Célia Houdart : « Je me suis penchée ici sur la question du flou, de la basse définition » (Journée particulière)

Célia Houdart © Hélène Bamberger/P.O.L

Indubitablement, Célia Houdart s’impose, récit après récit, comme l’une des figures majeures de notre contemporain. Journée particulière, son nouveau texte qui paraît ces jours-ci chez P.O.L, vient encore le confirmer par la grâce extrême de sa quête du sensible que vient menacer la violence sourde et bientôt irréversible du monde. Après Le Scribe, son important roman publié l’an passé, Célia Houdart délaisse ici pour un temps le terrain du roman pour explorer l’étonnante histoire du photographe Alain Fonteray, son ami et voisin, qui, un jour des années 90, fut photographié sans même qu’il le comprenne sur le coup, par Richard Avedon, son photographe favori. Exploration de l’art photographique, interrogation sur la fascination et la violence des images, déflagration du sensible, quête autobiographique feutrée se mêlent dans cette enquête à laquelle Célia Houdart se livre. Inutile de dire que Diacritik ne pouvait que partir à la rencontre de la romancière pour saluer cette Journée particulière si remarquable.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide Journée particulière qui paraît ces jours-ci chez P.O.L. Qu’est-ce qui vous a concrètement poussée à écrire sur cet étonnant épisode où le photographe Alain Fonteray s’est fait photographier, un jour des années 90 à Paris, sans même s’en rendre compte sur le moment, par l’un de ses photographes favoris, Richard Avedon lui-même ? Pour quelle raison, ainsi que vous le dites, vous êtes-vous intéressée « à une histoire qui n’est pas la (vôtre) » ? S’agissait-il de témoigner, par l’écriture, de l’amitié que vous portez à Alain Fonteray ? Enfin, comment vous êtes-vous décidée pour le titre ? Pourquoi avoir choisi de faire référence au film d’Ettore Scola que, par ailleurs, vous évoquez ? S’agissait-il par un titre cinématographique de pointer sans attendre vers l’histoire des images ?

Journée particulière est en effet un récit tourné vers l’autre, en même temps que tourné vers soi. Comme si la rencontre d’autres vies et réalités que la mienne, associée à l’écriture documentaire, me permettaient, paradoxalement de prendre la parole. Aborder un registre plus intime. Cela avait déjà été le cas avec Villa Crimée (P.O.L) qui mêlait enquête, journal écrit à la première personne et vies imaginaires. Ici il ne s’agit pas à proprement parler d’une commande mais d’une proposition, une invitation à écrire. Alain Fonteray est un ami et un voisin. Nous nous sommes connus au théâtre. Je n’aurais pas accepté cette proposition si elle n’avait pas immédiatement fait surgir en moi des images, des souvenirs, des échos. L’histoire de ce double portrait m’a touchée. C’est toujours un bon point de départ. Et puis, comme il s’agissait d’écrire l’histoire d’une rencontre avec Richard Avedon, photographe américain que j’admire, dont certains portraits m’ont énormément marquée, sans toujours savoir qu’ils étaient de lui, c’était l’occasion pour moi de les revoir et surtout d’en découvrir d’autres. D’approfondir la fascination que ce photographe exerçait sur moi. Et d’élucider avec Alain Fonteray, la raison pour laquelle cette rencontre avec Avedon, l’avait à ce point bouleversé. Le titre ? Il m’est venu quand Alain Fonteray m’a raconté qu’il avait travaillé comme photographe de plateau pour Le Bal, d’Ettore Scola. J’ai revu des films d’Ettore Scola. Notamment Une journée particulière. Ce film raconte l’histoire d’une rencontre fugitive, imprévisible entre deux êtres. Et c’est un double portrait. Une journée dans la vie de deux êtres, le jour où Mussolini reçoit Hitler. Une journée qui ne change rien et qui change tout. J’aime les films italiens de cette époque. Je les trouve tristes et drôles à la fois. Attentifs aux complexités de la vie. Emplis de délicatesse.

© Une journée particulière d’Ettore Scola

Pour en venir au cœur même de Journée particulière, votre récit est aimanté par la découverte des photos de Richard Avedon. Ce n’est pas la première fois que votre écriture évoque un photographe puisque, dans votre roman liminaire, Les Merveilles du monde, le personnage d’Igor était lui-même photographe. Cependant, dans Journée particulière, l’image se donne comme une surface assez mystérieuse, qui échappe au regard même car, paradoxalement sinon irrésistiblement, alors que tout est montré quelque chose ne cesse de se dérober. A l’instar d’Alain qui ne parvient pas à reconnaître dans la vie de tous les jours les modèles qu’il a pourtant pris en photo, la photo se place chez vous sous le signe de la dissemblance : quelque chose du réel ne se rejointe pas. Ma question ici sera double : est-ce ainsi, tout d’abord, que vous concevez votre rapport à l’image, à savoir comme une évidence qui pourtant se dérobe ?

J’aime la photographie. C’est un art qui compte beaucoup pour moi. J’ai des amis photographes qui m’ont aidé à mieux voir. A observer le monde. Mon attention au détail, au cadre, à la lumière vient d’eux. Récemment je me suis fait la réflexion que je lisais des auteurs qui sont aussi des photographes ou qui ont écrit sur la photographie : Hervé Guibert, Claude Simon, Nicolas Bouvier, Alix Cléo Roubaud, Gérard Macé. Dans ce texte, je me suis penchée, entre autres, sur la question du flou, de la basse définition. Car le flou c’est un peu la spécialité d’Alain Fonteray, son esthétique comme photographe de théâtre. Le flou ou le hors-champ, ce sont des choses qui m’intéressent. C’est souvent cela qui créé – dans une image ou dans un texte – une tension, et ce qu’on appelle la profondeur de champ. Et puis une image permet d’accéder à ce qui se passe derrière l’objectif. L’œil de celui ou celle qui vise, cadre, déclenche. Pour ce qui est de l’écriture, je me suis demandée ce qui travaille en moi lorsque j’écris.

Vous n’hésitez pas, enfin, à parler d’« enquête » pour définir votre approche des images, convoquant même Blow Up d’Antonioni et notamment le personnage de David Hemmings, photographe qui scrute jusqu’à la folie le détail même d’une de ses photographies : en quoi vous sentez proche de ce personnage qui ne cesse de faire des agrandissements, blow up en anglais ? Diriez-vous également que votre écriture, face au sensible, est une manière de blow up ?

Je me rappelle qu’un jour, Paul Otchakovsky-Laurens, qui adorait le cinéma et qui faisait lire nos livres à des cinéastes, s’était prêté très sérieusement au jeu d’associer chacun des auteurs de la maison P.O.L à un réalisateur vivant ou mort. Il cherchait des analogies esthétiques, stylistiques, entre nos livres et des films, créant du même coup et de manière très spontanée des binômes de rêve. « Pour vous, j’ai pensé à Michelangelo Antonioni, cela vous irait ? ». Évidemment, j’ai trouvé ça flatteur, très beau, presque intimidant. Dans Blow Up il y a bien sûr le geste d’agrandir, de scruter des détails ou des zones mal définies pour accéder à une vérité. Mais il y a aussi la dernière scène, si belle, si troublante, où les jeune gens jouent au tennis sans balle. En mimant le geste. Dans Journée particulière je décris une photo de Richard Avedon où David Bowie joue du piano sans piano, comme en rêve.

Parallèlement au récit qui cherche à cerner la personnalité d’Alain Fonteray et à discerner le mystère de ses photos, votre texte s’attache également à retracer à rebours l’histoire de Richard Avedon, son parcours de photographe notamment à partir de la photo du torse lacéré d’Andy Warhol. Dans vos évocations du New York de la Factory où Valerie Solanas tire sur cette icône qu’est Warhol, ce qui paraît vous intéresser plus que tout, c’est peut-être combien appréhender l’image avec le plus de justesse possible, ce serait finalement être, paradoxe ultime, un iconoclaste. Diriez-vous ainsi qu’aimer les images, c’est forcément se découvrir d’une certaine manière iconoclaste ? 

La Factory est devenue un lieu commun. Une sorte cliché pop vu et revu en littérature comme ailleurs. Je voulais me concentrer sur cet épisode terrible du coup de feu de Valerie Solanas sur Warhol, le traiter à ma manière. De manière directe et indirecte. Après coup, si je puis dire. Depuis le corps réparé de Warhol, depuis ce buste-visage-paysage qu’a photographié plusieurs fois Richard Avedon. Puisque c’est l’évocation de ce Torso qui a permis à Alain Fonteray de photographier Richard Avedon au Petit Suisse. Le photographe américain a dû être touché que, pour une fois, on ne lui parle pas de ses portraits de Sophia Loren ou de Marilyn Monroe.

Je trouve beau, à l’heure où sont omniprésentes les enquêtes d’opinions, la pensée statistique, de scruter des visages. Ou de détailler un torse nu. Quand j’aborde l’iconoclasme, c’est en revenant sur le geste de Valerie Solanas qui tire sur Warhol qui, vivant, était déjà devenu une icône, mais c’est aussi parce qu’Alain m’a rapporté cet épisode, traumatisant pour lui, de sa mère lacérant un tableau qu’il avait mis en dépôt chez elle. L’acharnement sur des images ou sur des êtres qui sont devenus presque des images, cela m’a toujours troublée, intriguée. La naissance des premiers portraits religieux ou laïcs semble avoir immédiatement inspiré le désir de leur destruction. La réversibilité ou le renversement est un motif, du reste présent dans mon livre. Créer des images, les abimer ou les détruire. Fixer un visage et souffrir de prosopagnosie (l’oubli des visages). Photographier, être photographié. Écrire, être travaillée par l’écriture.

Ce qui ne manque également pas de frapper dans Journée particulière, c’est combien, peu à peu, enquêter sur les portraits cède le pas à la quête de son autoportrait, comme si au cœur de votre texte émergeaient doucement des bribes autobiographiques, comme si le récit de votre vie, absent de vos autres textes, commençait ici à se dire. Vous évoquez vos parents comédiens, votre frère régisseur, votre enfance de souffleuse de théâtre. Ne se produit-il pas avec le personnage d’Alain et ses portraits un effet de synesthésie par lequel finalement la loi secrète de votre récit ne se voit pas énoncée par Avedon lui-même : « Tous mes portraits sont des autoportraits » ? Plus largement, ces autoportraits ne sont-ils pas chez vous autant d’autoportraits de groupe, à savoir des autoportraits de famille ?

Alain Fonteray comme photographe de plateau est familier des théâtres. J’ai découvert que Richard Avedon aussi adorait le théâtre. Le Off et Off-Off Broadway. Mes parents sont comédiens-marionnettistes et mon frère est régisseur. J’ai donc moi aussi fréquenté les coulisses et suivi des répétitions. Je suis ce qu’on appelle une enfant de la balle. Je trouvais intéressant d’inviter des fragments de mon enfance. Des souvenirs des moments où je faisais répéter à mes parents leur texte. Où lorsque je jouais pour eux, en voix off, le rôle de l’enfant dans En attendant Godot. Mais j’apparais fugitivement, en passant, comme un personnage. À la fois proche et à distance. Dans ce texte, c’est vrai, sont présents aussi des portraits de groupe. La famille Chaplin photographiée par Alain Fonteray, Julian Bond et des membres du Comité de Coordination des Étudiants Non Violents, photographiés par Richard Avedon. Sur les photos que m’a confié Alain Fonteray, il s’agit de deux duo, en miroir. J’ai décrit ces photos avec beaucoup d’attention. Pour faire apparaître ce qui peut relier des êtres : un lieu, décor, une même lumière ou proximité entre les corps, une humeur. Ici une certaine allégresse lisible sur les visages. Il m’a semblé qu’au fond c’est sans doute cela qu’ils avaient partagé. Ce qui les avait réunis. La gaité.

Au-delà de la dimension d’autobiographie collective ou plus proprement personnelle, Journée particulière va sans doute encore un plus avant dans la connaissance de soi – ou bien plutôt de votre écriture. En effet, de loin en loin, par touches, se composent, au gré des promenades autour des photos et dans les clichés photos, un portrait de l’écriture à sa table. Comme si s’esquissait, à traits feutrés depuis l’image, un art poétique. Qu’on considère notamment ce que vous dites ici : « Je rassemble des choses vues et lues. Dans la chambre des souvenirs, je vois des ombres sous du verre dépoli. » Diriez-vous de la sorte que Journée particulière esquisse les lignes d’un art poétique ?

J’aime que mes textes accueillent toutes sortes d’images et sensations. Pas comme un fourre-tout. Plutôt comme un filet à papillons aux mailles fines. Capter. Saisir l’infime, l’immatériel ou l’instable. Ce texte-ci rassemble des éclats documentaires des XX et XXIème siècles. Des extraits de films, des publicités, des couvertures de magazines. Les persistances et les tremblés de la mémoire. Une histoire et un peu de mon histoire. Par ailleurs, la question de savoir qui est l’auteur véritable d’une photo faite avec l’appareil d’un autre, m’intéressait. Appuyer sur le déclencheur, est-ce signer ? Moi-même dans ce livre, j’intercale des phrases, des citations, des poèmes qui ne sont pas de moi. C’est bien différent d’un roman et en même temps ce sont des gestes d’une grande liberté dont j’aimerais garder le souvenir en écrivant un roman.  Accueillir le flou, les ombres, oui, les émotions complexes. L’attente, l’indécision. Être précise avec ce qui ne l’est pas. Et puis je voulais parler des relations tout aussi étranges, ambivalentes, que j’entretiens, quand j’écris, avec les êtres et les choses qui me hantent. L’écriture est faite d’attractions et d’envies de tout plaquer. Dans Journée particulière je ne sais pas si apparaît, même entre les lignes, un « Art poétique ». Plutôt et plus simplement, on y trouve une enquête mêlée à des impressions, des réflexions, qu’à l’occasion de ce récit, j’ai eu envie de rassembler et partager avec le lecteur. J’aime beaucoup le titre (en forme d’antiphrase ou comme une fausse piste) de l’ouvrage co-écrit par Richard Avedon et son ami Jimmy, James Baldwin : NOTHING PERSONAL. Livre en réalité qui est très personnel.

Prolongeant la réflexion et l’exploration de l’image, votre texte pose l’image d’une certaine façon comme Roland Barthes l’avait esquissée dans La Chambre claire, comme le lieu d’une souvenance qui rend le texte comme hanté par la mort. C’est ce que vous avancez notamment à l’occasion de l’évocation des radiographies, photos négatives d’os brisés et fractures, que votre grand-père montrait, écrivez-vous, « pour penser avec nous à la mort ». Diriez-vous ainsi que la photo sinon l’image seraient fatalement, qu’elles le désirent ou non, une vanité ?

Oui d’une certaine manière. En tout cas, dans ce texte, les radiographies que nous rendait mon grand-père médecin, étaient d’abord une occasion de rire. Mais aussi bien sûr une façon de nous rappeler à toutes et tous notre état de squelette, d’être cassable, vulnérable. Dans ce livre je voulais faire un sort particulier à des gestes violents ou étranges, la lacération du tableau, notamment. Mais j’ai choisi de les traiter comme des numéros de cabaret. On voit passer des fakirs (ma mère croquant dans des verres en cristal, le champion de yoga mental Yvon Yva), Ginger et Fred, une mannequin au cou de girafe qui danse avec des éléphants. Dans mon esprit, il s’agit bien plus d’un cirque que d’une danse macabre. C’est le côté Grand Guignol de la vie. Dans Tout un monde lointain c’est le personnage de Louison, avec ses mises en scènes macabres mais aussi ses danses agiles, qui incarnait cela.

Ma dernière question voudrait enfin porter sur la faculté de Journée particulière à être, plus encore que vos précédents textes, un livre comme happé par le vivant, la force du Réel. Depuis vos premiers romans, vous déployez en effet une écriture de contact avec les atomes, une écriture qui ouvre à l’intime d’un dialogue avec le sensible depuis sa contemplation toujours active. Comme si le monde faisait trembler toutes les images, de Solanas jusqu’aux manifestations des femmes biélorusses bientôt molestées par les forces de l’ordre en passant par les agressions subies par Samuel Beckett ou votre frère. En quoi la photo vous paraît-elle liée à la stupeur de la violence ? En quoi peut-elle revêtir une dimension politique telle que vous l’abordez ?

Oui il se peut qu’une histoire de la violence, déjà lisible en filigrane dans plusieurs de mes textes, soit devenue plus prégnante parce que je me suis intéressée à la photographie. Peut-être parce que la culture du fait divers est liée pour moi à une certaine presse populaire qui a largement recours à la photographie. Je regardais beaucoup enfant dans la rue, je me rappelle, les unes des journaux qu’affichaient les kiosques. Nouveau Détective avec ses titres scabreux, ses images étranges de personnages souriants à qui il est arrivé quelque chose d’horrible. Je pense aussi que l’œuvre d’Avedon traite aussi de la violence. Ses portraits d’hommes politiques sont impitoyables, féroces. Pour ce qui est des femmes biélorusses, c’est le geste d’arracher masques et cagoules à des miliciens que j’ai voulu montrer. Bien sûr je précise qu’elles se sont fait tabasser en retour, pour témoigner de la brutalité de la scène. Mais c’est l’ensemble qui m’a impressionnée. L’énergie et l’audace de ces femmes qui ont risqué leur vie pour découvrir des visages, et la violence des miliciens. Ce qui traverse mes textes c’est, je crois, plus généralement, une histoire des corps. Leur force comme leur vulnérabilité. Comment ils se tiennent dans le monde. La vie vue depuis les corps. Ce que vous dites du « contact avec les atomes » est très beau, très juste. Quand je me décris à la campagne, allongée dehors, la joue incrustée de brins d’herbes, en imaginant que des mousserons et des plantes vont pousser à travers moi, c’est exactement ça. Être au contact du vivant. Dans une grande proximité avec les éléments. C’est aussi pourquoi, dans Journée particulière, j’ai invité Julia Margaret Cameron. Une des pionnières de la photographie et grand-tante de Virginia Woolf. Elle imbibait de collodion des plaques de verre dans un ancien poulailler et effectuait ses tirages dans une cave à charbon. Les débuts de la photographie sont des histoires d’exposition lente, de contact, d’événements infimes et d’évaporation. Richard Avedon avait une passion pour les photos aux tons brun-orangé, légèrement floues, tachetées de petites traces, de Julia Margaret Cameron.

Célia Houdart, Journée particulière, P.O.L, octobre 2021, 112 p., 13 euros