Écrire comme un vol d’oiseaux : Jean-Jacques Viton (Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra)

Jean-Jacques Viton © courtesy Marc-Antoine Serra

C’est avec une grande tristesse que nous apprenons le décès de Jean-Jacques Viton. En forme d’hommage, nous republions un texte consacré à son dernier livre paru en 2016 aux éditions P.O.L, cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra.

Le livre de Jean-Jacques Viton, cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra, insiste non sur la fin mais sur une fin, une dépossession. Il insiste en même temps sur une ouverture, un don. Livre crépusculaire et livre d’une aube recommencée, aube d’un autre ou d’une différence, comme la promesse d’un recommencement – et vers laquelle on se tourne, en direction de laquelle on adresse sa parole murmurante, en attente d’une reprise, d’une bifurcation : la vie encore…

 

Le livre est peuplé d’oiseaux : rossignols, aigles, mouettes, cygnes etc. Il s’ouvre sur une photographie de Marc-Antoine Serra montrant un vol de mouettes. La photographie est prise en contreplongée, depuis le sol, regard levé vers le ciel qui nous dépasse et ces étranges êtres volants. C’est comme un regard d’enfant, un regard des premiers temps, sans savoir, sans connaissance – dans le constat et l’étonnement que quelque chose comme des oiseaux existent. Ceux-ci ne sont pas le signe d’un au-delà, d’une transcendance. Ils sont une présence étrange, celle d’un monde qui est là et qui est regardé comme ce qui persiste dans sa présence toujours nouvelle et inconnue. Ce sont ce regard sur le monde et ce rapport au monde qui traversent le livre de Jean-Jacques Viton. Le monde n’y est pas connu, possédé. Il est là, changeant, présent, persistant dans la répétition de son existence (« des oiseaux quittant et reprenant la même posture d’attente »). Monde évanouissant, comme l’existence d’un dehors partout, y compris en soi-même, dans l’individu.

Par-delà les nombreux oiseaux – anges qui témoignent de l’existence du monde –, les animaux traversent le livre. Non des animaux apprivoisés, appropriés – plutôt des présences animales laissées à elles-mêmes, que l’on peut caresser sans les saisir, qui surgissent et que l’on peut contempler comme le monde lui-même. L’animal serait ici une sorte de médiateur avec le monde, comme le rapport à l’animal serait le mode d’un rapport plus général au monde : non objet d’une appropriation, d’une maitrise, mais d’une contemplation par laquelle l’animal, le monde passent en nous et nous ouvrent à ce qu’ils sont (« il faut arriver à caresser l’eau comme un animal »). Le livre de Jean-Jacques Viton est fait de ce devenir-animal, ce devenir-monde auquel le langage et l’être s’abandonnent.

Ce rapport au monde n’est pourtant pas immédiat, il faut le produire pour accéder au monde. C’est l’objet de l’écriture, de la poésie : produire par l’écriture un rapport au monde dans lequel celui-ci existe comme réalité inconnue, étonnante, nouvelle, comme il peut être surprenant et nouveau de rencontrer, en levant les yeux, soudain, un vol d’oiseaux. Le livre s’ouvre donc sur la photographie d’un vol d’oiseaux – centrée au milieu de la page, les oiseaux comme des traces noires disposées à l’intérieur d’un cadre plus petit que celui, plus large, de la page. Cette photo ne serait pas que l’affirmation de la présence du monde, elle exprimerait également la logique de l’écriture qui est à l’œuvre ici : écrire comme un vol d’oiseaux. Peut-on écrire comme un vol d’oiseaux ? C’est ce que fait Jean-Jacques Viton. Non pas écrire sur les oiseaux, mais avec un vol d’oiseaux, ce vol s’engouffrant dans l’écriture qu’il attire dans un devenir-oiseau, un devenir-vol, qui imposent un autre rapport au monde et à l’écriture elle-même. Ce qui veut dire aussi : ne pas se saisir du langage, ne pas l’apprivoiser mais suivre ses allées et venues à l’intérieur de la page – qui n’est pas une cage –, contempler ses mouvements libres, la persistance de cette liberté.

Les textes qui composent le livre forment chacun un rectangle à l’intérieur du cadre de la page (ce qui reprend donc la mise en page de la photographie d’ouverture), chaque page présentant un texte, les dimensions du rectangle variant de manière croissante d’une page à l’autre – comme, d’un texte à l’autre, un lent mouvement, le déplacement au ralenti du vol d’un groupe d’oiseaux. A l’intérieur du rectangle du texte, les mots passent, traversent, les segments s’enchainent sans transition attendue ou nécessaire dans l’ordre de la logique syntaxique et grammaticale, sans ponctuation. Le langage, en quelque sorte, est flottant, allégé, fluide au gré des courants. Chaque texte peut être lu de manière autonome par rapport aux autres. Parfois, d’un texte à l’autre, une liaison existe, est en tout cas suggérée. Les textes pourraient donc aussi bien être regardés comme un seul texte mais imprégné, doublé d’un mouvement interne. Ou encore comme le « même » texte changeant, mobile, repris et reconfiguré à chaque fois et disant autre chose : le langage serait d’abord mouvement, transformation répétée des signes en d’autres signes, du sens en un autre sens – comme les oiseaux dans le ciel reconfigurent sans cesse leur syntaxe et les textes qu’ils y écrivent.

Un des enjeux de l’écriture de Jean-Jacques Viton n’est pas de « rendre le réel », le monde, mais d’en suivre les lignes, de s’ouvrir à son existence, de créer des devenirs avec le monde et de les laisser constituer le texte. Cette écriture implique une méfiance à l’égard de notre rapport habituel au monde mais aussi à l’égard de la langue qui, chargée de règles, de normes, de modèles idéologiques, soumet habituellement ce qu’elle affecte à sa propre logique et par là le recouvre, le cache. Dans ce livre, au contraire, le monde envahit la langue et la déborde, affirme son propre cadre, c’est-à-dire s’affirme comme écriture (et non langue). La langue, par exemple, implique des relations, des façons particulières et récurrentes de dire le monde, de lier ses éléments – d’informer notre rapport au monde d’une façon qui n’est pas dans les choses telles qu’elles sont rencontrées et perçues mais qui appartient d’abord à la langue. Les textes de Jean-Jacques Viton font l’inverse : c’est la relation au monde qui prime sur la logique de la langue, c’est l’ordre et le désordre du monde qui existent sur la page, non ce qu’ordonnent les habitudes et exigences langagières. Comment dire le monde sans que celui-ci ne soit effacé par l’acte de le dire ? Ce pourrait être le problème à partir duquel écrit Jean-Jacques Viton, avec toutes les difficultés et paradoxes de ce problème.

Le vent qui porte le vol des oiseaux, l’eau, ce sont le monde. Vouloir saisir l’eau revient à la supprimer, à interrompre ses ondes, ses tourbillons, à l’enfermer dans un flacon – un cadre – qui l’abolit. Ce qui est perçu est alors le cadre, non l’eau vivante. Pour qu’une relation à l’eau soit effectivement possible, il faut la contempler, et la toucher revient à la caresser, à suivre ses mouvements – le toucher comme caresse, l’inverse de la saisie, étant la dimension tactile de la contemplation. Chez Jean-Jacques Viton, pour qu’il y ait écriture, il faut que la langue caresse le monde, qu’elle le suive au lieu de l’emprisonner. Une sorte d’écriture phénoménologique mais débarrassée de la lourdeur langagière et de la pauvreté poétique de la pensée phénoménologique. C’est une logique poétique des relations qui est ici développée, incluant le discontinu, l’événement de la rencontre, la répétition et la différence, l’absence de synthèse dans l’objet ou le sujet : une logique des connexions, des rapprochements éphémères, fluctuants, des relations se faisant et se défaisant, toujours nouvelles et inédites comme le monde. Un flux du monde par et dans la langue et inversement (« pas chercher de liaison naturelle entre les choses pas de faux échos »), l’un étant toujours ouvert à et par l’autre.

Le monde est ici la nature ou la ville, les gens, les animaux – toute une « réalité » quotidienne. Le monde, c’est aussi l’histoire, le passé, la pensée, le souvenir, les émotions et sensations : les strates diverses du monde, internes et externes, mobiles, peu structurées ou toujours en déséquilibre, surtout pas hermétiquement empilées mais enchevêtrées, poreuses en tel ou tel point. Ce sont ces strates qui sont évoquées/invoquées dans le texte et qui informent une écriture sans ponctuation, sans syntaxe figée, une écriture-flux qui est celle du devenir et de l’enfance. Une écriture sans point de vue privilégiée ni axe central. Une écriture égalitaire, comme un regard qui parcourrait un paysage sans en privilégier un élément particulier, en fonction de l’intérêt d’un sujet souverain, qui les embrasserait tous, de manière absolument égalitaire. Même le Je, peu présent, est moins dans ce texte ce à partir de quoi celui-ci se déploie qu’un élément parmi d’autres, le lieu traversé et constitué, loin de l’équilibre, par l’ensemble de ce qui advient. L’histoire apparaît comme un ensemble de sensations confuses, et l’actualité des guerres et massacres – les massacres toujours des faibles, jamais des puissants – donne lieu à une émotion qui persiste d’abord en tant que telle au lieu de laisser place à un discours qui rationnaliserait. Les souvenirs persistent comme des fantômes et ne sont intéressants que s’ils demeurent tels – basculant dans un quasi oubli –, non lorsqu’ils ne sont que l’occasion d’une synthèse du sujet. C’est le tout du monde qui ici s’engouffre dans le texte, le constitue et l’emporte. C’est cet engouffrement et cet emportement qui sont créés par l’écriture de Jean-Jacques Viton.

Comment permettre au monde d’exister en lui-même, comment se rapporter au monde tel que cet engouffrement et cet emportement soient possibles malgré le langage en même temps qu’avec le langage ? Jean-Jacques Viton souligne les limites du langage et les limites du livre qui impliquent une simplification et une fixation du monde : « j’ai été un peu simpliste comme toujours c’est pénible tributaire de l’espace page ». La question ne revient pas à vouloir faire entrer le monde dans un livre mais à produire, dans le livre, un devenir-monde, à agencer le livre et le monde de telle sorte que l’un et l’autre soient possibles l’un par l’autre. Si le langage et le livre font obstacle, il faut inventer un autre type de livre, un autre type de langage. Dans cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra, chaque texte est centré dans la page de telle façon qu’il forme un rectangle limité à l’intérieur du rectangle plus grand de la page qui demeure, en grande partie, blanche. Le texte est ainsi immédiatement lié à ce qui l’excède, un dehors que le livre accueille et expose en tant que tel. En même temps, le texte, à l’intérieur de la page, émerge comme la trouée du monde dans la page, l’événement de son apparition au cœur de ce qui l’exclut : l’inertie du livre, de ce cadre figé et trop restreint, de cet objet le plus souvent mort.

cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra est un livre où quelque chose s’achève, se termine, les thèmes de la disparition, de la perte, de l’effacement, de la mort y étant récurrents. C’est en même temps un livre où tout recommence (Ça recommence était le titre du précédent livre de Jean-Jacques Viton), puisque le monde – et donc le livre – ne peut que recommencer et persister dans ce recommencement. Il s’agirait du livre non d’un enfant mais d’une enfance qui regarderait et dirait le monde pour la première fois – car il ne peut que s’agir de la première fois. Le livre est aussi surpris, émerveillé, rempli de la joie du monde, l’affirmant encore et encore – certain que d’autres enfances, ici ou ailleurs, maintenant, demain, l’affirment et l’affirmeront encore et encore.

Jean-Jacques Viton, cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra, P.O.L, 2016, 80 p., 13 €.