le personnage principal, c’est moi, mais si j’apparais sous la même forme, c’est parfois l’enfant qui parle, parfois l’adulte d’aujourd’hui, enfin, à certains moments les deux se rencontrent.” Difficile de décrire l’effet d’étrangeté provoqué par la représentation d’un enfant ayant allure et figure d’adulte du temps passé : toujours en costard cravate, un peu dégarni, affublé d’une barbe très conventionnellement taillée et chaussé de lunettes austères, davantage instit, fonctionnaire ou représentant de commerce qu’ouvrier sidérurgiste. Vanoli : “Je voulais distiller tout ce que je racontais par le grotesque. Alors, j’ai repensé dès mes premières pages que je pouvais m’inspirer de Léon La Terreur, ce personnage de BD toujours en costard, encerclé par les catastrophes qui sont celles de son inadéquation au monde.” “Mes pages […] parlent bien à mon insu, à ma place, et montrent que je n’étais finalement pas dupe au fond de moi, qu’elles sont bien plus claires que ce que je croyais en pensant au départ ne faire qu’une simple chronique d’enfance. Elles dévoilent ce qui était malgré tout inconscient chez moi : que je suis en réalité fait à 200% de cette mémoire et psychologie d’ouvrier et d’enfant d’immigrés (de la troisième génération pour moi).”

La Grimace © Vincent Vanoli : L’Association.

Le lecteur critique se trouve d’autant plus privé de mots qu’il est physiquement saisi par le désir de rendre compte de cette œuvre, d’apparence expressionniste, aussi foisonnante que rigoureuse, où rien ne semble “de trop”, malgré une appétence pour “le grotesque”, donc pour une certaine démesure : un baroquisme lyrique pour une fois compatible, ou plutôt en dialogue, avec un sens de la mesure (Vanoli est clairement hanté par l’écoute de musiques populaires de toutes origines, qui ont en commun de l’avoir marqué comme autant d’effecteurs de mémoire ; se souvenir d’une chanson, c’est se transporter au temps où tout n’était pas encore joué, et cela sans forcément de nostalgie, sauf au sens italo-slave :Nostalghia) qui le conduit à régler ses pages, superbement composées, comme papier à musique. Déjà la couverture est ouverture, reprenant la quasi-totalité d’une planche d’une seule image – il y en a plusieurs dans La Grimace, mais celles qui en présentent plusieurs sont aussi “pleine-page” : on peut toujours les appréhender en surface –, et jouant finement le passage du noir et blanc à la bichromie, ajoutant à son subtil dosage de gris un bleu magnifique, à la fois nocturne et lumineux, faisant ressortir les noirs et les blancs en réserve (proposition de Fanny Dalle-Rive de L’Association) : comment ne pas s’y plonger aussitôt ? Rien n’est jamais fermé chez Vanoli – d’où la possibilité de relire infiniment cette somme que plus de trente ans de production obstinée ont construite pas à pas, de manière aussi discrète qu’implacable : à prendre ou à laisser, comme tout ce qui sonne juste. Homme d’essais, d’expériences, Vanoli peut affirmer en fin de parcours : “Alors, si je finis reconstitué mais en morceaux dans cette histoire, c’est parce qu’il m’est trop exagéré de pouvoir me dire guéri de tout ça – même si je tente des histoires pour me recomposer, mais aussi que je ne le veux pas.”

La Grimace © Vincent Vanoli / L’Association

Dans son introduction aux échanges qu’il avait eu avec Claude Ollier pour un numéro des Lettres françaises de février 1992, Bernard Noël écrit : “Le lecteur, parfois, découvre que son attachement au livre qui l’occupe l’a fait entrer dans un espace où s’abolit la vieille distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Il s’aperçoit alors que l’acte de langage a intensifié ses perceptions, et même les a modifiées en les modelant par des précipitations verbales, qui ont rompu leurs limites habituelles. Toute une métamorphose des dimensions s’est opérée par l’effet de la lecture, c’est-à-dire par le mouvement d’une écriture dont le travail discret joue des articulations du réel et de l’imaginaire pour créer des raccourcis mentaux dont il est difficile de définir le processus, car il a fonctionné par surprise et résiste aux batteries explicatives. Le livre de référence – ou d’expérimentation la plus vive du phénomène – demeure pour moi Une histoire illisible, que Claude Ollier a publié en 1986. Ce livre, où le retrait chez soi et le voyage forment justement un seul espace, a construit une sorte de maison universelle : maison de la présence de Claude Ollier que la pensée de lui dresse partout.” Souvenons-nous du prière d’insérer d’Une histoire illisible : “Tout projet autobiographique participe d’un leurre, toute ligne de vie d’un destin truqué. Des myriades de traces que notre mémoire véhicule, la plupart manquent à se raccorder en une continuité sensible : de l’illisible y est à l’œuvre, qui investit l’espace, mine le temps. Dans cette histoire quand même, si raconter sa vie se révèle impossible, bien des fables sont narrées, pour témoigner de cette impossibilité.” Je me souviens l’avoir cité, il y a presque vingt ans, au sujet de L’Ascension du Haut-Mal de David B., une bande dessinée qui témoigne précisément de cette impossibilité, et dont la puissance même est alimentée par un corps à corps avec la matière “autobiographique”. Ici encore avec La Grimace, même si l’histoire est différente, cette question se pose, trouvant en chemin des solutions aussi pertinentes. Peut-être est-ce d’abord dans le silence, “quand tout s’arrête – ces moments où la population veut d’abord s’isoler, comme honteuse d’avoir été frappée et trahie, avant d’oser sortir à nouveau et réagir”, ou plus banalement dans la solitude, quand l’enfant se fige, à l’écoute du moindre bruit, ou murmure, de la nature, quand il “repasse dans les pièces de la maison, s’entretenant avec les coins et les objets silencieux pour en garder le jus”, que tout se joue. La Grimace témoigne de l’impossibilité, non de la grimace, mais de sa représentation prétendument directe, et ainsi “invente une enfance du monde”, opérant selon le meilleur mode pour “rater mieux” : celui du burlesque, de la fable archaïsante, située à la fois dans le temps et hors-temps, devenant ainsi universelle. Vanoli nous touche concrètement quand, nous prenant amicalement à témoin, il nous glisse à l’oreille, au moment de se quitter : “On s’est bien amusés, hein ? Tu… tu reviendras la semaine prochaine ?”

2.“Cherchant à faire un autoportrait, au fur et à mesure que je me dessinais, j’ai vu avec stupeur apparaître le visage de ma mère. J’ai immédiatement interrompu l’exercice.” C’est en rapportant ces mots de l’artiste Zurichois Edmond Quinche que Frédéric Pajak ouvre le texte du catalogue de l’exposition Portrait, autoportrait qui se tient du 29 mai au 5 septembre 2021 au Musée Jenisch à Vevey. Il y a deux ans et demi, en novembre 2018, une première exposition dans le même musée conçue par Frédéric Pajak, Dessin politique, dessin poétique, avait occasionné la publication d’un très bel ouvrage : le n°12 de la revue Le Cahier dessiné.Cette fois, la publication a été confiée aux éditions Les Cahiers dessinés, associées au Musée Jenisch. Elle présente en couverture un Autoportrait de 1912 de Rodolphe-Théophile Bosshard, un artiste Suisse assez peu connu, où le sujet fixe de ses yeux bleus grands ouverts le regardeur qui se trouve ainsi aimanté par la force de quelques touches d’aquarelle déposées sur de la gouache. “Le regard, c’est la porte de l’âme. C’est aussi, malgré la fixité que lui confère la peinture, le livre ouvert sur le visage sa partie la plus vive, la plus expressive. Et c’est le passage le plus immédiat entre les yeux peints et les yeux du spectateur.” “Le visage parle. La peinture parle. Elle nous dit tout autre chose que le langage des mots. Un portrait peint nous parle du sujet, de sa subjectivité. Il nous montre quelque chose de son âme, quelque chose que la parole ou l’écriture ne peuvent qu’évoquer. Le portrait a surmonté toutes les importunités – le mouvement incessant du visage et du corps vivants – pour ne se préoccuper que des traits, des ombres, de la lumière. C’est étrange : quelque chose de vivant qui apparaît physiquement dans la réalité devient sur le papier ou sur la toile une autre chose vivante – vivante d’une autre vie. (Quels sont ces visages qui nous répondent ? – Frédéric Pajak)”

© Les Cahiers dessinés : Musée Jenisch

Dans Le Regard du portrait (Galilée, 2000), Jean-Luc Nancy notait que “le portrait ne se rapporte qu’à soi car il ne se rapporte qu’au soi : au soi en tant qu’autrui, précisément, seule condition pour qu’il y ait rapport. / C’est ainsi que le portrait ne conquiert sa dignité artistique qu’à la condition d’être, dans les termes de la tradition, portrait de l’« âme » ou de l’ité, non pas plutôt que de l’apparence extérieure, mais bien au lieu de cette apparence, à sa place même, à même sa parution opérée sur la toile du peintre.” Une constellation de citations relatives à cet art du portrait pourrait nous entraîner assez loin, trop loin peut-être, ce sujet étant inépuisable. Recopions-en une dernière, néanmoins – d’Oscar Wilde (en 4e de couverture de ce catalogue) : “Tout portrait qu’on peint avec âme est un portrait non du modèle, mais de l’artiste.”Ce catalogue suit en apparence l’ordre chronologique, de Rembrandt à Mix & Remix, mais pas strictement, si on y regarde de plus près. Si le mouvement du livre va effectivement du passé vers le présent, une œuvre assez récente peut parfois s’inscrire, en double page, à côté d’une autre plus ancienne, sans que cela ne crée de hiatus. On suit ce cheminement subtil qui fait se succéder des œuvres sur papier élaborées selon diverses techniques de dessin, de gravure, de collage ou de peinture, où la couleur se fait discrète, mais finalement assez présente. On remarque nombre d’artistes Suisses, ce qui est logique – et quelques inconnu(e)s en contrepoint d’incontournables “maîtres” dont les œuvres présentées proviennent en général des collections du Musée Jenisch, ou d’autres géographiquement proches (comme le Musée d’Art et d’histoire de Genève). Une bonne centaine de noms pour un parcours d’un peu plus de deux cents œuvres reproduites, dont quelques-unes à la limite de l’abstraction : belle variété – et beau portrait du portrait qui est aussi un autoportrait, celui, toujours en cours, de Frédéric Pajak, homme fidèle à ses amitiés et à ses admirations, où ce qui qui semble manquer donne paradoxalement sens à ce qui ne cesse de revenir.

© Les Cahiers dessinés : Musée Jenisch.

Deuxième livre à sortir le 6 mai 2021 aux éditions Les Cahiers dessinés, cette fois dans le cadre d’une collection au format plus modeste (14 x 19 cm) : Les gens de Muzo, pseudonyme de Jean-Philippe Masson, un dessinateur dont il ne faut rater aucune publication, même discrète (notons au passage, afin de relier ce volume au précédent, qu’il est un grand portraitiste). Comment parler d’une telle suite de dessins d’humour – près de 160 pages – souvent muets, parfois organisés par séquences, parfois simplement légendés, sans pour autant refuser les “bulles”, çà et là ? Certains donnent des couleurs à l’humour, le sien est volontiers noir, mais pas toujours. Il faut faire attention, car, si on s’essaie à l’enfermer dans telle ou telle catégorie, on trouvera vite une exception à la règle pour le libérer de cet état. L’humour de Muzo, comme son dessin qui lui est parfaitement accordé, est signé : on reconnaît ses idées comme on reconnaît son trait. La première page dessinée des Gens nous montre un psy intimant à son patient de s’exprimer : “T’accouches, merde !” Et la deuxième, un homme qui crache des lettres, comme celles que l’on fabrique pour les enseignes, formant ces quatre mots : “C’EST PAS FACILE À DIRE”.Qui se frotte à ces dessins se trouve en grande difficulté quand il essaie de définir, de manière simple et avec exactitude, ce qui rend son trait si singulier : d’une précision extrême tout en entretenant un trouble, comme relevant d’un léger tremblement, dû à la puissance de l’inconscient et non à un quelconque défaut de maîtrise, ne se laissant affaiblir par la force de l’habitude (l’exercice d’un savoir-faire permettant de dérouler du “gag dessiné” à volonté). Muzo, en être rare, sait se faire rare. Chez lui, tout est juste : bien visé, bien pensé, sollicitant le strict nécessaire pour que l’idée frappe – jamais un trait de trop, non par application d’un précepte du genre less is more, mais par conscience du moment précis où il faut reposer les outils du dessin parce que ça suffit ; et si certains d’entre eux peuvent paraître dépouillés, d’autres sont particulièrement fouillés : le dessinateur travaille en pleine conscience de ses moyens et sait faire varier les plaisirs.

© Muzo : Les Cahiers dessinés

De Muzo, l’éditeur dit qu’“il sait décortiquer nos névroses, nos phobies, nos angoisses. Il vise là où ça fait mal, et ça fait du bien.” Volontiers mélancolique, au sens où la camarde, tentatrice, ne cessant de flirter avec le vivant, il faut trouver moyen de lui répondre avec humour, donc avec humeur, l’auteur d’Un mort par jour (Les Arènes, 2011) se moque volontiers de ce qui confine les gens dans des micro-environnements toxiques. Il sait aussi faire preuve de délicatesse (c’est peut-être un des mots qui lui convient le mieux). Et surtout trouver la bonne distance entre ce qui fait rire, irrésistiblement, et ce qui fait sourire, accordant ainsi une chance au retournement, non seulement de situation, mais aussi d’interprétation. Bref : on ne s’ennuie jamais, même et surtout quand l’humour devient morose (ça, c’est un régal) ; et on y revient, car seuls ceux les épuisés d’eux-mêmes jugeront leur lecture achevée après un seul parcours, tandis que les esprits libres et ouverts n’auront qu’une seule hâte : la reprendre au plus vite.Troisième et dernier livre à sortir le 6 mai 2021 aux éditions Les Cahiers dessinés, Buzzelliades de Guido Buzzelli, troisième volume des Œuvres du dessinateur italien, né à Rome en 1927 et mort dans la même ville en 1992. Ayant déjà exprimé le plus grand bien des deux précédents, parus en 2017 et en 2019, je ne peux que me réjouir que ce travail de rassemblement d’histoires de celui qui avait mis “en état de choc” les lecteurs de Charlie Mensuel au début des années 1970 continue.  Même s’il faut bien avouer que l’essentiel de son travail a déjà été repris, en particulier dans le premier volume où l’on trouve Le Labyrinthe et Zil Zelub, deux de ses bandes dessinées les plus ahurissantes. Peut-être ébloui par le noir et blanc de Buzzelli, je suis moins touché par son usage de la couleur. Peut-être fasciné par la noirceur de son monde où les corps sont morcelés, hybridés, mi humain mi animal, en déroute, je suis moins sensible à sa truculence et à son érotisme des années 1970. La plupart des planches de ce troisième volume ont été réalisées pour “l’hebdomadaire « éroticomico » Menelik créé par Adelina Tattilo, jeune fille de bonne famille catholique, qui “une fois extraite du cloître, se montra dès le début des années soixante en libertaire si radicale, prônant si haut et fort le sexe qu’elle en vint jusqu’à choquer les féministes elles-mêmes (Julie Bouvard).” D’aucuns se régaleront à revivre (ou à découvrir) ces années de radicalisation joyeuse et de rejet de toute forme de censure qui nous semblent aujourd’hui plus lointaines que le haut Moyen-Âge. Entre parodie et provocation mâtinée de zestes de conformisme qu’il est aisé de débusquer, entre précision du noir et blanc et relâchement des couleurs, où “stupre, furie de Grand Guignol sont au rendez-vous à tous les étages”, ces Buzzelliades présentent en effet “la société, débarrassée de son vernis de culture de de politesse, pour ce qu’elle est : une foire d’empoigne au sens propre du terme.” Une suite de secousses graphiques que l’on pourra trouver, selon son humeur, jubilatoire et/ou d’un parfait mauvais goût.

Buzzelliades © Buzzelli / Les Cahiers dessinés.

3.Il y eut entre 2016 et 2019, aux Éditions du Lombard, “La Petite bédéthèque des savoirs” : 29 volumes sous la direction éditoriale de David Vandermeulen et Nathalie Van Campenhoudt. Cette dernière, devenue éditrice chez Casterman, en a relancé l’idée qui se concrétise aujourd’hui, non par une collection d’apparence homogène, mais par des titres indépendants. En voici deux, de même format 19 x 26,8 cm, mais de pagination différente : Urgence Climatique d’Étienne Lécroart et Ivar Ekeland (qui ont déjà réalisé de concert Le Hasard, un des volumes les plus réussis de “La Petite bédéthèque des savoirs”) et Mister Cerveau de Jean-Yves Duhoo (qui avait failli être de cette même aventure au Lombard, mais comme Lionel Naccache, le neurologue prévu pour travailler en binôme avec lui, n’était pas disponible, il avait dû renoncer ; ce dernier s’est rattrapé depuis en signant la préface de ce nouveau livre très abouti). Les deux ouvrages ont en commun d’avoir accordé aux dessinateurs la responsabilité de la mise en forme de la matière proposée par les scientifiques qui leur ont été associés : un mathématicien (aussi économiste et philosophe) pour Urgence Climatique et une pléiade de spécialistes, notamment en neurologie, pour Mister Cerveau.Pendant une bonne dizaine d’années, Jean-Yves Duhoo a mené des enquêtes au sein de divers espaces de recherche dans le but de vulgariser, de manière plutôt ludique, les secrets des labos. Fort de cette expérience, il a accepté le challenge proposé par Nathalie Van Campenhoudt : s’atteler à cette commande d’un essai en bande dessinée sur le cerveau en solitaire (“maintenant que j’y pense – nous dit-il –, quelle inconscience de ma part !”) N’étant pas intéressé, en règle générale, par les fictions au long cours, Duhoo préfère procéder par montage de petites séquences de factures très variées, ce qui lui permet “de tourner autour d’un seul thème, de donner plusieurs éclairages sur lui grâce à un gag visuel, juste pour expliquer une idée qui passera mieux comme ça” avant “d’enchaîner avec un passage très sérieux où je donne la parole à un scientifique.”Le résultat est très vivant : les changements de dynamique, de tempo, de rythme, voire de mélodie, musicalisent ce qui aurait pu s’avérer aride et trop peu chantant. Deux ans de travail ont été nécessaires pour rassembler la matière, la hiérarchiser, l’élaguer, la condenser sans rechercher pour autant une trop grande densité, et rendre le plus fluide possible ce torrent d’informations – pour en révéler le plus utile à la compréhension commune.

Mister Cerveau © Jean-Yves Duhoo / Casterman

Jean-Yves Duhoo : “La bande dessinée permet une forme de désinvolture dont je ne me prive pas, on a tous les moyens sous la main avec la bande dessinée : le dessin, les signes, le graphisme, le style. La BD est une écriture, les personnages sont des lettres.” Le dessinateur fait de la figuration dans son album sous les traits de l’Oncle Ho, un avatar de lui-même à la Confucius. Et bien plus encore, il affirme se mettre “beaucoup en scène dans ce livre, [lui] et [son] cerveau.” L’humour ne perd jamais ses droits et, quand on traite d’un tel sujet, de plus avec intelligence et sous le regard des neurologues, c’est plus que recommandé. Lionel Naccache : “Sans sacrifier à la richesse du contenu, l’auteur nous invite également à découvrir la manière dont il a lui-même intégré ces informations à ses propres représentations et son imaginaire. On assiste ainsi à la transformation d’informations initialement froides et extérieures en connaissances chaudes et habitées.”Difficile de recevoir plus beau compliment, j’en resterai donc là, avant de passer à Urgence Climatique, dont le sous-titre est Il est encore temps ! Loin d’être une succession de constats pessimistes, voire catastrophistes, et sans pour autant minimiser la gravité, voire l’irréversibilité potentielle de ce qui arrive, ce livre veut contrer “la culture de la défaite” qui pour le mathématicien Ivar Ekeland est “de la paresse intellectuelle”. Il pense que l’arrivée de la pandémie “nous a obligé à changer radicalement nos modes de vie” et compte bien en tirer quelque enseignement. “La Covid-19 – dit-il – doit agir comme un signal d’alarme et nous permettre de sauter hors de la cocotte tant qu’il est encore temps. Le danger est réel. La pandémie révèle ainsi l’importance de la solidarité ou de la relocalisation par exemple, elle montre que le changement est possible. C’est pourquoi elle a finalement dicté la temporalisation de l’album, comme un journal au quotidien.” Étienne Lécroart a fort à faire avec ce que lui apporte Ivar Ekeland, œuvrant à la fois en dessinateur (“de presse à l’origine”) ayant “une sensibilité écologiste”, donc intimement préoccupé par la question du réchauffement climatique, et en créateur de formes graphiques qui “adore tout ce qui paraît impossible à mettre en scène”, aimant “les contraintes, les défis”, en expérimentateur membre de l’Oubapo (“Ouvroir de bande dessinée potentielle”) et de l’Oulipo. “Illustrer des idées abstraites est pour moi ce qu’il y a de plus stimulant.” Le lecteur est le personnage principal du livre. Il se trouve embarqué sur une douzaine de pages dans un petit train de fête foraine au moment où il est question de “traiter la question du progrès et de l’énergie” : attraction passionnante et passionnée si on veut, comme si cette affaire des plus complexes était aussi incitation à jouer.

Urgence Climatique © Lécroart & Ekeland / Casterman

Le travail de la couleur est partie prenante de cette mise en scène graphique où il convient de ne pas brouiller les pistes, tout en ne refusant pas une certaine prolifération verbale et visuelle. Lécroart joue avec les codes de la bande dessinée, colore les “bulles” et non les “récitatifs”, proposant des doubles pages très fouillées, surchargées de signes et saturées de couleurs, et d’autres plus légères, en gris bleu et rouge orangé, qui reposent les yeux. Ce qui est le plus sensible, ce sont les échanges attentifs entre le mathématicien économiste et l’auteur de bande dessinée (ainsi que d’autres savants qu’ils rencontrent tout au long du parcours pour alimenter leur conversation). L’écoute règne. Un cauchemar du dessinateur se trouve en incipit de ces échanges qui se concluront cependant avec le mot “espoir” – ou plutôt “Asha” en bengali, du nom d’un personnage inventé pour l’occasion, “personnalité à la Greta Thungberg” du Banglasesh qui exprime “la voix du monde” : manière fine et militante de “sortir du point de vue européo-centré”, comme nous le rapporte Étienne Lécroart, “dessinateur engagé.” “Nombre de solutions concrètes pour lutter contre le réchauffement climatique ne viennent pas de l’Occident et nous tenions à le montrer.”

Urgence Climatique © Lécroart & Ekeland / Casterman

La bande dessinée didactique ayant tendance à nous épuiser avant même que l’on ait ouvert les nombreux albums qu’elle produit, il est agréable de pouvoir soutenir ces tentatives d’apporter à des sujets brûlants comme “le cerveau” ou “le réchauffement climatique” un traitement qui associe à la transmission d’informations nécessaires à la satisfaction d’un besoin d’explication l’invention de trouvailles visuelles. Ce sont des livres généreux auxquels il convient de faire le meilleur sort.Machines insurrectionnelles, sous-titré Une théorie post-biologique du vivant (Fayard, 31 mars 2021) n’est pas une bande dessinée, mais un essai du philosophe Dominique Lestel (présenté comme étant “un théoricien reconnu du domaine émergent de l’éthologie philosophique”, déjà auteur de nombreux ouvrages, dont Nous sommes les autres animaux, aux mêmes éditions), “illustré” par Killoffer qui est tout sauf un illustrateur appliqué – bien plutôt un réinventeur infatigable de lui-même : sujet plus qu’humain et animal en devenir. Une icône de la multiplicité. Me sentant trop peu compétent pour en entreprendre une recension critique, je ne me risquerai pas à commenter la partie “texte” de ce livre qui traite des robots, pensés comme “des « machines insurrectionnelles » : une intelligence artificielle avec un corps particulier, ni animal, ni végétal, qui déstabilise l’Évolution et déconcerte les hommes qui doivent constamment négocier avec elles.” Notons simplement ceci : l’ouvrage est construit en un prologue, six chapitres et un épilogue (suivi de notes) ; chaque chapitre s’achève par un intermède, sorte d’entretien journalistique de l’auteur par lui-même, prenant un ton volontiers humoristique, récapitulant “oralement” ce qui vient d’être écrit de manière plus docte. Le lecteur paresseux pourra enchaîner ces intermèdes et se donner ainsi l’illusion d’avoir, non seulement tout lu, mais aussi tout compris. Personnellement, ce qui m’intrigue tout d’abord, c’est comment se sont imbriqués le travail de réflexion du philosophe et les deux-cents-cinquante dessins (environ) de Killoffer.

Dessin © Killoffer pour Machines insurrectionnelles, Fayard

Étonné par cette idée de disséminer cette suite – narrative, même si muette – de dessins de même forme carrée, sur l’ensemble du volume (pas loin d’un par page, même si on ne remarque aucune régularité – et c’est tant mieux), j’ai demandé à leur auteur quelques informations sur la manière – à première vue solidaire, mais où, semble-t-il, chacun des deux auteurs a bénéficié d’une réelle autonomie – dont cette rencontre s’est concrètement passée. Il m’a répondu : “À ma connaissance, c’est une première – je veux dire que le texte et les dessins soient conçus simultanément et apparaissent ensemble pour la première fois dans le cadre d’un livre de philosophie.” J’ignore si les lecteurs qui considéreraient a priori cette intrusion du dessin comme ne formant qu’un vague supplément auront finalement jeté sur ces cases dessinées, bien plus puissantes que leur réduction ne pourrait laisser deviner, un peu plus qu’un simple coup d’œil. Mais je suis certain que d’autres, dont je fais partie, attirés par le trait – par l’éloquence du silence graphique (ce “significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer que les vers” disait Mallarmé) –, auront à cœur de relier ces images : les agençant mentalement selon un gaufrier de 6, par exemple, comme c’est le cas par deux fois dans le livre. Il reste à souhaiter qu’en toute indépendance, un petit album de bande dessinée muette sorte des presses un jour prochain. Nous le placerons alors dans notre bibliothèque à côté de ces grands classiques que sont devenus aujourd’hui 676 apparitions de Killoffer ou Tel qu’en lui-même, enfin (Mallarmé, décidément !), sans pour autant reléguer Machines insurrectionnelles dans tel ou tel second rayon.

Dessin © Killoffer pour Machines insurrectionnelles, Fayard


Coda.
Lors du précédent épisode de Constellation de printemps, j’ai fait l’éloge des maisons d’éditions dont l’identité visuelle, notamment graphique, est la marque d’un amour éprouvé pour le livre en tant qu’objet singulier. C’est aujourd’hui encore le cas des Moutons électriques (que dirige André-François Ruaud), notamment pour cette collection de livres brochés de format 14 x 18 cm imprimés en bichromie, “La bibliothèque dessinée”, dont nous avons rapidement parlé ici-même au moment de son démarrage en 2019 (après un premier volume, paru en 2017 dans le cadre de la “ bibliothèque voltaïque”).

© Alix Rosset

Trois nouveaux titres étant sortis récemment, il convient d’encourager ce qui me semble être une tentative d’accorder à l’idée du roman populaire, tendance fantastique/SF/fantasy (pour aller vite), celle de l’expérimentation graphique, et même typographique, où l’imbrication des mots et des traits, du récit et de l’image, se doit d’être la plus libre et inventive possible. Melchior Ascaride en est un des maîtres d’œuvres récurrents, ayant cosigné plusieurs volumes en tant qu’illustrateur et maquettiste. Il est cette fois l’auteur complet d’Eurydice déchaînée, revisitation du mythe d’Orphée. Les deux autres titres sont dus à des conteurs fameux en leur domaine, Jean-Philippe Jaworski (Le Service des dames) et Michel Jeury (La fête du changement). Le premier est “adapté en roman graphique” par Sébastien Hayez ; le second, “enluminé” de manière “radieuse et sensible” par Greg Vezon.

La fête du changement © Michel Jeury & Greg Vezon / Les moutons électriques

Il s’agit bien d’associer le verbal et le graphique comme procédant d’un même mode d’écriture, et non d’illustrer un récit au sens commun. C’est ce qui rend cette collection “en cours d’invention” attirante, même si l’on n’a pas de passion excessive pour la “littérature de genre” (cependant, à la lecture de ces fictions, nombre de souvenirs d’enfance, d’adolescence, à dévorer tout ce qui d’ancien ou de nouveau me tombait sous la main, notamment du “fantastique”, de Gaston Leroux à Jean Ray, remontent à la surface). Avec leurs qualités et leurs défauts, ces petits livres plus que sympathiques par le tâtonnement assumé de leur mise en forme, devraient contribuer, non seulement à satisfaire un public d’aficionados, mais aussi à en conquérir d’autres en attente de surprises. C’est tout le mal que nous leur souhaitons.

Vincent Vanoli, La Grimace, L’Association, 80 p., 18 €
Frédéric Pajak, Portrait, autoportrait, Les Cahiers dessinés / Musée Jenisch Vevey, 256 p., 24 €
Muzo, Les gens, Les Cahiers dessinés, 160 p., 21 €
Guido Buzzelli, Œuvres III, Buzzelliades, Les Cahiers dessinés, 144 p., 24 €
Jean-Yves Duhoo, Mister Cerveau, Casterman, 80 p., 16 €
Étienne Lécroart & Ivar Ekeland, Urgence climatique, Casterman, 112 p., 19 €
Dominique Lestel, Machines insurrectionnelles, dessins de Killoffer, Fayard, 320 p., 23 €
Collection “La bibliothèque dessinée”, Les moutons électriques, chaque volume entre 144 et 160 p., 15 €