Penser autrement le rapport à l’autre : Le « défi » de Léonora Miano (Afropea)

Depuis des années se multiplient les analyses et prises de parole sur les réajustements identitaires que connaît, entre autres, la société française ; elles s’accélèrent ces derniers temps.
Ainsi, récemment, dans Télérama (n° 3694, 31 octobre-6 novembre 2020), le psychanalyste Fethi Benslama explique, à propos de jeunes radicalisés, issus de l’immigration que « pour me parler d’eux-mêmes, beaucoup dessinaient deux soleils, deux drapeaux, deux maisons. Leur paysage intérieur est le terrain d’une lutte entre deux référents. Pourtant, leurs parents, ou leurs grands-parents sont souvent en France depuis longtemps. Il arrive que les traumatismes de l’exil se traduisent par des tourments identitaires sur plusieurs générations. (…) Un sociologue indien, Arjun Appadurai, a montré il y a quelques années que la carte des conflits violents sur la planète correspondait à celle des conflits identitaires ». Et plus loin, à propos de « l’islam » et de toutes les confusions linguistiques qui l’accompagnent, il ajoute que « le langage a subi des lésions symboliques. On ne peut revenir en arrière, il faut inventer des mots nouveaux ».

C’est bien autour d’un mot nouveau, disons plutôt récent, que se joue l’essai que vient de publier Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste. C’est le dix-huitième ouvrage que propose l’écrivaine, selon une alternance régulière, depuis, 2012, entre écriture réflexive et écriture fictionnelle, pas aussi éloignées l’une de l’autre mais avec des objectifs et des effets différents.

Depuis son premier roman, il y a quinze ans, ce sont toujours des propositions de lecture remarquables que nous découvrons sous sa plume : qu’on aime ou non, qu’on soit d’accord ou pas, lire Léonora Miano ne laisse pas indifférent. Si les prix littéraires ne sont pas toujours attribués à qui l’on souhaiterait, les nombreux prix décernés à son œuvre l’ont toujours été à bon escient. Aussi ne peut-on que sourire à l’accusation de Pascal Blanchard dans la polémique qui l’a opposé à l’écrivaine – qui avait eu l’outrecuidance d’avancer une critique du documentaire récent programmé sur France 2 dont il a été le conseiller scientifique – quand il affirme que si elle a osé s’attaquer au spécialiste de la colonisation/décolonisation (lui-même), c’est qu’elle voulait faire le buzz et se faire remarquer pour le prix des cinq continents. Accusation tellement décevante de sa part qu’il n’est pas besoin de trop s’y attarder.

 

Revenons à l’essai. Dans cette danse entre réflexion et fiction (encore que la fiction ne se prive pas de réfléchir et l’essai de raconter…), Afropea m’est apparu comme un prolongement, d’une certaine façon, du roman de 2019, Rouge impératrice – par sa tentative de mettre en évidence représentations racialistes de notre monde –, et, d’une certaine façon également, comme un approfondissement des questions posées aux devenirs des personnages de Blues pour Élise, en 2010. Mais il faudrait revenir aussi au recueil de nouvelles de 2008, Afropean Soul et autres nouvelles et à celle qui met en scène Dominique Dumas, ce jeune homme qui jongle dans sa vie avec sa couleur de peau, la masquant mais participant aussi à une manifestation pour protester contre la mort d’un enfant noir, tué par accident par un jeune policier. Livrant alors sa réflexion sur l’identité, apparaît déjà le qualifiant par lequel il se définit, « Afropéen » :
« L’identité était un processus, un mouvement constant, pas une stèle à trimballer sur le dos. Il était déjà assez difficile d’être un humain. Autour du lui, chacun semblait s’être résolu à choisir son camp. Chacun semblait pouvoir définir les contours de son identité, son contenu. Il n’avait jamais vu les choses ainsi, considérant qu’il y avait autant de manières d’être un Afropéen, que de façons d’être un Européen de souche. Parce que les gens étaient des individus, pas des particules indifférenciées d’une masse. Ce n’était plus si sûr, apparemment».

La matière d’Afropea ne se répartit pas en chapitre au volume équivalent par regroupement de réflexions et faits, historiques ou récents, sous un titre qui donne une dominante. Ainsi l’ouverture (sans titre) avoisine les 40 pages ; la « Brève histoire du mot » d’une dizaine de pages et « L’Urgence française » (12 pages). Viennent ensuite deux chapitres qui forment le noyau dur de la démonstration : « Une pensée post-occidentale » (plus de 80 pages) et « Refonder l’africanité » (40 pages). Le sixième chapitre m’apparaît comme complémentaire de la notion choisie, Afropea, « Panafropea » (20 pages) et enfin, en guise de conclusion provisoire, « Pour l’heure, une utopie » (6 pages).

Les exergues sont également une mise en bouche pour le lecteur, sorte de voies à suivre : la première est une citation de Werewere Liking (1950), créatrice camerounaise incontournable, qui désigne la culture imposée par le système colonial et la nécessité, pour se libérer, de faire appel à d’autres cultures étouffées et spoliées. La seconde, d’Édouard Glissant, souligne, en ce qui concerne l’Occident, la confusion entre une géographie et une idéologie. La dernière enfin, de James Baldwin, oriente la lecture de l’objectif de fond d’Afropea : « C’est ton pays, ne t’en laisse pas chasser ».

Positionnement et positions

L’ouverture de l’essai est l’espace où Léonora Miano précise, pour lever toute confusion, pourquoi et comment elle aborde ce sujet. Elle devance le procès d’illégitimité qui pourrait lui être fait puisqu’elle n’est pas une Afropéenne. Comme elle aime à le faire, elle définit et sa position et le sens du mot qu’elle explore : « Pour la plupart dans l’Hexagone, le préfixe afro ne saurait renvoyer qu’à un ailleurs, un hors de France essentiel plus qu’originel. (…) Alors, définissons : est dite afropéenne une personne d’ascendance subsaharienne, née ou élevée en Europe. (…) Les concernés sont avant tout dépositaires d’un vécu européen. (…) Les Afropéens sont souvent enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants d’immigrés subsahariens. Contrairement à leurs ascendants, ils ne connaissent que la vie en situation de minorité, l’existence dans un espace rétif à se reconnaître en eux ».

« La vie en situation de minorité », c’est bien ce qui la différencie : elle est née, a grandi et a été formée en Afrique subsaharienne où la couleur de sa peau n’était pas un problème. Elle s’est enrichie, dans son contexte familial et collectif, à plusieurs sources, sans que cela remette en cause d’une quelconque façon son socle subsaharien. Elle a donc vécu sans complexe son rapport à la France quand elle est venue y vivre. Elle réfléchit au statut des écrivains noirs en France et constate – peut-être un peu rapidement à mon sens – : « La France est donc plus prompte à étreindre les personnes issues de ses anciennes colonies, qu’elle ne l’est à fréquenter ses marges. Les écrivains noirs les plus en vue dans l’Hexagone sont subsahariens ou haïtiens, rarement afropéens ».

Pour appuyer son affirmation, elle donne des exemples de sa sensibilité, différente de celle des Afropéens, à certaines manifestations dans la société française mettant en scène l’être noir : le carnaval de Dunkerque et les personnes grimées en noir et le phénomène des blackface aux États-Unis. Les Afropéens y perçoivent racisme et « pillage identitaire » alors que les Subsahariens s’en amusent. Elle explique cette réaction par le fait que ces derniers ont eu à subir une représentation dégradée d’eux-mêmes avec les conséquences de rejet de leur part. S’ils adhèrent à cette représentation, on les inclut pour récompenser le renoncement de ce qu’ils sont : « c’est à ce prix qu’ils gagneront le droit d’occuper la place du bouffon ». En même temps, quand les représentations sont plus complexes et ont un vernis de valorisation du Noir, les Afropéens ne réagissent pas, ce que font les Subsahariens. Elle avance alors une analyse du film Black Panther — et de « son Afrique de cinéma » — et prend également l’exemple des soldats enrôlés durant la Seconde Guerre mondiale.

Chadwick Boseman dans Black Panther © Marvel Studios

L’auteure en vient à la raison principale de son intérêt pour le sujet choisi : elle a eu une fille qui est né et a grandi en France, qui a donc un profil d’Afropéenne. Elles sont différentes, malgré le lien biologique. Léonora Miano donne alors un aperçu de la gamme des Africaines telles qu’elles sont perçues en France  : « J’étais différente, ni blédarde ordinaire – fort accent, syntaxe problématique, vocabulaire restreint –, ni fille de cité tranchante et tonitruante, ni négropolitaine instruite en quête de lendemains décolorés, ni afropolitaine branchée, adepte d’une mode bariolée convoquant bruyamment l’Afrique. Et certainement pas noirabe. On ne savait où me classer ». Son prénom aussi posait problème : ne pas s’appeler « Fatou, Salimata, Djeneba » c’est être suspectée de porter un masque enlevant l’authenticité subsaharienne. Elle constate que la France valorise, dans son discours, le mélange, mais ne l’accepte pas véritablement. C’est donc pour sa fille qu’elle a conçu l’urgence de cette réflexion sur Afropea. Elle rappelle le passage de Sarkozy à Dakar, « ouvrant ainsi les vannes d’une parole raciste jusque là plus inhibée ». Alors et de plus en plus s’imposa à elle la nécessité d’approfondir le projet de société qu’implique Afropea, « dans sa manière d’abattre les murs que l’on croyait porteurs » : « Dire pourquoi Afropea me semble une source dans laquelle puiser afin de renouveler les imaginaires et de forger de nouvelles modalités relationnelles.
Dans ce propos dont j’assume la subjectivité, la dimension intuitive et l’hybridité formelle, Afropea incarne, dans l’hémisphère Nord, les peuples du monde brutalisés par l’Europe conquérante dès la fin du XVe siècle, puis par ce qui s’est appelé l’Occident. Une autre façon de désigner le capitalisme et sa violence. C’est la vénalité inhérente à l’occidentalité qui engendra la notion de race telle que nous la connaissons aujourd’hui. C’est à sa domination que l’on doit la racialisation des corps et des imaginaires ».

Léonora Miano prévient qu’elle parlera surtout du contexte français puisque la France « bénéficie d’une présence afro plus importante que la majorité des autres pays européens ». Ce pays revendique aussi « un idéal de fraternité » qui l’oblige ! Il est « le territoire privilégié pour voir s’actualiser Afropea ». Elle développe la peur « du grand remplacement » qui hante certains « Français d’ascendance européenne unique » alors que les mêmes personnes ignorent les faits concrets de ce qu’on peut nommer le néocolonialisme, même si Miano n’emploie jamais ce terme : « Pouvait-on ignorer qu’ils viendraient, les fils et filles de ceux qui, à l’instar de la Grande Royale, désiraient savoir comment vaincre sans avoir raison ? L’invasion dont on se plaint en France, si elle avait lieu, ne consacrerait-elle pas la victoire à maints égards de ceux qui, n’écoutant que leurs appétits, se jetèrent sur les contrées de la terre sans y avoir été conviés ? » La grande question est celle de trouver la voie pour échapper à l’orientation donnée par l’Occident à nos façons de gouverner, de penser et de vivre, avec comme ressort l’argent et le profit.

Du point de vue de Léonora Miano, l’Afrique subsaharienne a été et est l’objet d’un racisme particulier : elle réserve alors quelques lignes à d’autres groupes stigmatisés, assez rapidement car ce n’est pas son objet d’étude. Elle évoque ainsi « les Arabes » que l’on craint, l’antisémitisme, « trait culturel ancien dans le pays », les Asiatiques et le dit « péril jaune ». Elle établit une différenciation nette par rapport aux Subsahariens et Afrodescendants qui subissent une catégorisation encore plus humiliante. Ils sont « dépositaires d’une culture de la jouissance » et subissent « une réduction de l’être à son apparence, à la vie du corps, aux besoins primaires ». Insistant sur ces représentations, elle affirme que « la souffrance du Noir est un spectacle » (musique, chant, danse) : « Devant l’histoire des conquêtes coloniales et de l’esclavage, il n’y a plus de citoyens du monde, plus d’humanité universelle. Ne restent plus que la fabrique de la race, ses motivations et les gains que l’on fait fructifier en bon rentier de l’occidentalité. C’est ce qui rend tellement intolérable l’évocation de cette histoire, une culpabilité se rapportant surtout à un héritage symbolique et matériel auquel il n’est pas question de renoncer pour fraterniser, c’est-à-dire commencer par rendre justice ».

Il est possible alors de revenir sur le vocabulaire piégé et en particulier les mots de métisser et de métissage. « Ce qu’il s’agit de mettre au jour désormais, ce sont de nouvelles manières de se fréquenter, un être au monde fécond pour les deux parties, qui permette l’épanouissement de chacune sans que l’autre ait à en pâtir. C’est un défi […] Au réel anxiogène qui est le nôtre, opposons la radicalité d’une voie neuve, qui remette en cause nos présupposés, nos habitudes. Afropea offre cela, je me propose de montrer comment elle congédie la mélancolie coloniale qui habite la France ». Mélancolie au sens que Paul Gilroy a donné à ce mot.

Miano convie à « une méditation politique » et ne propose pas un « appareil conceptuel précis » qu’elle appelle de ses vœux. Dans le second chapitre, l’essayiste consacre une dizaine de pages au mot « Afropea », à son apparition et à ses usages. Il vient de l’univers de la musique : « le musicien David Byrne, cofondateur du groupe Talking Heads, crée cette appellation au début des années 90 » pour désigner l’influence des cultures africaines sur la culture européenne. Doit-on parler, comme Léonora Miano, « d’irrémédiables altérations » ou plutôt d’enrichissements ? Afropea a poursuivi son cheminement musical à travers les créations d’artistes en Europe. Pour elle, c’est le groupe belge Zap Mama et leurs fondatrices, Marie et Anita Dalne, qui a été un déclencheur. Elles n’ont pas produit une théorie mais offert une pratique. Les usages du mot ont été plus ou moins clairs et Miano insiste sur la définition qu’elle a donnée en préambule.

Dans celui-ci, elle a déjà évoqué cette « urgence française » (3e chapitre) quand le « recours au communautarisme blanc » se manifeste de plus en plus fréquemment. Ces mouvements nationalistes « appellent de leurs vœux une partition territoriale permettant la séparation raciale définitive ». Cette montée en puissance est suscitée par la peur de voir les populations afrodescendantes visibles et compétentes dans différents domaines. A ce sujet, elle développe le fonctionnement du groupe Suavelos qui « crie haut son refus du mélange, son opposition à la francophonie qui l’oblige à partager sa langue, sa conviction de la supériorité des Blancs ».

L’insistance est développée sur ces suprématistes blancs. La postérité des conquérants est « apeurée, égarée, désireuse de faire en sens inverse le chemin qui mena ses aïeux à l’assaut du monde ». L’autre exemple développé est la fondation d’une ville exclusivement afrikaner en Afrique du Sud, Orania. Ainsi le chemin est long pour dépasser les antagonismes profonds. Une des tâches est d’étudier dans le passé les figures significatives afropéennes et pas seulement les figures africaines.

Au cœur de la démonstration

Les chapitres 4 et 5 forment, à mon sens, le socle de la démonstration de la nécessité d’Afropea, affirmée dans les soixante premières pages. Ce concept ne fait pas l’unanimité parmi les Subsahariens et les Afrodescendants qui perçoivent le vocable comme « une manifestation de la détestation de soi, l’affichage d’un complexe identitaire ». Elle remonte donc dans les positionnements adoptés dans l’Histoire. Passant rapidement sur l’Afrique précoloniale – qui ne définissait pas les humains selon la couleur de la peau –, elle en vient à la Négritude, à laquelle elle consacre un long développement sur plusieurs pages qui est une réfutation de son action positive pour se définir soi-même, trop indexé à la pensée occidentale et produit en France et pour la France. Car, pour adhérer à ce mouvement, il fallait adhérer à « la pensée raciale », « à la notion de race ». Ce mouvement a émané « d’individus coupés de leurs racines subsahariennes ». Des intellectuels ont, au moment même de son émergence, remis en cause son bien-fondé : en particulier Wole Soyinka, Marcien Towa et Stanislas Adotevi. Les deux derniers l’ont fait au début des années 70. Marcien Towa s’est focalisé sur L-S. Senghor dont il a montré un positionnement plus politique dans le contexte de la colonisation que culturel et anthropologique ; il est difficile de dire qu’il était coupé de ses racines africaines.

Quant à Adotevi, dans son décapant Négritude et négrologues, il a dressé un réquisitoire sans concession, un peu trop vite oublié. La Négritude est « une pensée occidentale incorporée ». Miano sauve tout de même l’esthétique que développa ce mouvement – on doit rappeler que ce fut d’abord un mouvement poétique qui ne devint politique que sous la poussée des désirs d’indépendance –, encore actif dans les écritures actuelles et ces auteurs restent « des figures tutélaires ». Cela n’empêche pas de rendre une distance critique par rapport à leurs positionnements politiques qui a donné des fruits si dangereux dans nombre de dictatures africaines ou caribéennes. Cet examen critique du mouvement de la Négritude répond bien au qualifiant en sous-titre de l’ouvrage, « post-raciste ». Dans la foulée, elle fait aussi un sort à l’afrocentricité qui « émerge au cœur de l’occidentalité […] et opère une réhabilitation attribuant tous les mérites à l’Afrique ». En passant en revue avec précision toute cette histoire politique et littéraire, Miano veut enfoncer le clou : il n’y aura pas de véritable libération sans émancipation du regard occidental dont les générations précédentes ont été les otages, souvent à leur corps défendant. Pour appuyer son dire, elle revient sur le film Black Panther comme « une œuvre autocoloniale ».

Si on continue à user des mêmes outils que ceux qui ont permis au maître de dominer, on ne peut pas s’en sortir. Si l’Afrique est confinée « à un désir d’occidentalisation », elle ne trouvera pas les voies de la reconquête d’elle-même ; les victoires des Subsahariens sont à venir : « Elles seront celles de peuples ayant su tirer le meilleur de leur histoire pour s’en libérer et inventer leur nouveau monde ». On en revient au langage et aux « lésions symboliques » qu’il a subies. Il faut refonder le langage car on ne peut pas se dire et se retrouver « dans les mots de l’autre ». Ainsi des mots « noir », « négritude », « Blanc », « Africains », « toubab » et quelques pages plus loin « Eurafrique », tous pétris à plus ou moins forte dose, d’occidentalité. En usant du langage autrement, on entame le chemin du refus d’une adhésion à la pensée raciale.

Elle sollicite alors un court article d’Alice Cherki, basée sur sa pratique de psychanalyste auprès de populations immigrées issues du Maghreb. Pour ma part et pour m’associer par ce supplément à la réflexion de Léonora Miano en l’élargissant au Maghreb et à une possible extension  vers des « maghropéens », je signalerai le remarquable ouvrage d’Alice Cherki, La Frontière invisible – Violences de l’immigration (2006). Il me semble faire vraiment écho à une partie de ce que l’écrivaine subsaharienne dit des Afropéens. L’étude s’intéresse aux « enfants de l’actuel », c’est-à-dire « les descendants des parents anciennement colonisés et pris dans les violences de la colonisation et de la décolonisation ». Alice Cherki précise bien son propos : « Il importe de ne pas perdre de vue que la constitution et la possibilité d’émergence du sujet de l’inconscient sont étroitement liées aux modalités de fonctionnement des repères symboliques de références, dès avant sa naissance : « Des lignes de forces qui ordonnent », disait à sa façon déjà Frantz Fanon dès 1952, martelant déjà l’impossibilité de répondre à la question « qui suis-je ? » quand sont encryptés les mythes, disloquées les références culturelles, exclues les transversalités possibles. Pour le formuler dans un discours actuel, le sujet de l’inconscient puise dans les faisceaux de représentations véhiculées par des systèmes symboliques multiples, dont la culture est le réservoir. On pourrait remarquer au passage que le politique s’y inscrit, dans ces systèmes symboliques, en tant qu’échange régulateur des rapports des hommes entre eux, qu’il s’agisse de la force, du droit, de l’écrit, de la parole, et pourquoi pas du religieux, s’il est entendu comme expérience de mémoire des origines et non comme dogme, anhistorique de surcroît ».

Lorsqu’elle traite de « L’altérité de l’origine » et des « Enfants de l’actuel », elle précise la manière dont se fait la constitution subjective de l’individu : « La constitution subjective est certes pétrie de montages institutionnels, mais elle ne peut en aucun cas y être réduite, sinon le sujet est pris en otage ; être citoyen viendrait à se confondre avec le fait d’être otage de l’identitaire. Je dis volontairement identitaire plutôt qu’identité, car il s’agit alors d’un identitaire « moïque », où seul le même est acceptable, tandis que l’autre, le xenos est toujours hostile, porteur de la haine et de la faute que le moi rejette ».

Elle poursuit dans cette voie dans « Exclusion de l’intérieur – Empêchement d’exil », très suggestif pour tous les sujets autour du Même et de l’Autre et qui peuvent éclairer les empêchements à se vivre pleinement des Afropéens dont parle L. Miano : ne pas taire ce qui vous a constitué : ne pas se taire sur l’esclavage, ne pas se taire sur la sexualité, ne pas se taire sur les nourritures livresques et existentielles ; alors il y a véritable possibilité de se constituer en sujet : « Se constituer comme sujet de mémoire et d’histoire, capable de symboliser mais aussi de faire acte ».

Afropea propose un discours et un vécu de libération, d’affranchissement, en ne se soumettant plus à l’occidentalité, « ni dans un affrontement en tant que tel, ni dans un simple retournement de la situation ». Les mots-clefs d’Afropea seront alors « permanence de la relation », « rencontre », « fécondation mutuelle » : « C’est tout cela qui fait une pensée post-occidentale, une proposition fraternelle et une exigence d’inclusion. Se revendiquer de deux grands espaces, c’est les faire vivre tous deux en soi et hors de soi, de manière égale ».

Le mot d’occidentalité, amplement utilisé depuis le début de l’essai et dont la définition est frôlée, fait l’objet d’une définition plus explicite, à la moitié de l’ouvrage : « Il faut redire ce qu’est l’occidentalité. Je désigne ainsi le caractère de l’Europe conquérante et des ses extensions américaines, telles que l’humanité dut les endurer à partir de la fin du XVe siècle ; il s’agit d’une manière d’être au monde qui fonde les rapports avec les autres sur la violence : l’invasion, l’appropriation des ressources, la réification voire la mise à mort, l’hégémonie épistémique ».

L’occidentalité désigne donc la « déshumanisation » de l’Europe et invente la race : le noir mais aussi sa propre « blanchité » et tout le poids de la colonisation dont bien des Français voudraient se débarrasser. L’essai revient sur la politique d’assimilation et son sens véritable qui demande de s’alléger de sa culture pour endosser celle du dominant : du même coup, on tient en suspicion toute manifestation des cultures d’origine, accusant le subsaharien et/ou l’afrodescendant de communautarisme ; mais la même analyse pourrait s’appliquer aux Maghrébins ou aux Asiatiques des anciennes colonies. En conséquence tant que la France ne se sera pas guérie de « son habitus colonial », il sera difficile à Afropea d’avancer. L. Miano développe l’exemple des grands hommes à honorer avec Colbert et propose un consensus autour de Louis Delgrès : cela suppose une profonde révision de ce que l’on entend comme partie intégrale de l’histoire de France. Celle-ci « est conviée à reconnaître sa poly-ethnicité, le caractère multiple de son identité ». Elle n’est pas réduite à son hexagone. Il faut l’embrasser comme « archipel », « territoire éclaté ». L’essai rend un hommage très appuyé à Christiane Taubira pour ses objectifs : « rendre justice, apaiser, fraterniser ».

Les échanges doivent se faire non seulement de la France aux Afrodescendants mais dans l’autre sens aussi. Un bel exemple est donné qui trouverait matière dans l’essai de l’écrivain afropéen,  Dénètem Touam Bona, auteur de Fugitif, où cours-tu ? en 2016, qui s’est attaché à penser la question des « réfugié.e.s » à la lumière de l’expérience des esclaves fugitifs, à penser le monde contemporain sous l’éclairage du marronnage : « Ceux des Français qui cherchent le moyen de créer une société alternative, non oppressive, pourraient se réclamer d’ancêtres marrons qui s’évadèrent des plantations pour leur opposer d’autres modèles sociétaux ».

On ne pourra réaliser la relation, la rencontre, à la base même d’Afropea en tenant compte des deux parties : « L’unique revanche que l’on puisse prendre sur l’histoire heurtée qui est encore aujourd’hui celle de l’Afrique et de l’Europe, est de pousser ces deux espaces à une réinvention profonde. Car, si Afropea est un refus catégorique de l’occidentalité, elle est aussi un appel à refonder l’africanité ».

On parvient à l’ultime clarification de la démonstration : définir l’africanité qui est un produit de l’occidentalité. C’est l’objet du cinquième chapitre. L’exigence de l’essayiste d’être le plus claire possible l’incite, une fois encore, à interroger les mots. Il faut revenir sur « Afrique », « Africain » pour comprendre l’ « Africanité » : « Si l’Afrique est le nom donné par l’Europe conquérante à son projet dans nos contrées, l’africanité est ce qui résulta de ses actes ». L’exemple est donné, avec beaucoup de pertinence, de ces « migrants néerlandais » qui prirent le nom d’Africains-Afrikaners. On peut faire la même analyse pour l’Algérie où les « migrants » de  l’Europe se sont appelés Algériens au détriment des habitants du pays. « L’épanouissement du continent ne se fera pas dans l’occidentalisation ». « L’asymétrie des rapports » entre l’Europe et le continent ne facilite pas le nouveau projet défendu dans l’essai. Cette récupération de soi-même serait facilitée par le développement des relations entre les peuples du continent, en reprenant « contact avec ceux des savoirs subsahariens anciens encore disponibles ». Le projet est de faire cohabiter en soi, en toute sérénité, des apports divers, en se nourrissant « du meilleur de ce que chacun propose ». Elle rappelle alors une partie de la démarche de Frantz Fanon. Et quand on lit, à la fin de ce chapitre qu’Afropea est à la fois une chance pour l’Europe et une chance pour l’Afrique subsaharienne, on ne peut pas ne pas penser à la conclusion des Damnés de la terre, s’adressant aux colonisés en voie de libération des trois continents : « Si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe.
Davantage, si nous voulons répondre à l’attente des Européens, il ne faut pas leur renvoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour lesquelles ils éprouvent épisodiquement une immense nausée.
Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf ».

Il faut dire qu’à plus d’un moment de la démonstration, nous avons à l’esprit bien des énoncés de Fanon de Peau noire masques blancs aux Damnés de la terre. Enfin, avant les quelques pages de conclusion, le texte s’interroge sur « Panafropea » en la comparant au panafricanisme, en créant des synergies entre Afropéens : « Il est indispensable de faire cause commune face aux discriminations, de bâtir des projets, de faire émerger des institutions, des esthétiques, des cultures afropéennes ».

La conclusion revient sur les points forts avancés tout au long de ces 200 pages. Ce que tente Afropea, c’est bien d’affronter des « tourments identitaires » pour tenter de les apaiser par une recherche de réparation des « liaisons symboliques » du langage, selon les termes de F. Benslama, révélatrices de ce qui sépare, divise et mutile les deux parties de son vocable. C’est bien d’une « méditation politique » dont il s’agit à partir d’un positionnement à la fois proche et distant de l’énonciatrice qui insiste sur le notion d’utopie  et aussi d’avenir à construire en utilisant le préfixe -post. Il est nécessaire de ne plus se réfugier dans des « stratégies défensives » : « Afropea impose une hauteur de vue qui nécessite que l’on ait transcendé des rancœurs légitimes au point de s’avancer vers ceux qui refusent de voir, de connaître, de partager ». Afropea est un espace mental à construire comme le déclarait l’écrivaine dans son entretien avec Olivia Gesbert sur France Culture le 30 septembre dernier.

Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Grasset, septembre 2020, 224 p., 18 € 50 — Lire un extrait