« Les 212 fragments qui suivent répondent aux 212 fenêtres des bâtiments du 168, rue de Crimée, dans le XIXe arrondissement de Paris » : Villa Crimée de Célia Houdart n’est ni un exercice de style à la Queneau ni une vie mode d’emploi, un immeuble en coupe raconté par short cuts. Il s’agit plutôt de variations et « points de vue sur une architecture contemporaine et sur la vie rêvée de ses futurs habitants ». Un inventaire fascinant qui brouille les genres comme les temporalités.
Après la villa E-1027 au centre de Tout un monde lointain, voici donc un nouvel « inventaire et inventions » d’un lieu avec cette Villa Crimée, projet architectural qui ressort d’un « geste un peu miraculeux » en ce qu’il « réunit trente et un logements sociaux dont sept ateliers d’artistes, autour d’une cour pavée ». Les chiffres relèvent de l’inventaire, l’architecture du lieu comme sa saisie littéraire de l’invention, l’ensemble d’une forme d’utopie, au sens le plus radicalement étymologique du terme : un lieu à part, idéal et à ce point parfait (ou « miraculeux ») qu’il semble un ailleurs voire un nulle part (οὐ-τόπος). Il existe pourtant, doublement, 168 rue de Crimée, 75019, Paris et Villa Crimée, aux éditions P.O.L.
Utopies que ce projet : utopie d’un lieu tout ensemble de logements sociaux (31), de commerces (2), d’ateliers d’artistes (7), comme si tout ce qui fait communauté était justement rassemblé, autour d’une agora (la cour pavé) : « le 168, rue de Crimée est un village en modèle réduit, à la fois un et composite », cette « alchimie du vivant » qui est au centre du travail littéraire de Célia Houdart comme elle le disait à Johan Faerber à propos de Tout un monde lointain.
Utopie littéraire également que cette Villa Crimée qui tient autant de l’arpentage d’un lieu réel que d’une géographie mentale et imaginaire, autant de l’histoire d’un quartier et d’un espace (qui fut tour à tout logement ouvrier, écurie, imprimerie, les archives en gardent la trace) que des petites histoires et fictions que produit le lieu.
Utopie géographique, enfin, tant la rue populaire parisienne se voit, par la magie d’un projet architectural, prendre des airs new-yorkais. C’est l’Amérique mais aussi la Crimée de Tchekhov, le petit cimetière juif portugais non loin, comme le X° arrondissement de Thomas Clerc, soit un univers mental, croisement de géographies et de littératures, de réel et de fiction. Tout est carte depuis les « cases » d’un « jeu de l’oie », un ailleurs, un « tissu d’inventions et de réalités » comme le disait Aragon de son Paysan de Paris.

« Je dis à Sarah, on ne dirait pas que nous sommes à Paris ». Et dans le croisement des temps (conditionnel/présent), dans ce « sommes » qui est tout autant une manière d’être au monde et au lieu qu’une addition (et un inventaire), tout est suggéré, plutôt que dit. De la contrainte naît la liberté : celles qui ont présidé au projet architectural comme au projet littéraire de Célia Houdart écrivant à l’invitation de Sarah Bitter, de l’agence Metek.

Tous les arts sont convoqués, architecture, littérature, cinéma, gravures, cartes postales, peintures avec les fenêtres qui rappellent les « retables de la peinture italienne » ou « ces petits tableaux dans le bas du tableau, où sont peints des épisodes de la vie d’un saint ». Plus encore que la version contemporaine d’un Piero della Francesca auquel Célia Houdart pense d’abord, ce serait un Gordon Matta-Clark (Open House ou Building Cuts), une œuvre qui tient du montage, du collage et de l’agencement de matériaux composites, mais dans l’expérimentation mémorielle et formelle d’un « je me souviens » à la Perec. « Je me souviens » de cette œuvre de Gordon Matta-Clark exposée à Genève, écrit Célia Houdart, « je me souviens » comme la saisie d’un présent rendu saillant par l’art, reconnaissance du fait que ce que nous voyons, pour être pleinement vu, est élucidé par l’art autant que par l’observation du réel. Et Perec est partout et nulle part, le référent sous forme de grand absent, avec ce « je me souviens » suivi d’un « petit vélo d’enfant » qui n’est pas au fond de la cour mais dans le « noir du local à vélos ».

La Villa Crimée, le lieu — « ce nom n’existe pas, mais je ne l’invente pas tout à fait » — comme le livre de Célia Houdart, tiennent bien du « polyptyque » : chaque fragment concentre et reflète tous les autres, tout est réseau et ramifications, à la manière de cet homme que l’écrivain imagine vivre au numéro 25 qui « boit un café et assiste au lent réveil de la ruche invisible et bientôt hyperactive de son esprit » ou de l’« ondée soudaine » qui « laisse mille minces miroirs de gouttes d’eau sur la baie vitrée de l’appartement 2 ». Citons encore le vidéaste de l’appartement 23 qui monte les plans de son film et arrête souvent l’image, en un geste mimétique de celui de l’écrivain. Si Villa Crimée est la description comme l’imaginaire d’un lieu, c’est aussi le roman en creux de ses habitants, un texte qui superpose étroitement fiction et non fiction, objectivité et intimité, « common » et individus, passé et présent, texte et image, fragments écrits et blancs qui laissent se déployer l’imaginaire du lecteur.
Célia Houdart, face au bâtiment, dit « admirer » (une position, des relations, la liberté…), et cette admiration dans ses variations rythme les fragments, rappelle le regard depuis lequel tout se déploie. Admirer, en effet, qui tient d’une forme d’étonnement comme de reconnaissance du génie du lieu. Tout est affaire d’invention de formes, en architecture comme en littérature. Le petit bijou de Célia Houdart ne l’affirme pas mais le construit en autant de « fenêtres imaginaires » qu’il y a de « fenêtres réelles ». Si l’écrivain est bouleversée d’entendre le couvreur lui parler de « règles de l’art » et comprend « le sens que cela prend soudain à cet endroit », c’est au lecteur qu’elle transmet la fascination d’un lieu, la magie d’une rencontre.
Célia Houdart, Villa Crimée, éditions P.O.L, novembre 2018, 96 p., 14 € — Lire un extrait