Portraits like shadows like portraits like shadows (Warhol Unlimited)

Expo Warhol © Jean-Philippe Cazier

L’Exposition « Warhol Unlimited », qui a lieu actuellement au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, a pour pièce maîtresse la grande série des Shadows (1978-1979) montrée ici pour la première fois en Europe, composée de 102 toiles habituellement conservées à la Dia Art Foundation, à New York.

Cependant, le thème de l’ombre – et donc de la lumière – et la série des Shadows pourraient aussi servir de fil conducteur à l’ensemble de l’exposition qui propose, à côté des Shadows, une série très diverse d’œuvres de Warhol, des boites de soupe Campbell’s aux chaises électriques, des Flowers aux portraits de Mao ou de Jackie Kennedy, des Screen Tests au papier peint sur lequel se répète le motif d’une tête de vache rose sur fond jaune, etc.

L’exposition s’ouvre sur une salle où sont réunis des autoportraits de Warhol qui insistent sur l’importance centrale des ombres : celles des autoportraits issus de la série Myths (1981) et justement intitulés The Shadow, comme celles des Self-Portraits datant des années 60, composés d’un clair-obscur extrême puisqu’au lieu d’organiser des gradations rendant compte des reliefs il juxtapose abruptement les parties sombres et éclairées pour former une simple surface plane où alternent l’ombre et la lumière. Dans la série des autoportraits The Shadow, l’ombre portée du visage est effectivement plus présente que le visage lui-même, occupant plus que lui l’espace du tableau : le modelé du visage est rabattu sur la pure surface d’ombre, l’autoportrait est aussi bien celui de la seule ombre, le visage s’extrait de lui-même pour rejoindre l’espace de l’image pure, simple surface impressionnée par la lumière. Si l’autoportrait est un portrait de soi, il ne se sépare pas ici de ce qui l’accompagne comme un autre, un double, l’ombre qui n’est pas que le prolongement de la tête et du visage, la simple image projetée, mais qui les absorbe, les envahit, tendant à être la totalité du portrait.

Warhol semble ainsi mettre en scène plusieurs choses : le fait que le portrait se double toujours d’une ombre, que le visage est immédiatement dupliqué, doublé ; que l’ombre accompagne le visage autant que le visage accompagne l’ombre, sans hiérarchie ni prévalence : le visage comme prolongement de l’ombre autant que l’inverse ; le fait que le visage est soumis à un devenir-ombre par lequel il perd ses traits distinctifs, tendant au statut d’image anonyme, de surface définie par son contour, son aplat, et le contraste lumineux qui la fait exister ; le fait que le devenir-ombre implique ici un devenir-image, devenir pur, sans particularité, sans qualités particulières, pure surface photo-graphique. On peut avoir l’intuition que se condense ici ce que le reste de l’exposition va décliner en suivant les différentes variations que Warhol a produites de cette logique de l’image, du double, du devenir.

En observant les grands écrans sur lesquels sont projetés certains des nombreux Screen Tests réalisés à la Factory, ce que l’on voit ce sont certes des portraits de tel ou tel personnage plus ou moins célèbre (Dali, Lou Reed, etc.), mais ce sont surtout des images réduites à leur minimum de phénomène lumineux : la pellicule, impressionnée par la lumière, produit des images qui ne sont que des images. Le fait que Warhol réalisait ses Screen Tests en demandant aux personnes filmées de ne rien faire de particulier, les isolant au maximum de toute action, de toute intention, voire de toute expression, conduit à les faire apparaître moins comme des personnes filmées que comme des images lentes, étrangement et à peine mobiles, traversées d’accidents lumineux. Le visage devient image, purement image, c’est-à-dire art. Le fait que les Screen Tests soient en majorité filmés en noir et blanc permet la reprise sous une forme cinématographique du procédé qui, en peinture, était celui des Self-Portraits des années 60 : la surface s’organise selon une juxtaposition d’ombres et lumières, surface plane, plate, sans rien d’extérieur qui viendrait troubler son existence d’image. C’est le même procédé, la même logique et les mêmes effets que l’on constate dans le film Empire (1964), projeté dans une salle de l’exposition, pour lequel Warhol a filmé en plan fixe et en noir et blanc l’Empire State Building, la nuit, durant plusieurs heures : pure image, pur phénomène lumineux, absorbé par les ombres et lumières qui le composent, le transforment sans cesse…

À travers les œuvres qui sont présentées au Musée d’Art moderne, il apparaît que l’objet central du travail de Warhol est l’image, mais moins en tant qu’elle représenterait quelque chose, qu’elle renverrait à un référent extérieur – célébrité ou anonyme – que comme réalité matérielle et lumineuse : image photographique qui ne serait que photographie. On comprend ainsi que la grande série Shadows soit emblématique du travail de Warhol : elle réalise, de la manière la plus évidente, la fascination de Warhol non pas pour les images mais pour l’image – surface plane d’ombre et de lumière –, c’est-à-dire fascination pour l’art, si l’on entend par art ce qui produit des images, ou mieux, ce qui produit un devenir-image. Shadows serait le manifeste le plus radical de l’art selon Warhol. Mais pas uniquement de l’art car celui-ci, chez Warhol, est inséparable d’une proposition sur ce qu’est son rapport à ce que l’on appelle d’ordinaire le réel – volontiers confondu avec le référent –, que nous regardons habituellement sans percevoir qu’en son sein sont à l’œuvre les images, qu’en son centre travaille l’image qui nous absorbe dans son anonymat, dans sa lumière et ses ombres. C’est ce qui ressort des très belles images filmées par Ronald Nameth lors du spectacle de Warhol et du Velvet Underground, Exploding Plastic Inevitable, que l’exposition projette dans une salle à part, sur quatre grands écrans qui démultiplient les images pour les faire apparaître précisément en tant qu’images, couleurs, ombres, lumières, permettant des devenirs étranges des corps, des visages, des gestes, absorbés dans le devenir général de l’image et de sa logique plastique.

La réflexion de Warhol semble en réalité plus concrète, davantage historiquement située. Son intérêt pour l’image implique un point de vue sur les images enregistrées et reproductibles à l’infini de la photographie et du cinéma, moyens que Warhol a sans cesse utilisés. On pourrait ici faire un lien facile avec l’ère de la production industrielle de l’image et avec ce que Walter Benjamin en a dit dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Mais, à la différence de Benjamin, Warhol semble voir dans l’image industrielle la réalisation même de l’image : l’image non comme reproduction d’une chose mais comme réalité en soi, avec sa logique et sa dynamique propres, l’image comme réalité lumineuse, anonyme, reproductible. Lorsque Warhol réalise ses Screen Tests ou filme l’Empire State Building, il s’agit moins pour lui de filmer quelque chose ou quelqu’un que de produire des images, ou mieux : de produire l’absorbement de ce qui est dans la logique et les devenirs de l’image. Et il appartient à l’image d’être reproductible. L’image, chez Warhol, n’est fondamentalement l’image de rien, elle n’est qu’image, chaque image étant identique à n’importe quelle autre image, chacune répétant l’autre, chaque image en tant que telle se répétant dans les autres. La production et reproduction industrielle des images ne ferait que réaliser cette essence de l’image qui n’est en rien platonicienne – logique du modèle et de la copie – puisque l’image chez Warhol est avant tout une copie sans modèle, une copie qui se détache du modèle et l’inclut dans sa logique propre, autonome. Tout peut être photographié ou filmé : des vaches, des fleurs, Jackie Kennedy, la chaise électrique, Mao, une boite de soupe, Warhol lui-même, une ombre, car rien de ce qui est ainsi filmé ou photographié ne demeure lui-même, tout devient au contraire une pure image, identique en cela à n’importe quelle autre – ombres et lumières animant une surface plane indéfiniment répétable. C’est, là encore, ce que réalise d’une manière radicale la série Shadows : l’ombre n’est plus une sorte de copie mal fichue du corps ou de l’objet, elle est l’indice du devenir-image du corps ou de l’objet, elle en affirme immédiatement la reproductibilité, elle devient elle-même l’objet de l’œuvre ou l’œuvre elle-même qui n’est plus qu’ombre et ombre à l’infini, c’est-à-dire image.

Un autre intérêt de l’exposition du Palais de Tokyo est de mettre en évidence que, chez Warhol, tout est susceptible de devenir œuvre d’art. Cette idée n’est pas propre à Warhol, puisque l’histoire de l’art moderne tendait déjà à privilégier des réalités qui dans la tradition classique n’étaient pas regardées ni regardables pour l’art – objets du quotidien, situations triviales ou dévalorisées par la morale, etc. De ce point de vue, Warhol s’inscrit dans le mouvement initié durant l’art moderne et que l’art contemporain – de manière éclatante depuis Duchamp – a continué dans toutes ses conséquences. Chez Warhol, ce n’est pas que l’art est partout, c’est que tout peut devenir art, tout peut être pris dans les processus de la production artistique. Là encore, Warhol se montre radical. Quoi de plus banal qu’une fleur quelconque, qu’une vache, qu’une photographie de mauvaise qualité reproduite dans un journal ? Warhol prend un nuage et le transforme en Silver Cloud. Il regarde une boite de soupe ou un paquet de lessive et les transforme en œuvre d’art en leur imposant cependant la logique la plus commune de l’œuvre d’art : produire l’œuvre (ce que fait Warhol en fabriquant et exposant des « fausses » boites construites en bois de savon Brillo ou de « faux » cartons de livraison de Ketchup Heinz) ; produire un arrangement esthétique de formes et couleurs (ce qu’il fait par la grande beauté du travail chromatique, des cadrages ou des rythmes qui structurent autant les portraits de Jackie Kennedy que les images de chaises électriques, les tapisseries avec la tête – le portrait – d’une vache, les Flowers, etc.) ; faire admettre et promouvoir la valeur artistique de l’œuvre par les institutions, ce que là aussi Warhol a réalisé, comme le montre une fois de plus l’exposition du Musée d’Art Moderne qui accueille dans ses murs des boites de savon, des vaches, des images de journaux, un plan fixe d’un building, etc. L’œuvre de Warhol invite à un déplacement et à une non hiérarchisation du regard : tout peut devenir une œuvre d’art et par « tout » il faut entendre le plus banal ou le moins esthétique a priori (comme une chaise électrique), sans différence entre le portrait d’une célébrité, celui d’une vache, ou une ombre. La grande série Shadows serait le triomphe du banal, l’affirmation que le moins notable, le moins doué d’être, le plus immédiat peut être l’objet d’une reprise par l’art, sans différence entre le tableau d’une ombre ou un autoportrait de Warhol qui n’est pas une ombre mais qui, par l’art, perd les qualités qui le distingueraient d’ordinaire de l’ombre (Warhol est connu pour émettre à propos d’à peu près tout un seul et même jugement : « It’s great ! »).

Si chez Warhol le plus banal – une ombre – n’est pas inférieur à Mao ou à un carton de bouteilles de sauce tomate, c’est parce que par l’art tout devient image et que les qualités différentes – formelles, sociales, matérielles, économiques, etc. – se dissolvent dans le devenir-image. Seule règne l’image, Warhol transformant le monde en une série immanente d’images interchangeables, sans hiérarchie, sans privilège : un monde-image fait d’ombres, de lumières, de couleurs, de mouvements – un gigantesque film ou une immense exposition d’Andy Warhol. Ce que synthétise et ce vers quoi tend la grande série des Shadows.

Mais ce qui est également impliqué par l’image, c’est le temps. L’image en tant que sujet du devenir implique le temps propre du devenir, celui par lequel ce qui est devient autre. Ce n’est pas que l’image se transforme en autre chose qu’elle-même – une non image –, qui lui serait extérieur, mais elle est prise dans des modifications qui la transforment elle-même, en elle-même, en un autre. Si le visage devient ombre, ce n’est pas que l’ombre est autre chose que le visage, elle en est plutôt la limite interne, ce que le visage, en lui-même, devient. L’autre du visage – l’ombre, le double – n’est pas en dehors du visage, il est le visage lui-même en tant qu’il devient autre, le dehors est dedans. D’où le fait que dans les autoportraits de la série Myths, l’ombre double le visage comme un autre visage du visage, dans le visage (et non le visage de quelqu’un d’autre) : le visage ne se transforme pas en autre chose – en chien ou en chat ou ce que l’on voudra – mais en ombre du visage par laquelle celui-ci est habité par son propre double nomade, étant ou plutôt devenant toujours autre que lui-même. Les variations opérées par Warhol au sujet d’une « même » image, d’une « même » photographie, reprise sans cesse soit au sein d’un même tableau, soit d’un tableau à l’autre, effectuent la mise en série par laquelle le devenir est possible : on ne devient pas autre chose que soi, on devient autre en soi, selon une temporalité qui est moins celle d’une durée comprise comme un passage ou un trajet de A à B que celle d’un temps chaotique par lequel A devient A’, A’’, A’’’, etc. L’image, le visage, deviennent sur place, selon un nomadisme sans bouger, impliquant toujours une ombre par laquelle ils deviennent toujours autre.

Ce devenir autre est impliqué par l’immanence de l’image, par le fait que n’importe quelle image, en tant que telle, est en elle-même un devenir de l’image. Si les séries de Warhol ou le caractère sériel interne de nombre de ses tableaux peuvent être compris ainsi, il est clair que le film est ce qui exprime cette logique de la façon la plus évidente bien que paradoxale : un film de Warhol est moins une succession d’images qu’un devenir de l’image, une série par laquelle l’image devient autre. Empire, composé d’un plan fixe sur l’Empire State Building, ne montre pas autre chose que ce building, mais il le montre traversé d’un devenir par lequel il ne cesse d’être autre : les accidents de la pellicule, les rapports changeants entre les ombres et la lumière, répètent le basculement incessant du building dans ses propres doubles, les variations internes à l’image. De même, les Screen Tests, par-delà le visage de la personne filmée, composés d’une « seule » et « même » image, opèrent le devenir-autre de ce visage et de l’image : devenir-lumière, devenir-ombre, devenir-anonyme, devenir-image. Les degrés d’altérité du visage, chez Warhol, n’arrivent pas au visage à partir de l’extérieur, mais selon un processus interne au visage lui-même, dans la mesure où le visage est déjà en lui-même autre que lui-même, qu’il est ombre et image, ce que le processus du cinéma actualise et fait apparaître plus qu’il ne l’impose.

Les 102 toiles qui composent Shadows ne sont pas séparables et constituent finalement une seule et même toile mais développée de la façon la plus poussée selon le processus temporel du devenir, comme un film de Warhol dont la logique serait transposée à la peinture. Cette série est ainsi exceptionnelle dans la mesure où elle montre de la manière la plus nette la logique qui semble traverser le travail d’Andy Warhol, où elle permet d’établir des rapports précis entre des œuvres et des gestes picturaux apparemment sans rapport, ou qui peuvent sembler gratuits ou futiles. Série qui montre donc la radicalité de son art, sa place éminemment centrale dans la production artistique et intellectuelle contemporaine.

L’exposition « Warhol Unlimited » au Musée d’Art moderne de la ville de Paris est ouverte jusqu’au 7 février 2016.
Commissaires de l’exposition : Sébastien Gokalp et Hervé Vanel.
Site internet du Musée d’Art modern
L’exposition est accompagnée d’un catalogue réalisé sous la direction d’Hervé Vanel : Warhol Unlimited, 234 pages, 44,90 €.
Le cinéma Grand Action propose jusqu’au 8 janvier une programmation autour de l’œuvre d’Andy Warhol et ses rapports avec le cinéma
Sur Diacritik : un article sur trois livres autour de Warhol