Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz : Fugitif, où cours-tu ? (documentaire, Arte)

Nicolas Klotz, Élisabeth Perceval © Shellac @Altern.org

Fugitif, où cours-tu ?, d’Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz, s’ouvre sur des images de la terre, du ciel – une terre qui n’est pas travaillée, ordonnée, domestiquée, mais à l’abandon, comme détruite. Une terre à la marge, une plage battue par les vents, par l’air marin. Le parti pris est matérialiste : filmer la matière, les choses, les corps, et filmer la parole de ceux et celles qui « habitent » sur cette terre, dans ces lieux où l’on n’habite pas mais où l’on essaie de survivre, d’inventer une vie, en attendant.

Le documentaire d’Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz filme la situation des réfugié.e.s dans la région de Calais, à l’intérieur de « la jungle », aux alentours : sur la plage, dans la boue, dans le vent, dans la nuit noire, à l’intérieur d’un temps qui s’étire mais, tel un éternel présent, ne débouche sur rien. Les réalisateurs filment l’attente, le passage du temps, le paysage plus traversé qu’habité qui impose ses conditions inhospitalières à des individus qui s’y perdent, s’y enfoncent, y disparaissent.

Face aux réfugiés : la police, les CRS filmés comme un bloc anonyme, masqués, casqués, portant des uniformes qui signifient la répression, la violence, non l’accueil ou l’humanité. De fait, les policiers sont ceux qui participent à la destruction des cabanes, qui gazent, qui frappent. Face à cette force d’un ordre inhumain et violent – la force de l’Etat français actuel – le documentaire montre des individus pris dans un destin au sein duquel ils s’efforcent de survivre en inventant dans la boue, abandonnés, persécutés, des façons d’être ensemble, des moyens de continuer à espérer, d’être solidaires, de danser, de jouer, de rire.

La violence policière de l’Etat est ainsi montrée pour ce qu’elle est : une violence sans fondement, illégale et injuste, qui s’abat sur des individus perdus, en péril, qui cherchent un moyen de vivre, des individus qui n’ont rien et contre lesquels l’Etat dresse une machine à faire souffrir, à broyer, à déshumaniser, criminelle.

Nicolas Klotz, Élisabeth Perceval © Shellac @Altern.org

Contre cette entreprise politique de négation de vies humaines, Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz filment les visages, les corps – tel visage, tel corps. Ils filment les paroles, les voix singulières, les récits à la fois individuels et collectifs d’hommes et de femmes qui racontent ce que la police leur fait subir, ce qu’ils ont enduré durant leur trajet jusqu’à Calais, les tortures en Libye, la solitude, la souffrance de la mémoire comme du présent. Mais qui disent aussi leur espoir, qui imaginent un futur, leur attente d’un avenir meilleur. Les réalisateurs filment l’humanité qui persiste, qui insiste dans ces récits, dans les jeux inventés, dans une danse, un rire, le partage d’un café. « La vie est plus forte », dit une des personnes filmées, et c’est cette force de la vie qui est ici filmée, la force de la vie contre celle de la mort, un rapport de force politique et humain.

Cette vie sera-t-elle suffisamment forte ? Nul ne le sait, et la fin du documentaire ne conclut pas. Il y a eu des morts, il y aura des morts. L’Etat français continue sa politique de mort sans que cela n’émeuve grand monde. Fugitif, où cours-tu ? s’efforce de résister à cette entreprise de mort qui aujourd’hui définit la politique française et européenne à l’égard de milliers de vies puisqu’aujourd’hui, en Europe, ne pas avoir de papiers fait de vous un individu qui n’est plus considéré comme humain, un individu que l’on peut frapper et gazer, que l’on peut s’efforcer de faire devenir fou, dont on nie la dignité et le droit le plus élémentaire de vivre.

Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz filment en plan rapproché les visages de ces individus qui persistent pourtant dans l’humanité et à qui les deux réalisateurs – alors que l’Etat ou la plupart des médias français font tout, quotidiennement, pour que l’on ne voie pas ces gens, pour qu’on ne les entende pas – ouvrent un espace pour se dire, pour raconter à la première personne, en tant que sujet, ce qui leur arrive, ce qu’ils subissent, ce qu’ils espèrent, un espace qui accueille au lieu de réprimer et de nier. Le documentaire échappe ainsi à un misérabilisme facile et problématique puisqu’il filme ce qui demeure puissamment vivant chez des individus pour lesquels tout est fait pour qu’ils n’existent pas, qu’ils soient d’abord et surtout morts. Filmer l’injustice subie mais filmer aussi la puissance de vie – ceci étant en soi un projet politique et éthique.

Fugitif, où cours-tu?. Réalisation : Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz. 2018. Le documentaire est proposé par Arte en accès libre jusqu’au 18/02/21.