Racisme, lactification, exclusion : Ourika de Madame de Duras, 1823

Claire de Duras – à ne pas confondre avec Marguerite Duras, notre contemporaine… – est une femme de lettres du début du XIXe siècle : née en 1778, elle décédera en 1828, à l’âge de cinquante ans, cinq années après la publication de son récit, Ourika, qui connut un vif succès. Ce roman écrit entre 1821 et 1822 est publié en 1823, l’année même où le jeune Hugo publie la seconde version de Bug-Jargal.

Son court roman, récit bref ou longue nouvelle, pose, de manière tout à fait précoce dans la littérature française, plusieurs constantes que les œuvres littéraires traitant de la traite et l’esclavage mettront en scène inlassablement malgré la surdité de la lecture dominante : le rejet de soi-même par le personnage africain du fait de sa mise au ban de la société due au racisme blanc ; l’intériorisation des préjugés de classe selon l’éducation reçue ; les événements de Saint-Domingue qui donnèrent naissance à la première République noire abolissant l’esclavage, l’Haïti d’aujourd’hui ; les non-sens de l’assimilation, cette doctrine qui sera un des points forts de la doctrine coloniale française au XIXe siècle, donnant d’un côté ce qu’elle reprend de Ourika Mme de Durasl’autre.

Ses commentateurs et commentatrices d’aujourd’hui sont surpris par la justesse de la peinture du rejet de l’altérité par cette écrivaine ; ainsi Margot Irvine (« Ourika et les traditions des littératures anti-esclavagistes », Études Françaises) écrit que « Mme de Duras fait preuve d’une compréhension surprenante de l’altérité qu’aurait ressentie une femme noire vivant en France ». Cette sensibilité extrême s’explique sans doute par l’intérêt que les trois récits de cette romancière manifestent pour la marginalité. Pour ce premier récit, l’obstacle est celui de la race ; pour le second, Édouard en 1824, c’est celui de la différence sociale ; enfin pour Olivier ou le secret, l’obstacle est celui de l’impuissance sexuelle. Ce troisième roman provoqua un tel scandale qu’il demeura inédit jusqu’à sa publication par les éditions Corti en 1971. Stendhal reprit ce thème dans Armance : aurait-il été inspiré par le récit de Mme de Duras ? On peut noter en tout cas que traiter de ce sujet apparaît beaucoup plus transgressif sous la plume d’une femme que l’exclusion par le racisme que subit Ourika qui assura à son auteure l’intérêt des plus grands et la rancœur des planteurs.

Fictionnaliser le réel

L’Histoire d’Ourika s’appuie sur un fait avéré : une petite Sénégalaise est arrachée à l’esclavage et offerte à Mme de B. qui l’élève comme sa fille aux côtés de son fils Charles. Ourika tombe amoureuse de celui-ci à l’adolescence alors qu’elle « découvre » que la couleur de sa peau lui interdit toute vie normale. Désespérée, Ourika se laisse mourir.

Ourika est unique dans la littérature française de cette époque par la façon de traiter le thème de l’esclavage puisque Mme de Duras choisit une jeune Africaine élevée et choyée dans un milieu de l’aristocratie éclairée ; le récit est également très original dans sa facture. La séquence initiale est à la première personne. Ce « je » se trouve être celui d’un étudiant en médecine appelé à Paris auprès d’une jeune religieuse malade au faubourg Saint-Jacques. La surprise n’est pas dans cet appel mais dans la découverte de la race de la jeune religieuse : « Elle se tourna vers moi, et je fus étrangement surpris en apercevant une négresse ! » Notons qu’auparavant le récit a commencé par une vision très dysphorique des conséquences néfastes de la « Révolution » qui a détruit une grande partie de ce couvent des Ursulines : la découverte de la peau noire sous le voile des Ursulines en est la chute, sans doute involontaire sous la plume de l’écrivaine. Intrigué et désireux de lui venir en aide, le jeune médecin l’écoute, préfigurant un positionnement thérapeutique original aussi pour ce début de XIXe siècle : « Je rendis mes visites au couvent de plus en plus fréquentes ; le traitement que j’indiquai parut produire quelque effet. Enfin, un jour de l’été dernier, la retrouvant seule dans le même berceau, sur le même banc où je l’avais vue la première fois, nous reprîmes la même conversation, et elle me conta ce qui suit ».

L’histoire d’Ourika s’emboîte donc dans ce récit cadre et la première personne passe du jeune médecin à la religieuse. Le retour au récit cadre, dans les dernières lignes de l’œuvre, est bref et fait l’effet d’un coup de poing : « Ici la jeune religieuse finit brusquement son récit. Je continuai à lui donner des soins : malheureusement ils furent inutiles ; elle mourut à la fin d’octobre ; elle tomba avec les dernières feuilles de l’automne ». Cet emboîtement du récit de la jeune Sénégalaise dans un étui thérapeutique souligne les effets morbides du racisme, même si l’intention consciente de Mme de Duras semble avoir été plus tournée vers la consomption amoureuse, reflet de sa propre expérience avec Chateaubriand, particulièrement cavalier, pour ne pas dire plus, en la matière. Les significations du récit peuvent échapper à cette seule lecture dans la mesure où le profil de « négresse » d’Ourika est amplement souligné.

La modernité du récit réside dans ce choix d’avoir donné une parole forte à un personnage de « négresse ». En 1973, dans Le Nègre romantique, Léon François Hoffmann ne relève que très peu d’œuvres et de pages où apparaissent ces femmes : « Désirée, possédée, torturée ou tuée pour avoir refusé l’accouplement, la Négresse ne semble pas avoir inspiré au maître autre chose que la concupiscence la plus bestiale… du moins en littérature ». Effectivement, les femmes-esclaves ont du mal à sortir de leur anonymat. A ce sujet, le traitement que leur fait subir le jeune Hugo, qui travaille avec la documentation de l’époque et son idéologie dominante en la matière, est éloquent.

Hugo Bug-Jargal
Hugo Bug-Jargal

Victor Hugo écrit Bug-Jargal en quinze jours à l’âge de 16 ans, en 1818 et n’y fait mention d’aucune femme. C’est alors un assez court récit virilo-guerrier, à la gloire du muscle, de la bravoure et de l’honneur… En 1826, le reprenant après avoir engrangé une plus ample documentation, l’écrivain y introduit Marie, la femme blanche et des femmes-esclaves. L’histoire se déroule à Saint-Domingue où des luttes âpres opposent les Blancs et les Mulâtres, ces derniers voulant obtenir, dans la logique de 1789, l’égalité des droits. La troisième composante, la plus nombreuse, celle des esclaves noirs, se soulève le soir même du mariage de Léopold, jeune planteur blanc et de Marie dont, dit-on, le chef des révoltés, Bug-Jargal, est amoureux. On sait que la poétique hugolienne privilégie l’opposition binaire, jusque dans son système des personnages. L’ensemble féminin reprend le contraste de l’ensemble masculin, [Lumières vs. Ténèbres], sous la forme suivante : Marie la Blanche, est unique, toute de positivité et créature de rêve ; les Négresses, nombreuses, sont toute de négativité et créatures d’enfer. L’opposition est traitée dans sa stéréotypie idéologique, contrairement au triangle Blanc/Noir/Mulâtre de l’ensemble masculin composé de Pierrot-Bug Jargal/Léopold/Biassou-Habibrah, dont on a analysé toute l’originalité pour l’époque puisqu’il y avait une identification possible avec un protagoniste noir. Côté hommes donc, l’analyse est assez convaincante. Mais… côté femmes, Hugo ne travaille pas à contre-courant des idéologies de son temps que ce soit pour Marie ou pour les négresses : il les construit conformément aux normes admises : Marie, pure et diaphane – comment pouvait-elle être programmée autrement avec un tel prénom ?… Elle est affligeante de candeur et auréolée de sa « pudeur de vierge » alors que les négresses, lorsqu’elles font irruption dans le roman, sont monstrueuses. La démesure hugolienne trouve naturellement sa proie ; elle se constitue à partir d’une fascination poétique et d’une répulsion idéologique, double marque sensible à l’évocation des « griottes » quand Léopold arrive au camp de Biassou.

Ces créatures sauvages, sur lesquelles le narrateur s’attarde avec complaisance, apparaissent dans la nuit. Pour nourrir sa description, Hugo étale un savoir livresque. Leur portrait physique, haut en couleurs, s’oppose à la description vestimentaire de Marie, en robe blanche et la tête couronnée de fleurs d’orangers. Les négresses évoquées sont dépréciées physiquement, psychologiquement et dans leur performance artistique même : la danse est mascarade, les rites, contorsions grotesques. Ces « forcenées » se livrent à une « danse lascive que les noirs appellent la chica ». Les connotations conjointes de sorcellerie et de judéité se précisent encore : ce « sanhédrin noir » est animé par « l’horrible rire » de « chaque sorcière nue ». Sorcières, créatures du diable ! Pour ne plus les voir, Léopold ferme les yeux, échappant aux « ébats de ces démons femelles, qui, haletants de fatigue et de rage, entrechoquaient en cadence sur leurs têtes leurs ferrailles flamboyantes, d’où s’échappaient un bruit aigu et des myriades d’étincelles ». Miraculeusement, le chef des révoltés le sauve des femelles ! Le chapitre 26 de Bug-Jargal donne la mesure de la charge exotique et raciste. Le plus souvent, les femmes esclaves sont évoquées en masse, présentes avec leur marmaille dans les armées révoltées, celles des esclaves insurgés. Préparant la nourriture, elles sont décrites en sorcières plutôt qu’en cuisinières. Elles sont encore là, en queue de l’armée, « des cohues de négresses, de négrillons, chargées de fourches et de broches (…) des griottes avec leurs parures bariolées ».

Ainsi, si Hugo « prend un siècle d’avance » en faisant de Bug-Jargal un héros positif, il marche bien au pas de son époque en ce qui concerne les femmes, contribuant à pérenniser l’image la plus triviale de l’animalité et de la sauvagerie. Il n’en retient même pas les caractéristiques les plus connues : ni esclaves d’habitation, ni guérisseuses, ni prêtresses, elles ne sont qu’une masse indistincte et lubrique dont la bestialité justifie la violence dont elles sont l’objet.

OurikaLe portrait qu’Ourika dépeint de ses années heureuses, la même année que les négresses de Victor Hugo, est aux antipodes de ce que nous venons de citer. Cette jeune Africaine, élégante et instruite, se sent parfaitement à l’aise dans le milieu aristocratique parisien de cette fin de XVIIIe siècle. Mme de B… est Madame de Beauvau ; Ourika grandit dans l’hôtel Beauvau, qu’occupe désormais le Ministère de l’Intérieur : « le cas d’Ourika était exceptionnel en ce qu’elle avait été adoptée comme sa petite-fille par la maréchale-princesse de Beauvau, étant sensiblement du même âge que ses deux petits-fils, Charles et Juste de Noailles. Cadeau du neveu par alliance de Mme de Beauvau, le chevalier de Boufflers, gouverneur du Sénégal, Ourika connut une vie différente, ô combien, de celle que devaient lui réserver ses origines », écrit Roger Little dans Claire de Durfort Duchesse de Duras, Ourika, édition critique illustrée de 1998.
La jeune fille raconte : « J’arrivai jusqu’à l’âge de douze ans, dit-elle, sans avoir eu l’idée qu’on pouvait être heureuse autrement que je ne l’étais. Je n’étais pas fâchée d’être une négresse : on me disait que j’étais charmante ; d’ailleurs rien ne m’avertissait que ce fût un désavantage; je ne voyais presque pas d’autres enfants; un seul était mon ami, et ma couleur noire ne l’empêchait pas de m’aimer ». Cette séquence première de son récit est idyllique. Mais tout s’effondre à la seconde séquence lorsque la jeune fille surprend une conversation entre sa protectrice et une de ses amies : elle découvre brutalement ce qu’il en coûte d’être noire à une époque d’intense ségrégation raciale dont rend compte parfaitement les propos de la marquise, mettant en garde sur l’avenir de la jeune fille.

Il faut rappeler, comme le fait Martine Delvaux (« Le tiers espace de la folie dans Ourika, Juletane et L’Amant », Mots Pluriels, 1988), qu’au XIXe siècle, le métissage biologique est perçu « comme une contamination de races dites pures, et la cause d’une dégénérescence non seulement physique mais mentale. Le métis était perçu comme monstrueux, le produit d’une violation de la loi du genus, et l’enfant d’un péché contre le sang ». « Incarnation d’un désordre biologique », le métis présentait les signes de la folie.

La troisième séquence peint avec un réalisme psychologique consommé le désarroi de la jeune fille. La situation précaire dans laquelle elle se retrouve la prend par surprise et démolit d’un coup ses rêves, sa confiance et l’image qu’elle a d’elle-même. D’enfant prodige choyée dans une prison dorée, elle n’est plus qu’une négresse privée d’avenir. Elle se transforme totalement et note « je n’osais plus me regarder dans une glace » ou « j’étais étrangère à la race humaine tout entière ! ». Les deux séquences suivantes sont de relatif apaisement, les malheurs de la France équilibrant ou neutralisant les malheurs personnels d’Ourika. Elle espère même que les bouleversements que connaît le pays lui permettront de trouver sa place puisqu’on « commençait à parler de la liberté des nègres ». Mais tout cela est brisé par les massacres de Saint-Domingue, dont elle parle avec tous les préjugés de sa classe d’adoption, l’aristocratie : « On commençait à parler de la liberté des nègres : il était impossible que cette question ne me touchât pas vivement ; c’était une illusion que j’aimais encore à me faire, qu’ailleurs du moins, j’avais des semblables : comme ils étaient malheureux, je les croyais bons, et je m’intéressais à leur sort. Hélas ! je fus promptement détrompée ! Les massacres de Saint-Domingue me causèrent une douleur nouvelle et déchirante : jusqu’ici je m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins ».

Ici encore, il n’y avait pas à développer pour le lecteur de 1823 puisque la presse et des récits comme Bug-Jargal représentaient les esclaves insurgés comme des sauvages. Ourika ne donne pas souvent de dates mais elle donne bien celles du 20 juin et du 10 août 1792 qui marquent la déroute des aristocrates et la fin décembre, avec le décret de confiscation des biens des émigrés. C’est à la mort de Robespierre que la « vie » reprend son cours : « on respira ». Une vie apaisée se réinstalle au sein de la famille entre Ourika, Mme de B. et Charles. Mais l’horreur de son corps est toujours là : « j’avais ôté de ma chambre tous les miroirs, je portais toujours des gants ; mes vêtements cachaient mon cou et mes bras, et j’avais adopté, pour sortir, un grand chapeau avec un voile, que souvent même je gardais dans la maison. Hélas ! Je me trompais ainsi moi-même : comme les enfants, je fermais les yeux, et je croyais qu’on ne me voyait pas ».

En 1795-1796, elle se réfugie dans l’amitié de Charles pour échapper aux regards de dédain qu’elle ne voit que trop désormais. Tout s’enchaîne alors : le mariage de Charles avec une autre, la naissance d’un enfant, la mort souhaitée, le regret de n’avoir pas été une « vraie » esclave parmi les siens et le retour de la marquise de… – son électrochoc du début –, qui la met sur la voie de la solution : accepter son sort et se consacrer à Dieu.

La grande originalité de ce court récit, remarquable de concision et de densité, est sa narration mise en abyme : en effet le récit est une longue confidence, une sorte d’entretien thérapeutique avant la lettre, d’Ourika, devenue religieuse et se laissant mourir de langueur, à son médecin qui, à son tour, le transmet au lecteur. Son autre originalité par rapport aux récits antérieurs ou contemporains est son réalisme psychologique. Les passages où le terme de « négresse » est mentionné, marquent la progression de la prise de conscience de l’héroïne. Mme de Duras analyse, avec justesse, l’auto-dérision, l’auto-dépréciation : habitée par le dégoût d’elle-même, intériorisant la dévalorisation que lui fait subir le regard de l’autre, Ourika masque son corps pour qu’il ne « signifie » plus. Négation du corps par sa dissimulation vestimentaire, reflet de la négation sociale… le seul refuge qui lui reste est le refuge en Dieu et l’issue, la « langueur », lent suicide : se laisser mourir par incapacité à vivre le rôle que la société lui a assigné, parce que porteuse d’une différence inacceptable, celle de la race.

Léon-François Hoffmann, soulignant l’originalité de cette nouvelle, écrit que c’est la première fois, dans la littérature française, « que le préjugé de couleur est exposé dans toute son absurdité […] Cette victime n’a rien d’héroïque […] sa vulnérabilité met en relief la méchanceté gratuite et inconsciente de ceux qui refusent, sans se demander pourquoi, de considérer les Noirs comme des hommes à part entière. Mme de Duras n’adopte pas le ton vengeur des écrivains engagés dans une lutte idéologique. Pour avoir été composé sur le mode mineur, son roman n’en a été que plus percutant ».

Une écrivaine dans son temps

Une des leçons que l’on peut tirer de ce récit est que, quelles que soient ses qualités natives ou acquises, une négresse ne peut être l’égale d’une blanche. Claire de Duras, en abordant le thème de l’esclavage, n’est pas isolée ayant pu 79338299_olire, Oroonoko d’Aphra Behn (à Londres en 1722), L’Esclavage des Noirs d’Olympe de Gouges (1788), Mirza ou lettre d’un voyageur (1795) de Germaine de Staël où apparaît une Ourika.
Des femmes africaines y sont déjà présentées avec sympathie. Ces écrits participent au courant favorable à l’abolition de l’esclavage. La nouvelle de Mme de Staël fait partie de trois nouvelles de jeunesse, écrites avant même qu’elle soit vraiment connue dans le domaine des lettres. On peut penser que l’esclavage tel qu’il y est traité est un thème secondaire et que ce qui intéresse la jeune femme – et ce sera le cas de ses deux grands romans plus tard –, est de donner « de la passion amoureuse une image puissante et tragique », comme l’écrit Martine Reid. Néanmoins, elle rejoint le camp de ceux qui, parmi les Philosophes des Lumières plaident pour la disparition de l’esclavage. Le fonds documentaire qu’elle sollicite est celui auquel Mme de Duras puise aussi : les récits du chevalier de Boufflers, alors gouverneur du Sénégal. Avec Germaine de Staël, on reste en terre africaine avec une tentative d’implantation d’une entreprise économique pour éviter la traite. Mais l’accusation d’imprévoyance et de sauvagerie des Africains ainsi que les luttes entre tribus sont bien présentes et rendent un peu contradictoire le plaidoyer contre « le joug affreux de l’esclavage ».

Mérimée TamangoNous avons évoqué Bug-Jargal de Victor Hugo. Il faut aussi rappeler, en 1826­, Tamango, nouvelle de Mérimée. On sait que le jeune Mérimée a connu le baron de Staël qui entreprend une dénonciation des négriers dans ces années 1820 et montre, dans les salons parisiens, les fers utilisés pour attacher les esclaves. En 1821, la traduction d’un ouvrage anglais de Thomas Clarkson a fait beaucoup de bruit, La Traite des Noirs ou Cri des Africains contre leurs oppresseurs européens. En 1823, la presse rapporte « l’Affaire de la Vigilante », une révolte d’esclaves à bord d’un négrier. Tous ces récits entrent en résonance avec Ourika.

Claire Lechat de Kersaint, duchesse de Duras, est née à Brest en 1778. Ce sont les dernières années de la monarchie et la jeune fille connaît deux expériences traumatiques importantes, communes à d’autres aristocrates : l’exécution de son père et l’émigration hors de France. Son père, le capitaine de vaisseau comte de Kersaint, fait partie de la noblesse avancée du XVIIIe siècle qui a soutenu la cause de la Révolution. Mais, député girondin, il s’oppose à la condamnation de Louis XVI et sera décapité. Quelques mois auparavant, le divorce rendu possible par la Révolution, a été prononcé entre les époux, le 31 mai 1792.

Claire a été très marquée par ce père brillant. Elle a quinze ans quand elle doit prendre en mains les affaires familiales, face à l’inaptitude de sa mère en la matière. L’amiral a laissé des biens à la Martinique qu’il faut récupérer : ce que la jeune fille fait, sa mère n’étant pas à la hauteur de la situation : mais cette reprise en mains des affaires familiales à la Martinique n’est pas quelque chose de banal même si les biographes de l’écrivaine ne creusent pas la question. La Martinique est bien une terre d’esclaves et de planteurs et on n’y fait sa fortune ou on ne la rétablit qu’en participant au système. Est-ce une des raisons pour lesquelles Mme de Duras a préféré opter pour le cas singulier de cette jeune fille, livrée seule à son sort sur le sol français ? Sa biographie autorise tout de même à poser la question. Après la Martinique, les deux femmes se rendent aux États-Unis où la jeune fille retrouve une amie de couvent, reconvertie à une vie totalement différente de celle qu’elle menait en France, avant la Révolution. Après avoir rétabli sa fortune, Claire de Kersaint se rend à Londres où elle épouse en 1797, Amédée Bretagne Malot Durfort de Duras dont elle aura deux filles : Félicie en 1797 et Clara en 1799.

Comme de nombreux aristocrates, Mme de Duras rentre en France après le 18 Brumaire, et vit dans le château d’Ussé (acquis en 1807), à la lisière de la forêt de Chinon, château qui aurait accueilli Charles Perrault et dont il se serait inspiré pour La Belle au bois dormant… Elle est très liée à Madame de Staël et surtout à Chateaubriand. Avec la Restauration, son mari est nommé Maréchal et la famille s’installe à Paris où la duchesse tient un salon dans lequel les personnes admises sont triées sur le volet. Elle utilise son influence pour faciliter la carrière diplomatique de Chateaubriand qui lui doit ses ambassades en Suède et à Berlin et son envoi au Congrès de Vérone.

Ce que l’histoire littéraire a surtout retenu, quand elle prend la peine de se souvenir de cette écrivaine, c’est la longue amitié amoureuse qui, pendant plus de vingt ans, l’a liée à Chateaubriand, une femme s’identifiant à l’homme auquel son nom est attaché, a fortiori quand il s’agit d’une célébrité, plutôt qu’à ses œuvres qu’on oublie ou qu’on écarte pudiquement comme littérature de boudoir. Claire de Duras et Chateaubriand ont de nombreux points communs, comme le souligne Claudine Herrmann : bretons d’origine, émigrés du fait de la Révolution, anciens exilés de l’Amérique et de l’Angleterre, aristocrates libéraux. En conséquence, on a pu proposer une lecture biographique d’Ourika : le récit serait une sorte de reflet de la vie de l’écrivaine, de ses frustrations dans sa liaison avec Chateaubriand et de la déception dans son amour maternel pour sa fille Félicie. On a ainsi mis en parallèle ces relations avec celles d’Ourika et de Charles. Le lien tissé entre l’écrivaine et son héroïne vient aussi du fait qu’elles ont toutes deux été « accusées » d’aimer trop, c’est-à-dire mal, la mort d’Ourika préfigurant celle de sa créatrice. Gérard Gengembre, dans son entrée « Mme de Duras » du Dictionnaire des Littératures de langue française, avance l’hypothèse que « peut-être la Révolution, durant laquelle les femmes ont déployé une grande énergie, et la Restauration, qui les fait revenir à une condition assujettie, dans l’inaction des salons, expliquent-elles cette place de l’amour et ces tendances masochistes, qui feront dire à Sainte-Beuve :  » les barreaux de la cage garantissent la sincérité de l’envol » ».

Réception d’hier, rédécouverte d’aujourd’hui

Ourika
Portrait anonyme (source Roger Little)

A sa sortie, ce récit connut un grand succès et fut réédité une dizaine de fois en cinquante ans, traduit en anglais et en espagnol. Très apprécié par Chateaubriand qui comparait son amie tout à la fois à Madame de Staël et à Madame de La Fayette, il a aussi été apprécié par Goethe, selon un témoignage rapporté par Humboldt. Cette nouvelle a inspiré des poètes : Delphine Gay, Gaspard de Pons, Pierre-Ange Vieillard (Ourika, stances élégiaques, 1824), Ulric Guttinger, Mme Augustine Dudon, Mme Ballent. Il y eut aussi des adaptations théâtrales, Ourika ou l’orpheline africaine de J-T. Merle et F. de Courcy (1824) ainsi que deux autres pièces d’auteurs différents. En 1825, le peintre Gérard exposa une Ourika dont Alfred Johannot fit une eau-forte. Le succès d’Ourika s’est traduit aussi par une mode – collerettes et bonnets « à la Ourika » – par les surnoms qu’on donna aux deux filles de la duchesse, « Bourika » et « Bourgeonika ». La critique de presse fut également excellente.

On ne peut négliger, dans ce succès, cette osmose entre vie et œuvre et le goût nostalgique pour une vie révolue. Avec Ourika, on longe l’Histoire de la Révolution française vécue par une aristocrate héritière des Lumières, ennemie de la « Terreur ». On apprend aussi les règles de l’éducation d’une jeune fille de la « bonne société » et on perçoit le profil social des écrivaines. On peut, néanmoins, souligner d’autres raisons de l’intérêt suscité par cette lecture, plus que jamais vivaces.

Césaire, La Tragédie du roi ChristopheLorsqu’il crée, en 1963, La Tragédie du roi Christophe, Aimé Césaire n’oublie pas Ourika… Sa « lecture » surgit au centre de la pièce, comme incidemment mais aussi comme révélatrice de la classe sociale qui compose avec Christophe, sans adhérer à son projet et à sa gestion du pays.

Dans la scène 2 de l’Acte II, Vastey, secrétaire de Christophe, défend ce dernier dans un salon bourgeois de Cap Henry. Lorsque la conversation s’envenime, la « première dame » détourne le tir :

La Tragédie du roi Christophe
En retrouvant le chemin de la lecture d’Ourika aujourd’hui, on découvre une écrivaine méconnue. Surtout on lit le condensé, en une longue confession d’une grande sobriété, d’une vie de marginale, de négresse, à un moment brûlant de l’Histoire française, dans sa relation à l’altérité coloniale.

ourikaEntre les lignes d’Ourika, en en approfondissant les allusions, se découvre l’intérêt que cette époque porta à la question de l’esclavage et à celle des colonies : la traite, la vente des Africains, fait partie de l’information familière du lecteur de ce temps ; en font partie aussi le débat sur l’esclavage et la révolte des esclaves de Saint-Domingue qui ont arraché leur liberté et leur indépendance. Ainsi, en 1825, Humboldt écrit qu’il vient de recevoir une lettre de Martinique, à propos d’Ourika : « Nous autres officiers de la marine royale, nous sommes très mal vus ici à cause des négociations de M. de Recque à Haïti. Le commerce clandestin de chair humaine va à merveille. Les colons regardent chaque Français récemment arrivé comme un négrophile et le spirituel et généreux auteur d’Ourika est accusé à chaque instant ici d’avoir rendu intéressante dans son détestable roman une négresse qui n’avait même pas l’avantage d’être une négresse créole… »

Jean-Marie Volet conclut ainsi son compte-rendu de la réédition d’Ourika aux éditions Bleu Autour  : « Trop longtemps dénigrées au nom d’idéologies surannées qui se sont parées des atours de la modernité, les Salonnières et leurs héritières mériteraient que l’on prenne la juste mesure de leur influence sur la société du XVIIIe siècle. S’il est facile de comprendre pourquoi elles ont été vilipendées dans le passé, il est plus difficile d’interpréter la lenteur avec laquelle on envisage de les réhabiliter à l’heure actuelle ». Il est juste de dire que l’accès à Ourika est beaucoup plus aisé que lorsque Claudine Hermann en donnait « une édition féministe » aux éditions des femmes en 1979. Le texte est désormais disponible en Garnier Flammarion et en Gallimard Folio Classique lui assurant une accessibilité pour différents parcours de transmission. Il a connu une édition plus confidentielle chez Bleu Autour. Il est aussi traduit et édité en différentes langues.

On peut rêver avec Jean-Marie Volet : « Que serait le monde si l’on avait admis au panthéon de l’histoire ces femmes en avance sur leur temps et remplacé les élucubrations savantes de Gobineau par l’humanisme éclairé de Mme de Duras et de son héroïne Ourika ? » Mais pour nous, lecteurs et lectrices d’aujourd’hui, il est nécessaire de remettre ce récit en connexion avec son temps et avec les analyses qui, depuis sa parution, ont permis de mieux comprendre les arcanes sombres du racisme et de l’exploitation africaine. Dans son édition critique, Roger Little titrait sa préface « Peau noire, masque blanc ». Ce n’est pas sans nous rappeler l’analyse implacable du racisme anti-noir à laquelle se livre Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, non seulement dans le chapitre consacré à « la femme de couleur » (auquel j’emprunte le néologisme de « lactification ») mais aussi l’analyse qu’il donne de Jean Veneuse, personnage de René Maran : « un introverti, d’autres diraient un sensible, mais un sensible qui se réserve la possibilité de gagner sur le plan de l’idée et de la connaissance ». Et lorsqu’une femme blanche veut entreprendre un flirt avec lui : « C’est déchoir, lui dit-il, que frayer avec quelque individu que ce soit de cette race ». Ourika est seule, elle n’a rien connu d’autre que la société aristocratique où elle a grandi. Nous sommes au début du XIXe siècle et de la grande entreprise d’assujettissement d’une partie de l’humanité. Sa seule issue est la mort. Deux siècles après ou presque, le racisme fait toujours ses ravages.