Indiscutablement, Farouches de Fanny Taillandier est l’un des romans les plus remarquables de cette rentrée littéraire. Dans une Ligurie, à la fois proche et distante de nous, la romancière nous conte l’histoire d’un couple, Baya et Jean, qui, entre attaques de sangliers et rixes entre bande rivales, sentent depuis leur maison comme une menace sourde s’immiscer progressivement dans leurs vies. Roman politique et géopolitique, fable écocritique et interrogation sans trêve sur le rapport au savoir et notamment à Wikipedia, Farouches offre une stimulante réflexion stimulante sur les liens de l’humanité avec le vivant sous toutes ses formes. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de la romancière le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant et si intrigant nouveau roman, Farouches. Comment vous est venue l’idée de raconter la vie d’un couple, Baya et Jean, résidant dans cette région de Ligurie, située entre Marseille et Gênes, qui, dans un futur proche, appartient à une vaste union des régions ? Vous dites avoir eu l’idée de ce livre en séjournant un été dans une maison précisément située dans cette région de la Méditerranée : en quoi est-ce important pour vous de partir d’un lieu, d’une géographie particulière ? Vous écrivez dans Farouches que Jean « avait un genre de conviction selon laquelle l’espace dans lequel on évolue influence le comportement, mais aussi la beauté, la bonté, l’intelligence » : est-ce aussi l’idée qui préside à votre écriture géographique ?
J’ai eu l’idée de ce livre en séjournant sur une colline non loin de la côte méditerranéenne, fréquentée par un certain nombre de sangliers à la fois discrets et bien présents… J’ai imaginé la situation suivante : un couple qui s’entend bien, qui vit à l’abri du besoin, très indépendant, se trouve aux prises avec ces animaux, qui sont à la fois invisibles et inquiétants parce que sauvages… Qu’est-ce qui a lieu alors ?
La Ligurie, la légère uchronie, c’était autre chose : c’était une façon de décentrer le regard, de sortir de notre contemporain immédiat pour pouvoir regarder les choses différemment – ce qui est selon moi le pouvoir romanesque numéro un. Cela permettait notamment de rendre perceptible l’unité méditerranéenne, qui n’a rien à voir avec les découpages nationaux. Et puis la Ligurie existait avant l’Empire romain, et la forme d’organisation écrite (du territoire, des croyances) qui l’accompagne.
Ce qui frappe dans la lecture de Farouches, c’est combien ce couple de Baya et Jean qui semble uni finit par se distinguer par son antithèse croissante. Si tout les opposait avant de se connaître, elle provenant d’un milieu culturel dominé par les « mœurs de la petite bourgeoisie », alors que lui avait commis différents larcins, la région de Ligurie va peu à peu éprouver leur union, comme si chacun allait revenir à sa vie première. Baya est violemment secouée par la traversée d’un troupeau de sangliers dans leur jardin tandis que Jean est mystérieusement happé par un trafic qui a lieu dans la cité du Sablier. Ma question sera la suivante : en quoi, par le récit de la vie de plus en plus tendue de ce couple, s’agissait-il pour vous de raconter comment, comme vous le dites au cœur du roman, « la vie est un long affrontement de forces perpétuellement contraires » ? Pourquoi aussi bien les attaques de sangliers que les rodéos dans le centre commercial ravivent chez les personnages comme une zone enfouie par la civilisation, la vie de couple ? Est-ce aussi finalement pour vous une manière de confronter la vie sociale et normée aux pulsions les plus sourdes ?
Jean et Baya sont très différents mais ils s’aiment très fort ; peut-être justement parce qu’ils ne se comprennent pas totalement, et ne cherchent pas à le faire. Mais devant la tension du monde qui les entoure, leur entente est mise à l’épreuve, et comme souvent chez les humains, les réactions en cas de crise sont plus radicales qu’en temps de paix… Jean voit la vie comme une suite de rapports de force, Baya comme un ensemble de mouvements à réguler : ils ne viennent pas du même endroit, n’ont pas la même histoire. Je crois que nous portons tous en nous des mythologies, un peu hétéroclites, qui président parfois à notre insu à nos décisions et réactions. Et nous portons aussi une part bestiale, animale, mais qui peut aussi servir de ciment à l’attachement… Parfois l’animal mène à l’amour et la civilisation à la sauvagerie.
Ce qui ne manque également pas de frapper à la lecture de Farouches, c’est la puissance indéniable de sa construction dramaturgique. De la première jusqu’à la dernière page, insensiblement par moments, violemment par d’autres, monte une tension d’une rare intensité où, progressivement, s’insinue un suspense reposant sur une logique de la menace. Baya se sent menacée par les sangliers, Jean par les différents trafics qui agitent la ville si bien que l’économie du récit ménage, avec force, une recherche de l’acmé qui finit par arriver : une action sourde et mate rampe à tâtons dans tout le livre comme un inéluctable dont on guette le tragique. Comment avez-vous pensé l’architecture de votre récit ? En quoi était-il important pour vous de laisser planer comme une menace fantôme, multiple, sur le récit et d’en faire l’intrigue même, à l’instar de ce que constate Jean : « Alors pourquoi Jean avait-il cette impression étrange d’attendre quelque chose sur le point de se produire ? » Enfin, était-ce une volonté d’explorer une toute autre voie narrative après le récit plus épique et violent du 11-Septembre 2001 dans Par les écrans du monde ?
Oui, j’avais envie de me confronter au roman dans sa définition minimale et essentielle : un lieu, des personnages, une intrigue avec progression et dénouement. Il y a les sangliers sur la colline, une voisine un peu étrange, des vendettas entre bandes dans la ville proche. Jean et Baya tentent de négocier avec tout ça. Mais pour autant, j’aime les formes interrogatives, qui ne livrent pas toutes les solutions ni toutes les réponses… La menace n’est pas uniforme, et d’ailleurs elle n’est parfois que le revers d’un désir inexprimable. Le suspense, je l’ai travaillé comme une fascination qui prend de multiples visages selon les moments et les points de vue.
À ce titre, et de manière plus générale, Farouches se tient comme le deuxième volet d’un ensemble plus vaste dont Par les écrans du monde fut le premier temps et que vous intitulez Empires. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous l’intitulez ainsi Empires ? Comment envisagez-vous cette somme romanesque ? S’agit-il pour de peindre les faillites, les chutes, les empires qui s’effondrent et se désastrent comme finalement l’empire américain avec les attentats du 11-Septembre ou ici le peuple des Ligures qui a fini par disparaître, à moins que ce ne soit le monde de Jean et Baya qui ne soit lui-même appelé à disparaître ? « Les empires passent » dit Magali : est-ce finalement le cœur même de votre suite romanesque ?
J’imagine Empires comme un cycle ouvert qui ne contiendra pas que des romans. Ce qui m’intéresse au contraire, c’est d’user de multiples formes d’écriture (fiction, documentaire…) pour creuser cette question : qu’est-ce qui fait, dans l’histoire humaine, que des puissances s’étendent, deviennent impérialistes, unifient un territoire, puis disparaissent ? Comment ce mécanisme, celui des empires, se traduit-il humainement ? Dans des crises, des confrontations, des soulèvements ; mais aussi plus simplement dans des façons d’habiter, des récits communs, des croyances. Cela peut être à très grande échelle, mais aussi presque intime, comme on parle de l’empire d’une émotion. Cela a à voir avec l’imaginaire autant qu’avec le territoire.
Si, dans Par les écrans du monde paru en 2018, vous vous attachiez à décrire le 11-Septembre et donc à revenir sur un événement de notre passé récent, constitutif de nos vies présentes, Farouches ouvre à une toute autre temporalité narrative. De fait, la Ligurie où Jean et Baya vivent est une région qui, on l’a dit, fait partie d’une Union des Régions qui aurait remplacé celle des pays comme l’indique la notice Wikipedia sur laquelle s’ouvre votre fiction. Le temps que vous racontez, qui ressemble au nôtre, paraît se situer dans un futur proche mais comme s’il pouvait arriver aujourd’hui, parler en fait au plus près de notre contemporain comme lorsque sont évoqués les sujets des actualités, à savoir « Un naufrage. Une catastrophe industrielle. Des violences contre les civils. » Diriez-vous ainsi que Farouches est un dystopie ? Seriez-vous d’accord, vous qui convoquez Borges en exergue, pour parler d’une hétérotopie ? Pourrait-on également user du terme de « fable » pour décrire cette réflexion narrative que vous engagez sur les rapports de forces sociaux ? On pense également en vous lisant au splendide Feuilleton de Claude Ollier situé dans un Sud menacé par une catastrophe sourde, où le fantastique menace de prendre le pas comme chez vous : ce roman a-t-il été une source d’inspiration pour vous ?
Dystopie, hétérotopie, je ne sais pas ! Comme disait Stendhal, le roman a beaucoup en commun avec le miroir : un reflet, donc, certainement, c’est à dire un monde qui réfléchit le nôtre tout en reposant sur une série de projections optiques et d’illusions…
Ma question suivante voudrait porter précisément sur la nature de la fiction que vous déployez dans Farouches. Si Par les écrans du monde ou encore des États et empires du lotissement Grand Siècle reposaient sur un travail de recherche circonstancié et œuvraient comme autant de fictions documentaires selon votre formule, Farouches s’installe sans attendre dans un entre-deux avec notamment des fiches Wikipedia fictives sur la région de Ligurie. De quelle manière s’agissait-il pour vous d’interroger encore mais sous une autre modalité votre propre rapport au savoir encyclopédique ?
Comme je le disais tout à l’heure, j’avais envie de me plonger dans une vraie fiction romanesque, d’en éprouver les outils, les codes. L’ouverture du roman sur un article Wikipedia que j’ai écrit de toutes pièces était une forme d’hommage, parce que Wikipedia est l’endroit que j’aime le plus de tout Internet. Wikipedia, c’est un endroit où la véracité des faits autant que la façon de les rapporter sont mises en discussion permanente : peut-on dire cela ? Sur quoi s’appuie-t-on ? Comment le formuler ? L’élaboration du savoir se fait sous forme de retouches et de questionnements collectifs, un peu comme un auditoire exigeant écouterait un récit. C’est la forme écrite contemporaine du dialogue qui accompagne le conte, l’espace critique et commun de notre représentation du monde.
Farouches peut enfin également se lire comme une réflexion d’écologie politique sur la manière dont l’homme entretient des rapports avec ce qui est non-humain, avec le règne animal ou encore le règne végétal. L’écologie constitue un questionnement notamment pour Jean puisque le récit souligne le point paradoxal d’un homme sensible à l’écologie mais vivant pourtant de son entreprise installant des climatiseurs. Plus largement, c’est le rapport de la civilisation des hommes aux règnes animal et végétal que Farouches pose tant, comme s’ils étaient symétriques à ce que les sangliers sont pour Baya, les hommes apparaissaient comme des nuisibles pour toute autre espèce. La civilisation se renverse en fait en barbarie qui veut s’ignorer comme telle. « Les humains merdoyaient », lit-on au cœur de Farouches : diriez-vous ainsi que Farouches est un roman écologique ?
Les sangliers qui envahissent le jardin de Jean et Baya sont chez eux, puisqu’ils étaient là avant ; mais ils posent problème à l’agriculture, à la circulation, etc. Donc la solution n’est pas simple. Je voulais prendre un visage animal qui ne soit pas noble, comme le sont le loup ou l’ours, totémiques ; le sanglier, c’est un peu comme un rat en plus gros, il est méprisé, et pourtant beaucoup plus commun. Il me semble que c’est plus fructueux dans la réflexion écologique de partir de là. Comme le dit Michel Lussault, il faut construire une diplomatie du vivant qui passe par une géopolitique : l’aménagement de l’espace par les humains doit tenir compte du non-humain sous peine de conflits, dont, contrairement à ce que croyait le XXe siècle, nous ne sortons pas forcément vainqueurs – un petit virus animal peut désorganiser la planète pendant des années… Mais au-delà de cette dichotomie humain/non-humain, l’organisation de notre monde chasse des humains, les nomades, par exemple, comme s’il s’agissait d’espèces autres. Farouche est une déformation celte du latin forasticus, qui signifie « extérieur à » ; et ce qui m’intéressait aussi dans Farouches, c’est qu’on est toujours le farouche de quelqu’un.
Enfin, ma dernière question voudrait s’interroger plus largement sur la qualité politique et sociale de Farouches. Diriez-vous qu’il s’agit d’un roman politique ?
C’est donc la suite logique de la question précédente, et la réponse est : évidemment. Ce que l’humain fait au non-humain, le riche le fait au pauvre, l’homme à la femme, l’européen au non-européen. L’empire humain se diffracte en dizaines d’empires, c’est à dire de rapports de domination, et les dominés inventent des ruses et des luttes pour reprendre l’espace réel ou symbolique qui leur est enlevé. Il s’agit de raconter cela.
Fanny Taillandier, Farouches, Seuil, « Fiction & Cie », août 2021, 288 p., 19 €