« Rien n’est perdu » : Joyce Carol Oates (Poursuite)

Joyce Carol Oates © Christine Marcandier

Abby a vingt ans. Le lendemain de son mariage, elle est renversée par un bus et reste plusieurs jours dans le coma, « pareille à la Belle au bois dormant », « suspendue, ni complètement vivante ni complètement morte ». Son mari voudrait comprendre : est-ce un accident ou un geste délibéré ? Willem va forcer la jeune femme à se souvenir : « À quoi étais-tu en train de penser quand c’est arrivé ? ».

« Il faut qu’on sache » : Willem s’adresse à Abby, la mystérieuse Abby qu’il a rencontrée quelques mois plus tôt au centre de réhabilitation pour aveugles où elle travaille et où il était bénévole, Abby qu’il a très vite épousée et dont il ne sait presque rien, il s’en rend compte désormais. Pourquoi Abby a-t-elle changé de nom, pourquoi semblait-elle en proie à d’atroces cauchemars durant leur nuit de noces ? Pourquoi est-elle passée sous un bus, voulait-elle mourir ? La jeune femme est désormais entre la vie et la mort à l’hôpital, elle a un poumon perforé, la clavicule et cinq côtes cassées, le crâne fêlé, pourra-t-elle même se souvenir de quoi que ce soit à son réveil ? Willem, au chevet de sa femme, est traversé par une foule de questions sans réponses.

Depuis son enfance, Abby est hantée par « l’affreux rêve des squelettes » : des ossements, deux crânes, des menottes, une « petite bague affreusement ternie sertie d’une opale fendillée d’un bleu pâle trouble », comme un atroce champ d’indices dans un « endroit verdoyant », presque rimbaldien. Y a-t-il un lien entre l’enfance d’Abby chez sa tante qui l’a recueillie quand ses parents l’ont abandonnée et cette scène traumatique qui la poursuit, dont elle ne sait pas même s’il s’agit d’un souvenir ou d’un pressentiment du pire ? Pourquoi se frotte-t-elle sans cesse le poignet droit ? De questions en témoignages, le lecteur plonge dans les souvenirs d’Abby, dans ce qui peu à peu remonte à la surface d’une enfance qui avait jusqu’alors sa « version officielle » et voit surgir sa face sombre, ignorée de tous. Abby ne possède plus rien de ce passé, en dehors de ce cauchemar, et du sentiment, jusque dans sa chair, d’être coupable, de porter une faute et de mériter le pire.

« Tout ce qui m’arrive de mal, je le mérite.
Je ne mérite rien de ce qui m’arrive de bien.
(…) 

Personne ne le lui a dit, parce qu’il n’y a personne pour le lui dire. Mais elle le sait : elle ne mérite pas le bonheur que représentent le mariage et l’amour. Il y a quelque chose de spécial chez elle, quelque chose de maudit et de funeste. Dans les herbes hautes, les crânes l’avaient dévisagée avec une sorte de calme moqueur.
Tu croyais qu’on pourrait t’oublier ? »

La poursuite est une traque : Abby est rattrapée par un passé qui lui échappe, épiée et questionnée sans relâche par son mari qui voudrait comprendre. Puis « l’innommable secret » du cauchemar refait surface et avec lui l’histoire de Miriam Frances Hayman, ce nom qu’Abby aurait voulu gommer. Difficile d’en dire plus sans défaire le fil ténu que tient une Joyce Carol Oates toujours plus retorse dans le montage de ses intrigues, toujours plus maîtresse de ses effets. À mesure que le récit progresse, il révèle quelques clés, sans perdre de son épaisseur, et nous entraîne très loin dans l’atroce banalité des violences faites aux femmes, jusqu’au féminicide dont la romancière décrypte les mécanismes. Poursuite est un récit glaçant, d’une violence d’autant plus terrible qu’elle est d’une sobriété extrême. C’est à une « traque » polyphonique que nous invite une Joyce Carol Oates au sommet de son art.

Joyce Carol Oates, Poursuite (Pursuit, 2019), traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché, éditions Philippe Rey, mars 2021, 224 p., 20 €

A noter la sortie en poche d’un précédent roman de Joyce Carol Oates, Dé mem brer (Dis mem ber), trad. de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché, éditions Points, mars 2021, 288 p., 7 € 70

Joyce Carol Oates © Christine Marcandier