Le camaïeu des peaux : Lilian Thuram, du noir et du blanc (La Pensée blanche)

En 2009, Lilian Thuram a fait paraître Mes Étoiles noires. Il y égrenait les figures qui ont été pour lui des modèles, « de Lucy à Barack Obama » : une entreprise de lutte contre le racisme en augmentant nos savoirs et nos imaginaires. Dix ans plus tard, c’est sous un autre angle qu’il poursuit cette percée à partir d’une inversion de la question. « Qu’est-ce que c’est être Blanc ? ».
Thuram expose le positionnement qu’il a adopté : ne pas analyser les choses du point de vue des discriminés mais du point de vue de ceux qui profitent de cette discrimination, même et souvent, sans en avoir conscience ; interroger la domination blanche et, par voie de conséquence, « la pensée racialiste blanche ». Pourquoi certains échappent à leur couleur alors que d’autres y sont toujours renvoyés ? « Les Blancs se promènent partout sans être enfermés négativement dans leur couleur de peau par aucune autorité » : il faut donc rendre visible ce « privilège » de l’invisibilité épidermique, mettre en lumière le « masque blanc de la normalité ». « Être noir, c’est n’être pas blanc. Être blanc au contraire, cela ne s’interroge pas ». Son ouvrage entend cerner la construction de l’identité blanche.

L’auteur insiste dès le début, et à plusieurs reprises dans l’ouvrage, sur le fait que son ouvrage n’est pas une accusation mais une provocation à l’échange qui ne peut se faire que si l’on partage des analyses, des lectures et des points de vue sur les représentations humaines dans les sociétés : « Mon rêve est que nous soyons tous assez mûrs pour entrer en résistance et que nos pensées ne soient plus jamais dictées par la couleur de notre peau. Que nous puissions regarder en face ce que la pensée économique blanche a fait et continue de faire à l’humanité, à notre planète déjà épuisée » (19).

La démonstration se déploie en trois parties : la première, « L’Histoire », plus informative, remonte du passé vers le présent et interroge les motifs les plus récurrents ; la seconde, « être Blanc » est consacrée à un certain nombre de faits attestant de la suprématie blanche. La troisième, enfin, plus courte, « Devenir humain », est plus prospective et programmatique : une fois les constats faits, que proposer ? Tout en donnant une idée assez précise du déroulé de l’essai, je donnerai d’autres références que celles données par L. Thuram non pour contester les siennes mais pour nourrir le dialogue en enrichissant le stock de lectures à faire pour cet « en-commun ».

Le premier des dix points exposés s’intitule « Nos imaginaires ». L. Thuram commence par commenter la carte qui est reproduite à l’intérieur de la couverture de son livre, première démarche pour regarder autrement.

Cet échange Histoire/Géographie n’est pas sans rappeler le fameux livre d’Yves Lacoste, La Géographie ça sert d’abord à faire la guerre, datant 1976 et réédité à La Découverte en poche. On pourrait dire qu’une géographie sérieusement revisitée, et dont les soubassements sont transformés, peut servir l’humanité. « L’Histoire que se racontent les Occidentaux et la Chrétienté place les personnes blanches au centre du monde. Cette histoire a été enseignée à l’école, propagée dans l’inconscient collectif et diffusée dans les débats public. Elle raconte les faits de son seul point de vue » (23). Ce savoir partiel et partial produit de l’ignorance via un discours de certitude et a entraîné, faute d’autres récits, l’adhésion du plus grand nombre. Les « fake news » existent depuis longtemps… Des exemples sont pris dans l’actualité la plus contemporaine. L’essayiste se défend fermement de faire le procès de personnages historiques. Ce qui l’intéresse, c’est de revenir sur ce qu’ils ont écrit pour y réfléchir avec un autre regard. Il donne alors quelques perles. Ainsi d’une simple phrase de Montesquieu : « Nos colonies des îles Antilles sont admirables » ; l’essayiste de commenter : « Ce qui m’importe, c’est que nous prenions conscience qu’ils ont contribué à construire un discours légitimant la violence de l’exploitation des hommes par des hommes » (28). Il est temps de s’interroger, sans a priori, sur le discours historique. Beaucoup l’ont fait avant lui et il marche dans leurs pas : ainsi parmi les noms cités, j’en retiens deux : celui d’Amin Maalouf écrivant autrement le récit des Croisades (1983) et celui de Louis Sala-Molins sur le Code noir (1987), référence sur laquelle L. Thuram reviendra dans d’autres pages. Mais ce savoir qui rectifie la vision communément admise reste trop marginal. Il faut une diffusion plus massive pour qu’on cesse d’êtres manipulés.

Le second point est une fausse interrogation puisque la réponse affirmative va de soi : « Une Antiquité truquée ? ». Ce long pan de l’Histoire est falsifié car exclusivement traité comme « antiquité gréco-romaine ». Lorsqu’on étudie d’autres civilisations, elles ne sont pas considérées comme fondatrices ; on les traite au mieux comme exotiques quand on ne les met pas aux oubliettes. Ainsi, on fait de l’Egypte, dont on ne peut masquer la civilisation, une Egypte blanche. Il ne faut jamais perdre de vue la fameuse phrase, « l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs » (33). Deux pages sont consacrées à Alexandre le Grand pour montrer qu’Histoire et légende s’entremêlent allégrement. Il cite à l’appui un passage d’Une Histoire du racisme de Christian Delacampagne (2000) : « La vérité est qu’Athènes se trouve, à ce moment, dans une impasse sociale : les classes moyennes sont laminées […] Il n’y a plus de terres disponibles à distribuer aux dizaines de milliers de mercenaires que la fin de la guerre [la guerre du Péloponnèse, au Ve siècle av. J.-C.] a rendu oisifs. D’où l’idée d’exporter la crise, en se lançant à la conquête de la Perse – idée que rendent progressivement acceptable les discours des orateurs, lesquels s’efforcent de présenter l’Asie non seulement comme différente de l’Europe, mais comme peuplée d’êtres inférieurs » (37).

Le 3e motif choisi est la mise en question de la certitude assénée à tous les écoliers : « Christophe Colomb a découvert l’Amérique » en « Qui a découvert l’Amérique ? » Comme il l’a fait précédemment, L. Thuram condense un certain nombre de lectures qui ont démontré que C. Colomb n’est pas arrivé sur des terres vierges d’humanité et de civilisation et pourtant : « les Européens du XVIe s. s’inscrivent immédiatement dans un schéma de supériorité sur les Amérindiens » (38). C’est en écrivant l’Histoire des autres en leurs lieu et place qu’on assure sa domination. L’essai poursuit son travail de relecture de la bibliothèque incontournable des lectrices et lecteurs d’aujourd’hui qui acceptent l’épreuve du décentrement en abordant ensuite « la traite », le rôle de « la religion chrétienne » dans le soutien apporté à la domination occidentale. Dieu est-il blanc ? Dieu est-il noir ?

Les pages consacrées au XVIIIe s., « Les Lumières » mettent en valeur le temps qu’il a fallu pour que des historiens s’intéressent à l’analyse du Code noir (1685, Colbert, Louis XIV). Ce texte législatif est la tache obscure et paradoxale des Lumières… : « Pourquoi cet oubli invraisemblable d’une page tragique de l’histoire de France ? […]
J’y vois non un mépris extraordinaire pour les Noirs, mais un « blanc » de mémoire. La pensée blanche donne un éclairage à l’histoire sous le seul angle des mythes qu’elle se construit en s’octroyant chaque fois un rôle avantageux. Elle omet des pans entiers de faits où elle a été à l’initiative et à la manœuvre de violences institutionnalisées, de non-respect de la valeur humaine, où elle a été aux antipodes des principes humanistes qu’elle prétend défendre » (56-57).

À propos de Colbert, il fait allusion alors au déboulonnage des statues et il y reviendra en conclusion. Il souligne les contradictions de Voltaire, de Fontenelle, de Montesquieu qui a écrit dans L’Esprit des lois : « L’esclavage est contre nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle » (59). Il cite aussi Rousseau, Diderot et d’Alembert sans oublier de rappeler qu’il y a eu alors, et dès le XVIe s., des esprits éclairés sur la question comme l’abbé Raynal. En quatre pages, il donne un condensé éloquent des principaux articles du Code noir et de leur interprétation. Quand nécessité fait loi, se structure une « Science des races » (7e motif). Napoléon rétablit l’esclavage dans l’intérêt économique des planteurs. L. Thuram cite L. Sala-Molins : « La science blanche s’y prend comme elle peut. Mais au fond d’elle-même, elle bricole tant qu’elle peut pour pouvoir asservir avec tout le confort idéologique, ceux dont elle a besoin pour faire pousser sa canne à sucre et la moudre, pour faire fleurir son café et le ramasser » (67). À l’appui, les contre-discours sur les races : les recherches du grand paléoanthropologue, Yves Coppens, montrent que nous sommes tous de la même race et l’écrivaine Toni Morrison, à propos de la notion de race au pluriel, parle d’ « imagination génétique » (68) : « La classification des humains en différentes races et leur hiérarchie ont été construites pour justifier la suprématie blanche, pour ériger les personnes blanches comme la norme à laquelle tout référer »(68). Parmi les exemples évoqués, Thuram cite l’ouvrage très célèbre d’Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1855) : la réponse de l’Haïtien Joseph Aténor Firmin, De l’égalité des races humaines (1885), elle, n’est pas connue.

Dans la suite de ses références, L. Thuram évoque les zoos humains  qui « participent grandement à la construction de l’identité blanche » (74). De tout cela n’émanent qu’inégalité et injustice. Les points 8 et 9 reprennent les actes concrets, « Coloniser » et les justifications idéologiques, « Civiliser ». Le dernier point est consacré à la persistance de l’esprit de colonisation aujourd’hui avec des exemples parlants comme le témoignage de Jean-Jacques Martial, Réunionnais, dans son livre, Une enfance volée (2003) et le travail de Felwine Sarr, universitaire et musicien sénégalais sur la « prédation de l’invisible, du symbolique » (121).

La seconde partie de l’ouvrage, « Être Blanc », a comme en exergue une toile de 1849 du peintre Marcel Antoine Verdier, intitulée « Châtiment des quatre piquets dans les colonies » (de la même manière, la première partie nous conviait à regarder la carte géographique revisitée).  Cette toile, précise-t-il, a fait partie de l’exposition, « Le Modèle noir » au musée d’Orsay en 2019. Elle est une représentation de la brutalité et de la violence comme spectacle exemplaire, l’essayiste nous invite à la regarder dans ses moindres détails pour aller au-delà de la compassion envers les esclaves et pour observer les Blancs du tableau : si l’homme et la femme sont tout à fait Blancs par leur attitude, « l’enfant est jeune et n’est pas encore habitué à la violence de la société dans laquelle il vit ; il cherche à la fuir, est loin de l’accepter. Il n’est pas encore blanc, il est en train de le devenir ; et le deviendra certainement à mesure qu’il sera témoin de ces scènes » (127). Il faut noter aussi l’attitude de la nourrice, pleine de sollicitude pour le petit dont elle a la charge. Comment ne pas penser au roman de 1890 (réédité en 2015) de Lafcadio Hearn, Youma, roman martiniquais, dans lequel une « da » sacrifie sa vie pour la petite fille blanche dont elle s’occupe ? Roman dont s’est inspirée Suzanne Césaire dans une pièce de théâtre (dont le texte est perdu), Youma, aurore de la liberté lorsqu’elle enseignait dans l’île.

La compréhension de la représentation picturale permet de saisir comment s’apprend cette « supériorité civilisationnelle » dans chaque moment, chaque geste de la vie, pour mieux l’éradiquer. L. Thuram donne de nombreux exemples d’un passé tranquillement inégalitaire qu’on revendique avec nostalgie et colère lorsqu’il s’agit de débaptiser des noms de rues, d’espaces conquis ou de lieux publics : « La pensée blanche a peur du déclassement. Est-ce aux seuls Blancs que revient le droit exclusif de nommer le monde ? » (130). Le début de la démonstration est soustitrée, « Des territoires ». Encore une fois, l’essayiste part d’une expérience personnelle. Lui et sa compagne sont conviés à une exposition de Joan Miró ; il se rend compte qu’ils sont les seuls Noirs, en dehors du personnel de service, parmi les invités et que tout le monde semble trouver cela normal : « Plus les territoires sont des espaces de privilèges, plus il compte de Blancs ; espaces de pouvoir au service desquels toutes les couleurs travaillent. Cela paraît trop violent, énoncé ainsi ? » (131). Alors écoutons Bolsonaro quand il a affirmé durant sa campagne : « Moi élu, plus un centimètre carré ne sera octroyé à l’Indien » ? (132). La lecture de Politiques de l’inimitié d’Achille Membe  apporte de l’eau à sa démonstration : « notre société, écrit ce dernier, vit un trouble « désir d’apartheid » ».

Ainsi se développe une véritable « névrose du mélange ». Il faut contrôler, ne pas admettre un renversement possible des supériorités, inscrire cette « évidence » de l’infériorité chez chaque individu noir, de façon brutale ou de façon subtile. L’exemple donné de Maryse Condé est tout à fait éloquent. Elle a raconté comment la lecture des Hauts de Hurlevent l’avait transportée, adolescente et elle avait alors déclaré qu’elle serait romancière, prétention dont l’amie… noire… qui lui avait offert le roman s’était moquée : « Mais tu es folle ! Les gens comme nous n’écrivent pas ! » (147). On peut ajouter qu’elle a publié, en 1995, des Hauts de Hurlevent antillais, La Migration des cœurs.

Ce dépassement douloureux de l’infériorisation que certain.e.s parviennent à accomplir n’est pas le fait du plus grand nombre. James Baldwin l’a exposé dans livres et entretiens. Et comme l’a rappelé Fanon, dans Peau noire masques blancs, l’aliénation à la blancheur est courante (154) : il a proposé alors la notion de désir de « lactification ». Le Blanc pense couramment que cette discrimination, de plus en plus souvent dénoncée, est exagérée et cette dénonciation participe de la victimisation où se complairaient certains Noirs. L’essayiste se demande si les Blancs ont une conscience claire du racisme que subissent les non-Blancs. Il note « un raisonnement insidieux » qui est renvoyé au non-Blanc : « celui qui ne veut pas être confronté à la réalité de sa domination retourne les faits comme un gant : celui qui est victime de violences est aussitôt culpabilisé et donc presque coupable. C’est en lui, d’abord, par son comportement, par ses choix, qu’il doit chercher les explications des discriminations qu’il subit » (161). L’autre argument le plus souvent développé est que le racisme est inné, qu’il fait partie de la nature humaine, qu’on n’y peut rien, alors que le racisme est « une construction culturelle ». Aussi est-il difficile de faire admettre que le racisme existe aujourd’hui en France, même s’il a évolué dans ses formes et ses manifestations. Ce racisme systémique reste un racisme inavoué. L’essai revient, exemples à l’appui, sur les violences policières pour montrer que les discriminations systémiques existent dans les institutions. On ne veut pas le reconnaître pour ne pas remettre en cause le « privilège blanc ». De nombreuses anecdotes sur le foot illustrent ce passage.

L’universalisme dont on se vante n’existe pas : il fonctionne come écran idéologique à une analyse sociétale lucide. L. Thuram fait sienne alors la distinction proposée par Achille Mbembe ente « l’universel » et « l’en-commun » : « « L’universel implique l’inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constitué. L’en-commun présuppose […] l’idée d’un monde qui […], pour être durable, doit être partagé par l’ensemble de ses ayants-droit, toutes espèces confondues ». […] Dans le premier cas, c’est un corpus de textes pensés par des Occidentaux et que les autres cultures sont « invitées », ou contraintes, à adopter tel quel. Dans le second, c’est un ensemble coproduit et coconstruit par les cultures du monde sur une base égalitaire et respectueuse » (190). Cette répartition raciale de l’humanité rend suspect le métissage. Selon « la règle de la goutte de sang » (one drop rule) qui prévaut aux USA, tout métis est assigné à sa « part » noire et assigné à la « race » noire : il est une menace pour la pureté de la race blanche. A partir de ce principe, tout ce qui n’est pas Blanc à 100% est Noir. De plus, toutes sortes de comportements se manifestent dans le quotidien, vestiges de l’empire colonial et de la pensée raciste qui les a justifiés. En découlent les théories les plus exclusives comme la peur du « grand remplacement », etc. Le Noir, le métis, le non-Blanc – cette troisième qualification est d’ailleurs plus satisfaisante car elle englobe le plus grand nombre de dominés victimes du racisme –,  vit en sentant la peur qu’il provoque chez le Blanc et que celui-ci lui fait payer (202). Le Blanc a un réflexe constant de communautarisme qu’il ne reconnaît pas comme tel puisque c’est l’autre, le non-Blanc, qui  est toujours accusé de communautarisme. Retournant l’accusation, il va s’élever contre le racisme anti-Blancs : « Ce qu’on appelle aujourd’hui le racisme anti-Blancs dans notre société n’a jamais empêché un Blanc d’avoir un logement, un travail, de circuler dans l’espace public en ayant peur qu’un simple contrôle de police se termine mal pour lui, parce que « Blanc ».
Le but des partisans du racisme anti-Blancs, c’est d’essayer de mettre sur le même plan le prétendu racisme anti-Blancs et le racisme en général. Afin de délégitimer la lutte des personnes discriminées dans notre société » (211).

La dernière partie de l’essai, « Devenir humain » émet un certain nombre de vœux en un programme à la fois psychologique et dynamique, individuel et collectif : programmer de se déconditionner de nos éducations diverses (famille, environnement, formation, profession) est la condition de base pour accomplir « le suicide de la race » « pour nous libérer des identités de couleur dans lesquelles l’Histoire nous enferme ? » (231). Des exemples sont donnés de celles et ceux qui ont su rompre avec leurs conditionnements divers pour regarder autrement l’Humanité. La liste est intéressante car surprenante et aller vers la connaissance de ces expériences doit enrichir notre bibliothèque pour une rééducation contre le racisme, aussi  ténu soit-il ! On peut en donner quelques noms : Olympe de Gouges, Clemenceau, Denis Goldberg et Mandela, Francis et Colette Jeanson. Lilian Thuram rappelle aussi les expériences d’immersion dans la peau de l’autre faites par John Howard Griffin, Dans la peau d’un Noir (1960-1961) et de Günter Wallraff, Tête de Turc (1985).

L’essayiste insère un échange avec Achille Mbembe sur plus de cinq pages sur la nécessité d’être accompagnés dans cette lutte pour l’éradication du racisme. On ne peut pas seulement évoquer celles et ceux qui sont médiatisés et L Thuram affirme : « Ils sont en réalité très nombreux, ces inconnus qui ont toujours repoussé le masque qu’on veut leur imposer. Chacun peut refuser de porter le masque blanc pour ouvrir la possibilité d’un non-racialisme ». Ce à quoi, Mbembe répond : « Nous ne cesserons d’être noir ou blanc, que si nous apprenons à devenir humain, d’abord humain et rien qu’humain. Devenir humain, c’est inventer quotidiennement et inlassablement des possibilités de rencontres avec d’autres humains sur la base de l’affirmation selon laquelle « nous sommes comme les autres » » (251). Étant donné que le rapport de force repose sur le profit et l’exploitation (le mot créole contracte les deux : pwofitasyon), la lutte se situe aussi à ce niveau. Les exemples évoqués de la guerre d’indépendance d’Haïti et de la guerre de Sécession ouvrent des perspectives. Il y a nécessité aussi à redessiner l’espace public : « Pour conforter sa propagande et contrôler l’imaginaire de ceux qu’elle domine, la pensée blanche érige des monuments dans l’espace public en l’honneur de ses grands hommes » (259).

Il exprime clairement son accord pour que certaines statues disparaissent et soient mises dans des musées et qu’elles soient remplacées par d’autres. A cette question que lui avait posée Yasmine Youssi pour Télérama, à la mi-novembre 2020, il répondait comme dans son essai : « Les institutions ou les politiques menées changent sous la pression des acteurs de la société civile, et non l’inverse. Pour moi, Guadeloupéen, pour les descendants d’esclaves, il est dérangeant de voir une statue de Victor Schœlcher dans l’espace public antillais. En quoi est-il un héros ? Il a peut-être aboli l’esclavage en 1848 mais en dédommageant les propriétaires d’esclaves avec l’argent du contribuable français. Et il a forcé les anciens esclaves à revenir travailler dans les plantations de ceux qui avaient été leurs maîtres. Je comprends qu’on déboulonne sa statue […] Schœlcher a sa place dans les musées parce qu’il ne faut surtout pas oublier cette histoire. Dans l’espace public, je préfère voir la statue de ceux qui ont dénoncé l’esclavage, ceux qui se sont levés contre les injustices ».

Pour participer à construire durablement l’en-commun, il est nécessaire de repenser le monde. Les derniers mots de l’essai sont un appel militant : « Indifférence et neutralité ne sont plus possibles. Ayons le courage d’ôter nos différents masques, de Noir, de Blanc, d’homme, de femme, de juif, de musulman, de chrétien, de bouddhiste, d’athée, de sans-papiers, de pauvre, de riche, de vieux, de jeune, d’homosexuel, d’hétérosexuel… pour défendre la seule identité qui compte : l’humaine » (299).

*
**

Au terme de cette lecture, on ne peut que recommander avec insistance de consulter cet ouvrage car il fait une synthèse de nombreux développements et arguments utilisés et  déployés sur la question du racisme. Il met le projecteur sur « la pensée blanche » mais, ce faisant, il ne peut faire l’impasse, dans un mouvement dialectique, sur La Condition noire, titre même de l’essai devenu une référence incontournable en France, celui de Pap Ndiaye en 2008. Son originalité tient à deux particularités : son ton d’interpellation du lecteur qu’il veut entraîner dans l’émergence de « l’en-commun » et les très nombreux exemples (parfois un peu trop !) de faits puisés dans ses lectures (nombreuses et passionnantes, la bibliographie en fait foi), dans son expérience personnelle et dans des faits du passé ou de l’actualité peu médiatisés (pour mémoire, deux exemples, les paroles de Lisette Lombé à la page 94 et l’extrait du discours de Denis Mukwege, page 102). Ces deux particularités font de cet ouvrage un livre vivant, utile dans bien des circonstances de la vie à telle ou telle occasion. Les questions abordées ici, je les ai plus d’une fois, dans mes articles précédents, traitées ou effleurées : avec les articles consacrées aux Afro-Américains et particulièrement Ta-Nehisi Coates, James Baldwin et Toni Morrison. Mais aussi — car cela ne se passe pas seulement en Amérique… ! — en France déjà avec Madame de Duras et Ourika, avec Jeanne Duval, la Vénus noire, avec Mamadou Hady Bah, « le terroriste noir », avec Kanaky de Joseph Andras, avec Jo Güstin, Yann Gwet, Lucien Jean-Baptiste, avec Afropea de Léonora Miano et l’incontournable Frantz Fanon, si présent entre les lignes de cet essai.

Un dernier mot ! Ne jamais oublier la littérature,  vecteur indispensable d’une rééducation à l’humanité entière en lisant le désopilant recueil de courts essais de Brit Bennett, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs (2018), en relisant aussi cette analyse de Toni Morrison, si aisément applicable à la réception des littératures dites francophones, en France : « Aux États-Unis, la littérature écrite par des Africains-Américains est critiquée d’abord d’un point de vue sociologique ou bien elle est vue comme exotique… Serai-je autorisée, enfin, à écrire sur des Noirs sans avoir à dire qu’ils sont Noirs, comme les Blancs écrivent sur les Blancs ? Serai-je débarrassée, enfin, de ces comparaisons insensées entre plusieurs livres sans aucun rapport entre eux, sauf d’avoir un auteur noir qu’on rassemble dans une même recension pour conclure : “Celui-ci est le meilleur, parce qu’il propose la vision la plus réaliste des Noirs américains.” Que pensez-vous qu’il arriverait si je proposais à des journaux un article se terminant par : “John Updike est un meilleur écrivain que John Cheever parce qu’il propose une vision plus réaliste des Blancs américains” ? Les rédacteurs en chef s’étrangleraient. »

Lilian Thuram, La Pensée blanche, éditions Philippe Rey, octobre 2020, 317 p., 20 €