Du roman de Tierno Monénembo, Le Terroriste noir, au film de Gabriel Le Bomin, Nos patriotes : Commémoration ou interpellation ?

Double opportunité aujourd’hui d’évoquer l’œuvre de l’écrivain guinéen Tierno Monénembo, résidant hors de son pays depuis près de cinquante ans : le palmarès des grands prix de l’Académie française ce 23 juin, l’associe à 62 autres noms. Il est particulièrement mis à l’honneur avec le Grand prix de la francophonie que des écrivains prestigieux avant lui ont également obtenu. Par ailleurs, son roman de 2012, consacré à Addi Bâ, de son vrai nom, Mamadou Hady Bah (1916-1943), sous le titre Le terroriste noir, a été porté à l’écran par Gabriel Le Bomin sous un autre titre, Nos patriotes.

Notons que ce roman comme nombre de ses fictions (celui-ci était le dixième), répondait à la nécessité qu’il a toujours ressentie de mesurer son écriture à l’Histoire. Ainsi il déclarait en 2007 : « Si les Africains font de la littérature c’est d’abord et avant tout pour se dégager des démons de l’histoire et surtout en effet de l’histoire immédiate ». Une de ses critiques, Amina Bekkat, remarquait que cette Histoire, il la dépeignait « à travers des personnages anonymes broyés par un destin impitoyable ». Elle ajoutait qu’il mettait en scène « une réalité souvent insoutenable qui nous est rendue par les menus faits de vies ordinaires, réduite, comme disait Senghor, « à hauteur d’homme », dans le déroulement quotidien d’une existence ».

D’une certaine façon, même si l’histoire racontée date de plus de soixante ans, nous sommes dans l’Histoire immédiate tant les destins des colonisés, minorisés ou ignorés, ainsi mis en visibilité, participent bien à un mouvement profond de la société française vis-à-vis de ces « Français » qu’on a tant de mal à regarder comme tel. Tierno Monénembo prend le bâton de pèlerin de plus d’un écrivain francophone pour fouiller le passé lointain ou récent – on peut penser au magnifique roman récent d’Emmanuel Dongala, La sonate à Bridgetower, mais aussi à ceux écrits bien avant pour sortir de l’oubli un destin colonisé effacé. Ainsi, dès 1955, Mouloud Mammeri dans Le Sommeil du Juste, dénonçait la place des soldats indigènes pendant la seconde guerre mondiale et écrivait ses désillusions : « Il me semble avoir été lâché dans la jungle, sans dents pour mordre, sans armes, pis, gêné d’intelligence, encombré d’innocence et de scrupules, quelque chose comme la victime rêvée, l’agneau du sacrifice » ? En 1988, Sembène Ousmane obtenait le Grand prix du Jury de Venise pour son film qui revient sur le massacre de tirailleurs sénégalais par des gradés français en 1945, après leur rapatriement, sans autre forme d’indemnités, à Dakar ? Dans ses mémoires enfin, Les Antilles sans fard (1992), Me Marcel Manville, consacrait son chapitre III à cette période : « Départ en 1943 – La Bataille de France » et où il détaille méticuleusement la discrimination au sein de l’armée qui devait libérer la France.

Tierno Monénembo ne se lance pas seul et remercie dans sa longue dédicace Anne-Marie et Etienne Guillermond  ainsi que « tous ceux de Tollaincourt » (Romaincourt du roman). Car chaque roman l’oblige à accumuler une documentation fiable. Celle-ci n’est pas suffisante car, pour la rendre lisible et attachante, il lui faut faire le choix d’une scénographie, mettant en place des personnages mais aussi un contexte et le choix d’une énonciation particulière. Celle-ci, en particulier, rend son discours efficace. C’est bien le choix de cette scénographie qui fait la différence entre le roman et le film. Mais auparavant, indiquons pour celles et ceux qui voudraient mieux connaître l’histoire de ce tirailleur sénégalais qui était Guinéen, la longue enquête d’Etienne Guillermond, le site qu’il a créé et le livre qu’il a publié en 2013, Addi Bâ, résistant des Vosges.

Son site permet d’entendre un certain nombre de personnes du village qui ont connu Addi Bâ et de comprendre les motivations qui l’ont poussé à cette réhabilitation. Trois dates donc : 2012, le roman de T. Monénembo, 2013, l’étude d’Etienne Guillermond et enfin 2017, le film de Gabriel Le Bomin. Précisons que si, en ce mois de juin 2013, T. Monénembo a été choisi pour le Grand prix de la francophonie, le roman de 2012 lui-même avait été retenu dans la première liste de 12 romans pour le Goncourt 2012. Il a reçu finalement cette année-là le prix Erckmann-Chatrian et en 2013, le Grand prix du roman métis, le Grand prix Palatine du roman historique et le prix Ahmadou Kourouma.

S’attaquer à la Seconde guerre mondiale n’était pas une entreprise évidente quand tant a été écrit et filmé à son propos : le romancier en avait bien conscience. Dans son édition du 14 juin, Le Canard enchaîné le note dans « les films qu’on peut voir à la rigueur » : « Un bataillon de tirailleurs sénégalais fait prisonnier en 1940 est contraint de rejouer la guerre pour un film de propagande nazi tourné à balles réelles… L’un d’eux s’échappe, est planqué par une institutrice et fonde l’un des premiers maquis des Vosges.
Après son remarquable film Les fragments d’Antonin (2006), consacré aux traumas de la guerre de 1914-1918, Gabriel Le Bomin adapte ici l’histoire vraie du maquisard d’origine guinéenne Addi Bâ, que Hollande a exhumé in extremis dans un discours. Inspiré du livre de Tierno Monénembo, Le terroriste noir, ce film est certes louable mais reste assez convenu, malgré l’intérêt du sujet. – D.F. »

Le résumé du roman par Mohamed Aïssaoui, en août 2012, donnait quelques éléments permettant déjà de mesurer qu’à partir de la même histoire et du même contexte, les créateurs prennent une perspective assez différente : « C’est par la voix de Germaine Tergoresse, dix-sept ans dans les années 1940, que tout nous est conté. Dans cette famille vosgienne, l’étranger Addi Bâ deviendra inoubliable. Les faits, d’abord. Cet homme né en Guinée en 1916 a fait partie des tirailleurs sénégalais et a participé aux batailles des Ardennes. Le récit de Tierno Monénembo démarre vers la fin de l’année 1940 quand Addi Bâ se retrouve affamé dans la forêt d’un village vosgien. Il trouve refuge grâce au soutien d’une institutrice qui l’héberge dans l’appartement de l’école désertée. Puis, c’est le maire de Tollaincourt, un poilu, qui le met en contact avec le réseau Marcel Arburger. Rapidement, Addi, celui que les Allemands appelleront le «terroriste noir», deviendra le chef local du maquis de la Délivrance. Il apportera son appui à tous les jeunes qui fuient le STO. Le 18 décembre 1943, après l’avoir blessé, les nazis le condamnent et l’exécutent ».

A son tour, la critique de cineseries est très réservée pour le film : « Gabriel Le Bomin se limite à un portrait honnête mais banal là où il aurait pu rendre hommage de manière puissante à un homme exceptionnel. Marc Zinga interprète brillamment le rôle d’Addi Bâ […] Le film devient rapidement un documentaire sur l’homme plutôt qu’une réelle fiction bouleversante. […] L’oeuvre cinématographique […] est ici très décevante. L’histoire qui connaît pourtant quelques actions et rebondissements devient rapidement lassante dans son récit et le courage des résistants n’est mis en valeur qu’à la fin. Dommage pour cette partie de l’Histoire qui mériterait bien des médailles et des odes, dont on parle trop peu.
Si l’on peut reprocher au film de manquer de force et d’émotion, on ne peut pas critiquer la sobriété de la mise en scène qui met nettement en avant la nature vosgienne. Les plans appellent à la liberté, à l’air pur et libre dont ce pays en guerre poursuit encore la quête ».

Il y a cinq ans, appréciant l’art de Monénembo, Mohamed Aïssaoui affirmait : « Monénembo s’est emparé de cette histoire avec un appétit fantastique: son récit incisif, ses dialogues, sa façon de conter donnent l’impression de voir le récit se dérouler devant nos yeux. Même si l’auteur prend quelques libertés avec l’Histoire. Et que voit-on? Un petit homme simple, plein d’autorité, toujours à vélo, accepté et respecté par tout le village comme un notable et qui n’hésite pas à conseiller à ses hôtes de mieux « redresser » leur fille. C’est parfois drôle, c’est souvent profond. Et, sans l’air d’y toucher, l’écrivain dresse un superbe tombeau à un résistant qui n’a eu la reconnaissance que soixante années après avoir été fusillé ».

Ajoutons notre lecture à celles-ci pour souligner les moyens différents du roman et du récit filmique et pour entrevoir les perspectives des deux créateurs qui font, de notre point de vue, la différence.

Tierno Monénembo a mis en exergue deux vers de Léopold Sédar Senghor pour ouvrir Le terroriste noir. Pour répondre à l’évidence souvent formulée : le romancier guinéen a voulu « honorer la mémoire d’un héros méconnu », revenons à l’intégralité du poème de Senghor  « Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France » et écrit à Tours, en 1938 (en gras, les deux vers choisis) :

« Voici le Soleil
Qui fait tendre la poitrine des vierges
Qui fait sourire sur les bancs verts les vieillards
Qui réveillerait les morts sous une terre maternelle.
J’entends le bruit des canons – est-ce d’Irun ?
On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu.
Vous mes frères obscurs, personne ne vous nomme.
On promet cinq cent mille de vos enfants à la gloire des futurs morts, on les remercie d’avance futurs mort obscurs
Die Schwarze schande !

Écoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la terre noire et de la mort
Dans votre solitude sans yeux sans oreilles, plus que dans ma peau sombre au fond de la Province
Sans même la chaleur de vos camarades couchés tout contre vous, comme jadis dans la tranchée jadis dans les palabres du village
Écoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit.

Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes
Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants.
Les plaintes des pleureuses trop claires
Trop vite asséchées les joues de vos femmes, comme en saison sèches les torrents du Fouta
Les larmes les plus chaudes trop claires et trop vite bues au coin des lèvres oublieuses.

Nous vous apportons, écoutez-nous, nous qui épelions vos noms dans les mois que vous mouriez
Nous, dans ces jours de peur sans mémoire, vous apportons l’amitié de vos camarades d’âge.
Ah ! Puissé-je un jour d’une voix couleur de braise, puissé-je chanter
L’amitié des camarades fervente comme des entrailles et délicate, forte comme des tendons.
Écoutez-nous, Morts étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est.
Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais
MORTS POUR LA RÉPUBLIQUE ! »

Le poème intégral, lu avec attention – mais qui n’avait guère alerté sur l’injustice de traitement des combattants –, vaut la peine d’être (re)lu tant il renvoie à la fois au roman et au film. Tierno Monénembo a lui-même indiqué la parenté entre son roman de 2008, Le Roi de Kahel, pour lequel il obtint le prix Renaudot. Une universitaire gabonaise, Marina Ondo, la met en valeur dans un ouvrage collectif de 2015. Le romancier choisit de nous raconter cette histoire incroyable comme une histoire presqu’ordinaire, celle d’Addi Bâ prenant sa place et plus que cela encore dans la village de Tollaincourt- Romaincourt. Les deux romans (2008-2012) sont composés, dit le romancier de « figures énigmatiques », « oubliées » et qui pourtant en disent long sur « les relations conflictuelles » entre la France et l’Afrique colonisée. Le roi de Kahel est Olivier de Sanderval qui voulut être roi en Afrique sub-saharienne. L’un a quitté la France pour vivre son destin en terre guinéenne alors qu’Addi Ba a quitté sa Guinée natale pour être élevé par un Blanc au terme d’un échange obscur entre cet homme et son père.

Évidemment, les deux destins sont comparables mais pas semblables néanmoins les parallèles sont intéressants. Comme il l’a fait pour écrire ces trois années de la vie du tirailleur sénégalais, le romancier a travaillé à partir de sources fiables. Autre parallèle entre les deux récits qu’Olivier de Sanderval énonce très clairement au début du roman quand on l’interroge sur les raisons de sa démarche : « Le goût de l’Histoire […] L’Europe est blasée. C’est ici que l’Histoire a une chance de recommencer. A condition que l’on sorte le Nègre de son état animal ! ». Le « terroriste noir » atteste qu’il n’est pas besoin de sortir le nègre de son état animal et qu’il a plus d’une leçon de culture, de civilité et de faculté d’adaptation à proposer. Tierno Monénembo a découvert l’histoire d’Addi Bâ dans la presse au début des années 2000, lors de la remise à titre posthume de la médaille de la Résistance à sa famille. A suivi la recherche de documents et de rencontres dont celle d’Étienne Guillermond, détenteur du Coran d’Addi Ba. Le romancier insère ces éléments du réel dans la fiction mais pas exactement comme ils ont été recueillis : l’imagination reprend ses droits et donne ses clefs. Comme l’écrit Marina Ondo : « le roman n’est donc pas totalement historique, c’est là que réside toute la saveur de l’humour et du fantastique entretenus par une verve tantôt critique, tantôt grotesque, parfois ironique ». De même qu’Olivier de Sanderval (dont le colonel Melun dans la fiction peut être une réplique) a fini par se sentir « peul », Addi Bâ devint « vosgien » d’une certaine façon et le film le montre refusant de s’enfuir vers la Suisse avec d’autres tirailleurs exfiltrés de France par la Résistance. On entend le colonel Melun, ancien d’Indochine s’exclamer : « Ces OS de la guerre, disait-il, n’existent qu’au champ de bataille. Sitôt la guerre terminée, on les jette comme des Kleenex usagés, saloperie de saloperie ! Plus personne ne pense à eux après ! » Il fallait que ça se dise, il fallait que ça se sache parce que « nom d’un chien, il n’y a pas que l’Allemagne qui a des choses à cacher ! » » Ce personnage n’est pas retenu dans le film et du même coup la fameuse question énigmatique d’Addi Bâ, « à quelle distance sommes-nous de Chaumont ? » est-elle remplacée par celle de la recherche de son ami abandonné dans la fuite. : « Avez-vous vu Zana ? » qui rappelle malencontreusement… une chanson de Nino Ferrer… « Z’avez pas vu Mirza »…

La première scène de Nos Patriotes, rappelée par Le Canard enchaîné, jette le spectateur dans une violence collective extrême : l’armée allemande tuant à balles réelles des tirailleurs sénégalais pour un film de propagande. L’un d’eux, Addi Bâ, comprend et s’enfuit, incitant ses camarades à faire de même. Le roman lui, commence de manière très différente : une femme d’un âge certain, Germaine Tergoresse, s’adresse à un interlocuteur dont on comprendra assez vite que c’est le neveu d’Addi Bâ, venu aux cérémonies officielles recevoir la médaille de son oncle et assister à l’inauguration d’une plaque commémorative et d’une rue à son nom. Contrairement au film qui focalise l’attention du spectateur essentiellement sur Addi Bâ, la fiction reconstitue son histoire mais aussi et autant, celle de ce village vosgien. La narratrice parsème son récit d’explications pour bien faire toucher du doigt que, sur le moment, elle n’avait pas compris tel geste, telle parole du temps. La conséquence est que l’accent est mis sur une multitude de détails de la vie quotidienne, de l’étonnement des villageois, de l’hostilité raciste de certains maquisards plus tard, à l’acceptation de cet homme différent. Le film, lui, retient de l’homme, avec une insistance certaine, son goût des femmes, que Germaine ne gomme pas mais qu’elle traite en second plan au détour des confidences Un exemple : dans le film, un compagnon de maquis l’apostrophe crûment : « tu as besoin de te mettre les couilles à l’air »… Dans le roman, le patois de Totor atténue bien l’accusation : « ça ne m’étonne pas qu’il soit absent, le sergent. Vous savez, il a la broyotte bien ouverte, celui-là ! »

Avec insistance, à différents moments de ses confidences, Germaine le campe comme un membre à part entière du village : « Sa vie finit par ressembler à la nôtre. Il y avait sa famille et puis il y avait le reste. Sa famille fut la mienne, les Tergoresse, et en regardant cette rue, là-bas, qui désormais porte son nom, je n’en suis pas peu fière. Quand les Allemands l’ont fusillé, nous n’avions pas perdu un nègre des colonies tombé ici en s’échappant des bois mais un frère, un cousin, un élément essentiel du clan, un même sang que nous ».

Choisissant une narratrice qui s’adresse au neveu interlocuteur étrangement muet tout au long de la fiction au point qu’on oublie parfois qu’il est là, Tierno Monénembo joue sur l’oralité et parsème son discours de réalités vosgiennes qu’elles soient linguistiques, culinaires ou sociales. Germaine introduit parfois une comparaison avec la culture peule, montrant ainsi le degré de pénétration d’Addi Bâ dans les souvenirs. Et dès le début de son récit, pour que le neveu, et bien entendu les lecteurs, comprennent pourquoi le tirailleur est resté si présent dans les esprits malgré les années passées, elle insiste sur sa personnalité. Elle rapporte les premiers échanges avec Hubert et Etienne Valdenaire quand Addi Bâ est trouvé mourant dans la forêt : « Hubert ne répondit pas. Son attention restait fixée sur les mots que venait de prononcer ce malheureux et le ton qui était le sien, un ton de gamin, de gamin précoce déjà habité par cette sérénité magnétique et impénétrable propre aux guerriers et aux fous. Cette voix à la sérénité imposante, bien que légèrement nasillarde, qui dorénavant hante notre terre depuis les collines bleues que vous apercevez là-bas jusqu’aux abords de la Marne ».

Le maire de Romaincourt établit le contact entre Addi Bâ et le réseau Marcel Arburger et c’est ainsi qu’il devient le chef local du maquis de la Délivrance, composé des jeunes qui fuient le STO. Les Allemands l’appellent « der schwarze terrorist !», le terroriste noir à la suite d’un attentat qu’il commet. La fin du héros n’est pas traitée sur le mode emphatique mais sobrement comme cette hospitalité que ce village vosgien a donnée au tirailleur sénégalais avec efficacité. Germaine dit simplement : « Là haut, le bon Dieu avait sans doute coupé la lumière et le son… le 3 décembre 1943, Addi Bâ et Marcel Arbuger furent condamnés à mort. Ils furent exécutés le 18, un matin si brumeux, selon Henri Maubert, que l’on pouvait voir les ailes des anges frôler les clochers d’Épinal ». On comparera avec l’image de l’exécution dans le film.

L’introduction du parler vosgien gomme la solennité convenue du récit filmique de la résistance. Le romancier travaille en ce sens les appellations avec l’usage des articles définis et indéfinis devant le prénom ou le patronyme : « le Marcel, il savait qu’il avait gardé en pleines Vosges ses étranges coutumes africaines. Après avoir déjeuné, il se rinçait méticuleusement la bouche puis remplissait une casserole d’eau et disparaissait dans les bois » Ces expressions idiomatiques ne sont pas « traduites » comme «  Chale avvaire ! » ou « z’avez vu la chaouée de ce matin ? » « – Oye, oye, oye ! Mon Dieu ! Qu’ils lui foutent la paix les jestapo. Il a le droit de mettre les affûtiaux qu’il veut ! » Elles sont liées aux pratiques culinaires très présentes comme le manque et la faim sont obsessionnels dans un roman de guerre. Tout cela participe à la fois à une intégration dans une réalité concrète et à une humanisation du personnage. Le ton du romancier est plein d’humour et de respect mais sans le sérieux compassé qui sied aux discours de commémoration. En cela, il atteint son but qui est plus qu’une réhabilitation d’un « héros ». Car, dans la société française de 2012, son objectif plus essentiel n’était-il pas ailleurs ? Le choix de son titre et la manière de traiter son sujet ne nous mette-il pas sur une interprétation plus profonde que le geste mémoriel, certes honorable mais insuffisant ?

Qu’on réfléchisse, pour finir, aux deux titres. On peut alors percevoir une différence. Rappeler que le terme de « terroriste » est polysémique et peut varier de connotation selon les époques. Si le titre du film, « Nos » patriotes, inclue dans la première personne du pluriel Addi Bâ aux côtés des autres, « Le terroriste noir » désigne cet homme (extra-) ordinaire comme un exemple à méditer pour aujourd’hui ; ne pas se contenter de réhabiliter mais établir des parallèles, des comparaisons, entendre la voix de celles et ceux qui se réclament « Français » quelle que soit leur origine, qui réclament leur place à part entière, sans renier leurs spécificités. Le film reste une belle reconstitution d’un geste de résistance où le « héros » rejoint un pays à un moment exceptionnel de son histoire mais sans véritablement déranger notre vécu aujourd’hui.

La subtilité de la construction du récit d’une vieille « autochtone » que T. Monénembo a inventée pour les besoins de sa narration qui établit distance et décalage – et l’humour du romancier est présent presqu’à chaque page – permet de dépasser le geste de commémoration qui donne bonne conscience, même tardivement, pour interroger la France d’aujourd’hui. En écho et pour comprendre un contexte et ses effets négatifs pour l’intégration dans la république quand il n’est pas suivi d’actes d’égalité, Frantz Fanon écrivait dans Peau noire masques blancs, à 27 ans – l’âge même de l’exécution d’Addi Bâ –, lui qui s’engagea volontairement aussi pour combattre le nazisme : « […] Je suis Français. Je suis intéressé à la culture française, à la civilisation française, au peuple français. Nous refusons de nous considérer comme « à côté », nous sommes en plein dans le drame français.
Quand des hommes, non pas fondamentalement mauvais, mais mystifiés, ont envahi la France pour l’asservir, mon métier de Français m’indiqua que ma place n’était pas à côté, mais au cœur du problème. Je suis intéressé personnellement au problème français, aux valeurs françaises, à la nation française ».

On avait déjà écrit dans la presse, à la sortie du film Indigènes : « Loin de la polémique et de la victimisation, Rachid Bouchareb a voulu un film grand public, jouant la carte de l’épopée et de l’héroïsme à la manière des films de guerre américains (on pense au Soldat Ryan de Spielberg) ». C’est quoi la polémique ? Réhabiliter ? Se permettre de penser à l’actualité du racisme et de l’exclusion ? Le roman est un excellent vecteur de réflexion.