Marc Cholodenko : un poète parmi les hommes

Marc Cholodenko, photo © Annabelle d’Huart

Dès les premières minutes de la très belle création radiophonique, toute de voix et de sensibilités feutrées, que Christian Rosset consacre au très discret sinon secret Marc Cholodenko, l’écrivain fait entendre sans attendre ce qui, depuis 1972, tient en son œuvre sa parole : « C’est un monde qu’on ne peut pas décrire, qu’on peut vivre. D’ailleurs, je le fais pour ça. Je n’écris pas pour autre chose que vivre dans ce monde. » et finit par ajouter entre rire et défi : « La vie, ça existe. La vie, qu’est-ce que c’est ? » Sans doute est-ce de cette question tremblante mais soutenue dans sa force que part le questionnement, à la fois doux et exigeant, sur lequel Christian Rosset a choisi de fonder son enquête ou plutôt sa patiente et aimante découverte de Marc Cholodenko, écrivain que, grâce à la réalisation de Manoushak Fashahi, Rosset veut approcher par touches successives, par cercles concentriques, à la manière d’un portrait toujours en cours, d’une œuvre toujours à l’œuvre.

les-etats-du-desert-cholodenko-marc-de-marc-cholodenko-989389787_MLCet homme qui place la vie au centre de son œuvre, qui dit la vie sans trêve sera pourtant celui qui, d’emblée, s’échappera hors de la question. À l’interrogation des origines, de celle qui entend mieux saisir qui est cet homme encore trop peu connu, pourtant édité depuis de nombreuses années chez P.O.L, également lauréat du Médicis en 1976 pour Les États du désert ou encore brillant scénariste de Philippe Garrel, Cholodenko ne répondra pas. Son père, ukrainien, est venu en France en 1917, à cause des Révolutions mais pourtant Cholodenko n’en dit mot, n’en porte pas trace, ne le dit qu’en passant comme on parle pour se faire oublier. Il le dit : son écriture n’est pas slave. L’homme ne s’attarde pas sur sa biographie qui traverse d’un geste d’effacement ses propos. Parce que, pour ce grand admirateur de Rimbaud, la vraie vie est décidément ailleurs.

C’est un monde qu’on ne peut pas décrire, qu’on peut vivre. D’ailleurs, je le fais pour ça. Je n’écris pas pour autre chose que vivre dans ce monde. La vie, ça existe. La vie, qu’est-ce que c’est ?

$T2eC16h,!ygE9s7HLc,IBQviH0dc)w~~60_35Avec vigueur mais toujours dans le recul du sourire, Cholodenko ne cesse de le dire : il est une abstraction, la formule d’évanouissement qu’un auteur sait proposer à son œuvre pour la déplacer jusqu’à la venue à soi, jusqu’à sa possibilité d’exister. Avec Cholodenko, comme Rosset nous le fait découvrir, c’est l’auteur qui devient la seule page blanche sur laquelle la parole va pouvoir s’épanouir, trouver à se dire et trouver à faire vivre. Cholodenko l’indique là encore à Rosset : il se détache de la parole de soi (même si l’homme confesse avoir fini une autobiographie à paraître sous peu), il se rêve à voix haute abstraction, il est la grande disparition, la toile encore présente mais vierge de ce Malevitch de la littérature qu’il rêve d’incarner sans incarnation. Et Rosset, ainsi que l’auditeur, le comprennent vite : il faudra alors, pour dire Cholodenko, dresser le portrait de l’œuvre, sa vie dans la parole pour y retrouver, en creux, un auteur aussi fuyant, toujours reculé à la lisière de sa parole propre.

Capture d’écran 2015-10-15 à 07.47.48De l’œuvre, la création de Rosset saisit avec détermination, depuis la parole amicale et joueuse mais toujours informée des présences conjuguées d’Yves Di Manno et d’Isabelle Garron, le parcours d’un homme dans la littérature qui, tel décidément Rimbaud, chemine avec des semelles de vent dans sa propre œuvre, dans ce destin d’écriture à soi toujours différent. De fait, Cholodenko se sait d’abord poète, renie ses premiers poèmes comme Parcs qu’il juge ne plus vouloir rien dire, se sait traversé par la parole romanesque, travaille la phrase comme Proust, la polit comme un artisan, clame l’artisanat comme tenue de l’homme dans l’œuvre. Et, par jeu, Cholodenko multiplie les pistes pour mieux nous égarer : l’homme aime s’amuser des genres, se prend de l’ivresse continue de leur multiplication, écrit toujours pour mieux se quitter. Car Cholodenko n’est encore vraisemblablement pas là où on l’attend. Comme Rosset le saisit, aucun livre ne ressemble à un autre, tous les livres se construisent comme les échos diffractés et volontairement dissemblables des précédents comme pour mieux éparpiller l’identité entre les feuillets qui volent et les phrases qui s’entrechoquent.

1495404-gfParce que Cholodenko qui place en son cœur Rimbaud, taraudé un temps par la même tentation du silence qu’il dépasse, se sait alors plus que tout poète ardent entre les hommes. C’est à la naissance répétée d’une parole poétique que Christian Rosset fait assister depuis ses questions qui veulent saisir le cœur secret d’une œuvre et d’un homme plus rapides que le mouvement même de la langue dans la phrase. Une parole poétique ainsi qui, toujours inattendue, refuse l’épithète de moderne, refuse de se situer dans le geste même de la modernité, refuse d’être confondu avec elle. La modernité est un cadavre malheureux qui revient toujours quand la table est à moitié débarrassée mais Cholodenko ne lui a rien laissé à ronger, et il le répète : il est résolument anachronique. Il est d’une parole poétique qui obéit au hors temps, à ce qui sort du temps des hommes et de l’œuvre car le modèle de Cholodenko, le double sombre comme le jumeau infidèle qui le traverse, n’est pas tout à fait Rimbaud mais sans doute plutôt Hölderlin.

À l’instar du romantique allemand, Cholodenko déploie une œuvre où le Livre rêve sans cesse de se quitter pour venir augmenter le Réel. Un livre est toujours fait pour s’ouvrir puis se casser en deux afin de disparaître dans le souffle sans répit du monde. Cholodenko le dit : il n’est pas Balzac. Il ne veut pas supplanter le Réel, il veut le supplémenter et venir vivre dans ce Réel que l’œuvre a ouvert depuis sa parole. Cholodenko dessine une œuvre dont la respiration n’est ni la forme ni le temps mais le souhait hölderlinien du rythme, du souffle, qu’il soit dans la césure, le souffle suspendu de ce qui révèle, et de la respiration, le souffle continu qui redonne vie. Car, tenu en son cœur au début de la création radiophonique de Rosset, le mot de « vie » ne cesse de traverser chacun, de se laisser apercevoir depuis chaque mot, est le soupir espéré entre deux mots, ceux que Christian Rosset sait admirablement saisir dans l’échange soutenu qu’il a avec l’auteur.

31H8A8T42ALÉcrire pour Cholodenko, tel que le dialogue ici le dessine, ce serait ainsi savoir revenir à ce moment où le Poème, majuscule des hommes, se fait l’intensité de vie la plus nue, la puissance intrépide d’enfance tenue en chacun, sommeil des sommeils, cette enfance qu’évoque avec grâce l’un des derniers mouvements du dialogue avec l’auteur, l’un des plus intimes et des plus impénétrables, dans lequel, par celle de Rosset, se glisse la parole de Cholodenko. L’enfance ne surgit là sans doute comme chez Claude Ollier que comme la source toujours neuve et toujours reculée d’une promesse, celle d’une vie qui n’aurait pas encore son horizon épuisé, son désir toujours tenu dans l’ardeur du multiple, une vie non encore vécue : tenue comme la puissance d’une puissance, une puissance dont l’acte se tiendrait toujours et indéfiniment aux bords de l’accomplissement, comme son monde irrésolu et intangible.

Ainsi À la recherche de Marc Cholodenko de Christian Rosset se donne-t-elle comme une création radiophonique d’une rare qualité où se confie un écrivain tout aussi rare qu’il s’agit absolument de ne pas manquer. Ne serait-ce que pour tenir dans ses oreilles la définition la plus contemporaine de la poésie, celle de Marc Cholodenko, lui qui se quitte sans cesse pour trouver la vie. Lui qui se sait vivant parmi les hommes, qui voit les hommes vivants depuis la parole et qui, du mot de Michel Foucault, sait comme tout poète que la vie doit rester en vie.

France Culture – le 15 octobre 2015 à 23h.
À la recherche de Marc Cholodenko

Par Christian Rosset, réalisation Manoushak Fashahi
Prise de son Pierric Charles, Yann Fressy et Marc Garvenes
Mixage Pascal Besnard
Avec Marc Cholodenko et la participation de : Isabelle Garron & Yves di Manno, écrivains, poètes, co-auteurs de l’anthologie de poésie française contemporaine (de 1960 à nos jours) à paraître en 2016 chez Flammarion.
Fragments de La poésie la vie, Mon héros, Glossaire et Taudis/Autels lus par Michèle Foucher
Archives : Mordechai Shamz, lu par Michael Lonsdale.
Citations : La naissance de l’amour, film de Philippe Garrel. Dialogue de Marc Cholodenko dit par Jean-Pierre Léaud. Quand tu seras mort, texte de Marc Cholodenko pour une mise en scène d’Alain Brunago et Didier Stephan.
Musiques : Richard Strauss (Métamorphoses), Bob Dylan (Lay Down You Weary Times), Christian Rosset (Kit pour Bristophe – Brice Catherin, violoncelle et Christophe Schweizer, trombone) et Monteverdi.