La rumeur enfle sur la croisette, elle n’étonne personne : au soir du Palmarès 1977, le jury présidé par Roberto Rossellini a choisi un film italien comme Palme d’or. Ettore Scola peut feindre la surprise, il a entendu les tonnerres d’applaudissements à la fin de la projection, il a lu une critique presque unanime. Réalisateur en vogue, prix de la mise en scène pour Affreux, sales et méchants, il attend la palme. Personne ne semblait se souvenir de l’autre (grand) film italien de la compétition et, à la surprise générale, ce sont les frères Taviani qui remportent la palme pour Padre Padrone. Une journée particulière entre dans la légende des grands oubliés du festival.

Le film est pourtant l’un des plus grands, si ce n’est le plus grand de son réalisateur. Huis-clos magistralement mis en scène, où se rencontre une femme méprisée par son mari et considérée comme une bonne à tout faire par ses enfants (Sophia Loren qui trouve ici son plus beau rôle), et un homosexuel discret, mis au ban de la société fasciste de Mussollini. Alors que l’Italie se prépare à accueillir Hitler en grande pompe et que toute la famille est partie assister à l’événement, ces deux exclus du fascisme triomphant, que Scola laisse hors-champ, vont se découvrir et vivre, pendant quelques heures à peine, une relation platonique. Plus intense que ce qu’ils ont jamais eu le droit de vivre jusqu’ici. C’est Marcello Mastroianni qui esquisse quelques pas de danse, Sophia Loren qui s’éprend de cet homme : magnifiques et dérisoires, tandis que les mouvements de caméra d’Ettore Scola se font gracieux ou violents, discrets puis virtuoses. « Ce n’est pas le locataire du sixième qui est anti-fasciste, c’est le fascisme qui est anti-locataire du sixième… », réplique de comédie, grandiose et inoubliable qui entre avec le film au panthéon du cinéma.

On aimerait écrire que la suite fut à la hauteur de ces années 70, on aimerait dire que le cinéma italien continua à dominer le monde avec classe et nonchalance et qu’Ettore Scola continua à enchainer les chefs d’œuvres… La mort de De Sica en 1974, de Visconti en 1976 puis de Rossellini en 1977 amorça le déclin de l’empire italien. Il suit étrangement, celui, relatif mais réel de Scola.
Bien sûr Ettore Scola ne deviendra jamais un réalisateur de seconde zone, pas plus que le cinéma italien ne mourut par la seule volonté d’une « certaine tendance de la critique française ». Mais il serait fou de nier l’évidence : l’âge d’or du cinéma italien s’en est allé comme John Wayne à la fin de la Prisonnière du désert, lentement et avec grandeur. Ettore Scola fera encore de beaux films. D’abord il y eut les sketchs des Nouveaux monstres (1978) Scola y réalisait quelques-uns des sketchs les plus cruels laissant à Dino Risi les plus drôles. Le film, réalisé en soutien au scénariste complice Age, en grave situation financière, est une merveille de ce genre si propre au cinéma italien le film à sketchs.
C’est avec La Terrasse deux ans plus tard que Scola prendra un virage ouvertement plus sombre, frôlant même la misanthropie. Le regard sévère mais relativement bienveillant que le cinéaste portait encore sur les personnages de Nous nous sommes tant aimés se fait impitoyable. Si le film reste une réussite majeure, c’est par la grâce de quelques scènes bouleversantes : la mort de Reggiani sous la neige artificielle, Mastroianni en clown esseulé, mais la critique de cette bourgeoisie de gauche dans laquelle Scola s’inclut, est violente. Quelques intellectuels des deux côtés des Alpes s’y reconnaîtront si bien qu’ils réserveront au film un accueil étrangement réservé.
Ettore Scola ne réalisera plus de grands films, mais de bons films, très bons même encore : La Nuit de Varennes (1982) La Famille (1987), mais l’état de grâce est terminé. Comme Hanna Schygulla à la fin de La Nuit de Varennes, nous aurons même parfois à nous incliner devant un fantôme : Passion d’amour (1982) est un authentique ratage, on a peine à y déceler la trace de son auteur.
Le Bal, césar du meilleur film en 1984, est d’abord un exercice de style, réussi, mais qui ressemble si peu à son auteur : une succession de séquences musicales chorégraphiées, sans dialogues ; 50 ans d’histoire de France, du Front populaire aux années 80, mise en scène brillante mais le film manque de souffle et d’intérêt. La colère d’Ettore Scola semble s’effacer petit à petit au profit d’une nostalgie parfois stérile, même si La Famille est le parfait contre-exemple : presque un siècle d’histoire italienne vue à travers une famille et un appartement. Les lents travellings qui traversent un long couloir sont joliment mélancoliques, Vittorio Gassman y brille encore : Madadayo comme le crierait le vieillard « pas encore mort » du beau film crépusculaire de Kurosawa.
Mais la magie a disparu. Ettore Scola tente de retrouver un second souffle avec l’aide de Massimo Troisi, son hommage au cinéma d’antan, Splendor ne manque pas de charme, tout comme la rencontre entre vieille et jeune garde du cinéma italien, Quelle heure est-il ?, où un père, Mastroianni, retrouve son fils, Troisi. Beaux numéros d’acteurs, jolis dialogues, pas mal, pas plus. Quant à Splendor aussi sincère soit-il, il donne surtout envie de revoir les grands classiques italiens et souffre de la comparaison avec le très beau film de Tornatore : Cinéma Paradiso. Le film de Scola se termine sur un cinéma qui ferme au son de « ce n’est qu’un au revoir », c’est émouvant, mais tristement symbolique.
Et puis Ettore Scola réalisera, enfin, son dernier rêve, ce Voyage du capitaine Fracasse, vieux fantasme qu’il poursuivait depuis si longtemps. Il aurait pu s’arrêter là. Le film est beau, flirte avec le baroque, les récits s’enchâssent, pas toujours maitrisés, souvent sublimes. Déconcertant. Le casting international est inégal : Massimo Troisi est bouleversant, Vincent Perez sans épaisseur. Si l’on perd vite le fil de l’histoire, les images marquent. Le film est bancal mais magnifique, la critique passera complètement à côté : Scola n’a plus la carte. Après la cruauté, c’est désormais l’ambition qu’abandonnera le maître. Le vieux rêve du capitaine Fracasse sera un échec public et on peut penser que Scola ne s’en est jamais remis.
Les années 90 seront celles de la chute, de déceptions en déceptions, jamais honteux un film d’Ettore Scola n’est plus un événement. Pourquoi s’attarder donc sur Le roman d’un jeune homme pauvre ou Mario, Maria, Mario, vague succédané de Nous nous sommes tant aimés. Le Dîner offre quelques belles séquences mais le film s’oublie si vite…
Il faut attendre Gente di Roma pour retrouver un peu de la grâce des grandes années. Scola, le vieux communiste n’a pas oublié Gramsci : il ne réalise pas un film sur la cité romaine mais sur le peuple de Rome. Un peu trop anecdotique, souffrant d’un manque de moyens dont sont d’abord responsables les chaînes de télé italiennes ayant mis leur cinéma en coupe réglée, l’aveuglement et l’ignorance de quelques producteurs. Scola fait avec les moyens du bord, ça marche parfois, Gente di Roma est plus la promesse d’un film qu’une œuvre véritablement aboutie.
Qu’il est étrange de s’appeler Ettore… A la fin de Huit et Demi, on suit un jeune enfant, flûte à la main, qui fait quelques pas avant de s’évanouir dans la nuit. Auparavant, il y aura eu l’étrange sarabande des personnages du film. On pense à Fellini donc, l’objet du dernier film de Scola, on pense à Rossellini, Visconti, De Santis,De Sica, Ferreri, Rosi, Germi, Lattuada, Petri, Monicelli, Bolognini, Léone, Zurlini, (mais pas à Zeffirelli), Risi, Comencini, Pasolini, Macari, Age, Scarpelli, Rota « élargissez le cercle, tous ensemble, tous ensemble » — crie Guido, On pense à Ettore Scola… Mais la musique de Rota n’est plus qu’un petit son de flûte et s’éteint.
La première partie de ce portrait-hommage est à retrouver ici
Sur Arte, lundi 25 janvier, deux films d’Ettore Scola :