En donnant une suite au film qui eut un beau succès mérité en 2017, Il a aussi tes yeux, Lucien Jean-Baptiste a proposé, au mois de février 2020, sur la 2 à une heure de grande écoute, une série en six épisodes, sous le même titre : le bébé blanc adopté, Benjamin, a grandi et quatorze ans ont passé. Après l’adoption, le couple a eu un fils biologique, Noé ; comme dans toute famille, les problèmes surgissent (l’adoption, la différence, le chômage, la parentalité problématique, la transmission, etc.), traités avec justesse et humour, et, comme le note Télérama, il s’agit d’une série jouant « la carte de la diversité. (…) Un heureux événement dans un paysage télé encore trop monocolore ». Par ailleurs, Lucien Jean-Baptiste est l’un de ceux qui a répondu à l’enquête menée par Laurent Laviolette, Les apparences dépouillées. C’est l’occasion de revenir sur la place de la visibilité des Noirs en France, en choisissant, dans les dix entretiens réalisés, celui du cinéaste-acteur.
Rappel succinct : Lucien Jean-Baptiste est un acteur, réalisateur et scénariste français, né à Fort-de-France en mai 1964. D’abord actif dans l’événementiel, il s’inscrit au cours Florent pour commencer une carrière dans le théâtre. Il obtient des rôles secondaires au cinéma et à la télévision et ne décroche des rôles plus visibles qu’à partir de 2005. Il a fait beaucoup de doublage : peut-être parce que la voix ne laissant pas percevoir la couleur de la peau, elle est utilisable sans discrimination, surtout quand on a grandi à Bonneuil-sur-Marne et qu’on n’a pas d’accent, étant entendu que l’accent est toujours celui de l’autre ! Les rôles principaux viennent avec ses premières réalisations, La Première Étoile (2009), 30° Couleur (2012), Dieu merci ! (2015), La Deuxième Étoile. Il obtient alors le rôle-titre dans une série judiciaire de TF1, Munch. C’est également en 2017 qu’il donne son quatrième long métrage, Il a déjà tes yeux, avec Aïssa Maïga, Vincent Elbaz, Zabou Breitman et Michel Jonasz, entre autres. La suite de ce film devient une mini-série de six épisodes, toujours avec la lumineuse Aïssa Maïga. Rappelons qu’en 2018, celle-ci avait été à l’origine du livre, Noire n’est pas mon métier, dans lequel seize comédiennes françaises dénonçaient la discrimination dont elles étaient l’objet.
Dans le livre de Laurent Laviolette au titre équivoque, Les Apparences dépouillées, Lucien Jean-Baptiste est la huitième personne interviewée. Le titre du livre est équivoque car l’auteur semble avoir voulu éviter les termes d’identité et de diversité, utilisés à tout bout de champ. Mais ce dont il parle et sur quoi il interroge ses interlocuteurs est-ce seulement « apparences » ? L’être et le paraître ? Pas sûr.
Laurent Laviolette demande d’abord, à chacun de ses interlocuteurs, à quel âge il a pris conscience d’être noir. Concernant Lucien Jean-Baptiste, il lui suffit de rappeler qu’il a déjà répondu à cette question dans son documentaire, Pourquoi nous détestent-ils ? : le cinéaste-acteur a fait cette « découverte » en raison des moqueries de ses camarades de classe, ce qui est, de son point de vue, une banalité pour ceux « qui vivent sur une terre où les morphologies sont différentes des leurs ». Il constate que, depuis, il ne s’est pas passé un jour sans qu’on lui parle de la couleur de sa peau. « Bref, notre existence est pimentée »… Et il poursuit : « La pathologie naît lorsque la stigmatisation ne déclenche pas une réflexion mais plutôt une frustration, la haine, la victimisation, la souffrance quand on ne parvient pas à prendre de la distance et que le sentiment devient douleur ».
Ce qu’il tente donc de faire par ses films, c’est de « faire grandir l’imaginaire des gens ». Il a retenu cela de ceux qu’il nomme ses mentors : Daniel Maximin, Patrick Chamoiseau… Les mentalités ont besoin d’évoluer de part et d’autre et dans les media car « l’état des lieux est désastreux » : « Pourquoi ne pourrait-on pas avoir pour modèle quelqu’un de physiquement dissemblant ? Si, humainement, le personnage est intéressant, blanc, jaune, noir tout ça n’est qu’emballage. On s’identifie avant tout à des valeurs incolores. A l’inverse, un individu blanc pourrait parfaitement s’identifier à moi ».
Lucien Jean-Baptiste évoque son enfance et son adolescence et les modèles qui étaient les siens… et qui n’avaient rien à voir avec la Martinique : « nous étions tous là pour être Français pour la France, la culture partagée était française tandis que celle de nos origines restait à la maison. […] J’ai grandi par rapport à la France, pas par rapport à une couleur ». Sa réponse à la question des raisons de la non-intégration des Antillais aux Français botte un peu en touche, renvoyant les Antillais à leur victimisation plutôt qu’à leur désir d’avancer. Il incrimine alors les élites culturelles – dont Aimé Césaire – qui n’ont jamais rien fait pour l’ensemble des Antillais : « comment veux-tu être proche du peuple s’il ne comprend pas ce que tu dis ou écris ? » Les modèles qui ont été les siens sont les mélanges des populations immigrées dans la cité ; et puis, les héros de la télévision, type Starsky et Hutch : « Heureusement que Denzel Washington est arrivé, sinon on serait encore sur ce modèle. Entre-temps, il y a eu aussi Eddy Murphy. Dès que tu voyais un Noir à la télé, tu prenais une bouffée d’oxygène : les Noirs-Américains à la télévision nous ont fait beaucoup de bien ». Il évoque ensuite ce qu’il nomme « le syndrome Michael Jackson » : malgré sa réussite, vouloir devenir blanc : « si lui a souffert de cette pathologie blanchissante, imagine la vulnérabilité des autres ! »
« Lorsque j’étais petit, je n’avais ni Omar Sy ni Jamel Debbouze pour espérer devenir comédien, il fallait donc avoir beaucoup d’imagination. Ces types ont fait un bien fou à la société française, particulièrement aux jeunes en leur ouvrant des perspectives. Au début de ma carrière de comédien, lorsque j’avais des difficultés à trouver des rôles, on me conseillait de monter des pièces de Césaire ou d’autres auteurs noirs. Pourquoi ce renvoi alors qu’on m’a appris Molière ? »
Il est intéressant de lire aussi ses propos sur les langues : le français, le créole. Il réalise des films pour se réapproprier pleinement son origine, mais pas en autarcie : « Il a déjà tes yeux, ce n’est pas qu’un trait d’humour avec deux Noirs qui adoptent un bébé blanc, mais c’est aussi le sujet de la transmission ». Il affirme plus loin : « en toute humilité, j’aimerais être une sorte de Marcel Pagnol des Antilles ». Mais, de part et d’autre, c’est difficile d’être pris tel qu’on est, avec considération : « Lorsque tu ne parles pas avec un accent antillais, on te reprochera de te prendre pour un Blanc, et lorsque tu parles avec l’accent, on se moque de toi ». Ce qu’il souhaite, c’est être une étape dans les réalisations cinématographiques et que d’autres Antillais poursuivent le parcours. Son travail est de « tordre » les stéréotypes ou d’en prendre le contrepied car les problèmes qu’il veut soulever ne peuvent être abordés de façon frontale, pour obtenir des financements mais aussi pour toucher un large public. Le rire est une arme qui peut parfois se retourner contre celui qui en use mais, en règle générale, bien travaillé, il est efficace. La discrimination positive peut être aussi une étape nécessaire pour bousculer les schémas établis. Quand le père de Paul surgit dans sa vie, lui qui a abandonné son fils, il se présente dans un grand éclat de rire et avec un masque blanc sur son visage noir… scène que les lecteurs de Fanon ne peuvent rater et qui montre bien la manière de traiter avec humour une référence estimée !
Chacun des neufs autres entretiens est intéressant à lire car leurs auteurs y livrent leur regard sur la place des Noirs dans la société française. On peut se demander alors si on a vraiment avancé dans cette perception par rapport à ce qu’écrivait Frantz Fanon en 1952 : « Qu’est-ce que cette histoire de peuple noir, de nationalité nègre ? Je suis Français. Je suis intéressé à la culture française, à la civilisation française, au peuple français. Nous refusons de nous considérer comme « à-côté », nous sommes en plein dans le drame français. Quand des hommes, non pas fondamentalement mauvais, ont envahi la France pour l’asservir, mon métier de Français m’indiqua que ma place n’était pas à-côté, mais au cœur du problème ». Se détournant de l’illusoire intégration, Fanon évoluera, dans la lutte anticoloniale, vers les luttes pour l’indépendance des anciennes colonies et adoptera le combat algérien. C’est là que les interviewés divergent car leur choix est celui de l’intégration à la nation française.
La note liminaire l’ouvrage de Laurent Laviolette est d’Alain Juppé : difficile d’appeler préface ces quelques lignes où le service minimum en la matière a été fait pour féliciter l’auteur de n’avoir pas pris une posture de l’assignation : on comprendra que c’est l’assignation à la couleur. Dont acte ! En quelque sorte, c’est une sorte de « merci de ne pas nous culpabiliser nous qui ne sommes même pas conscients de notre racisme ! » Plus que cette note liminaire assez peu substantielle, c’est le projet lui-même qui est à interroger. Laurent Laviolette qui est aujourd’hui directeur de projets d’une grande banque, a admis assez tardivement que la couleur de sa peau – qui n’était pas pour lui un problème – jouait sur tout ce qu’il entreprenait : « Rétrospectivement, je constate au regard de ma carrière que le monde politique fait régulièrement passer la couleur de l’épiderme devant les compétences de l’individu ». Lui qui s’était fait une conduite de ne pas se laisser piéger par la question raciale se rend à l’évidence quand il rejoint le staff de campagne d’Alain Juppé et qu’on lui confiait, tout naturellement, l’Outre-Mer… plutôt que le secteur économie où il se sentait quelques compétences. Il s’est donc retrouvé « incarcéré dans un folklore et dépossédé de (son) expertise métier ». Mais il s’est plié.
« Bien que cerné par les stéréotypes, je refusais la reddition. M’appropriant la maxime de Frantz Fanon : « Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite, ma peau noire n’est pas dépositaire de valeur spécifiques », j’ai pris pour habitude d’écarter de ma route tout ce qui constitue un frein à mes ambitions et à mes objectifs. […] Cependant, force est de constater que dans la société où l’interprétation de l’homme non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être est permanente, les stéréotypes sont tenaces et lourds de conséquences sur la perception de l’homme et de la femme noirs dans leur environnement professionnel ».
Certains secteurs sont plus préservés que d’autres dans l’étonnement que peuvent susciter les performances de ces êtres à la peau noire… ainsi du sport et de la musique : « je constate simplement qu’en 2019, l’opinion publique et la sphère politique en particulier, ne s’est toujours pas accoutumée à ce que je nomme la « possibilité du Noir », si ce n’est pour parler de « diversité » ».
Peu favorable à la « discrimination positive », Laurent Laviolette a voulu réaliser une enquête auprès d’élites qui « s’affranchissent de la caricature communautaire ». La lecture de son argumentation et des réponses des enquêtés permettra à chacun de se faire une idée de ce que défend l’initiateur du projet. Le panel est éclectique, comme il le souligne mais dans une frange de la population qui a réussi.
Les titres qui qualifient le dominante de l’enquête menée et qui suivent le nom de la personne interrogée sont très parlants :
Daniel Maximin, « Homme de l’être » ;
Kareen Guiock, « Bien dans sa peau » ;
Olivier Laouchez, « L’homme pressé » ;
Audrey Pulvar, « A fleur de peau » ;
Jean-Marc Mormek, « Œil au beurre noir » ;
Lionel Zinsou, « Faux sang blanc » ;
Cécile Djunga , « La pluie et le beau temps » ;
Lucien Jean-Baptiste, « Humour noir, arme blanche » ;
Jocelyne Béroard, « Énergie solaire » ;
Thierry Pécou, « L’homme-orchestre ».
Se succèdent ainsi un écrivain confirmé-acteur culturel, une journaliste-auteure-compositrice-interprète, un président-directeur du groupe Media Trace, une journaliste-écrivaine, un ancien boxeur-délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’Outre-Mer, un financier-ancien premier ministre du Bénin, une comédienne-humoriste-présentatrice de météo de la Radio-Télévision belge, un acteur-réalisateur-scénariste français, la chanteuse du groupe Kassav’, un musicien. On constate que, dans ce panel, dominent les acteurs culturels et que tous veulent être reconnus et intégrés dans la société française. Aucun d’eux n’exprime un projet indépendantiste de leurs pays d’origine. Chaque enquête a son intérêt. Il n’est pas inutile alors de relire Peau noire masques blancs dont Laurent Laviolette cite une phrase en bande annonce à son livre :
« Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé.
Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part. (…)
Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.
Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs maîtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Afin de s’engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation ».
On peut aussi rappeler un passage de l’entretien d’Aimé Césaire avec Françoise Vergès, en 2005, Nègre je suis, nègre je resterai :
« Il s’agit de savoir si nous croyons à l’homme et si nous croyons à ce qu’on appelle les droits de l’homme. A liberté, égalité, fraternité, j’ajoute toujours identité. Car, oui, nous y avons droit. (…) Il faut que nous apprenions que chaque peuple a une civilisation, une culture, une histoire. (…) Ce qui est fondamental, c’est l’humanisme, l’homme, le respect dû à l’homme, le respect de la dignité humaine, le droit au développement de l’homme ». Une nation se construit sur des identités multiples, dynamiques et en interaction : la « diversité » ne désigne pas seulement des populations « non françaises de souche » – même si on ne sait plus où sont les souches ! – mais recouvre l’ensemble des populations du pays.
L’épilogue des Apparences dépouillées est écrit par une autre ressortissante de la « diversité », Fatma Bouvet de la Maisonneuve, médecin psychiatre et écrivaine, née à Alger en 1965, de parents tunisiens, auteur d’un texte qui pose des questions proches de lui qui nous occupe ici, Une Arabe en France. Une vie au-delà des préjugés (2017). Répondant à l’enquête de Laurent Laviolette, elle souligne que « la différence ne se perçoit que dans le regard de l’autre ». Il faudrait parvenir à échanger nos richesses mutuelles. L’écueil vient sans doute de vouloir inclure dans la notion de « France » ce qui relève de la Métropole et ce qui relève de ses… expansions : « Le fait que la France soit aussi la Martinique, la Guadeloupe… ça n’a jamais pris », en raison d’« un fonctionnement centralisé et métropolitain à l’excès ». On ne peut effacer ni ses origines ni son sexe ni d’autres caractéristiques déterminantes de notre histoire et de notre personnalité : « Je reste persuadée que, quel que soit l’autre, son contact nous apporte et nous fait grandir si on arrive à échanger de façon saine et non perverse, c’est-à-dire si on ne cannibalise pas l’autre et que l’autre ne nous cannibalise pas. C’est la définition d’une société humaniste. (…) Toute généralisation tue une société. Les généralisations sont malsaines, de plus nous nous mélangeons de plus en plus. La France évolue, on a tous un Noir ou un Arabe dans sa famille maintenant ».
Ainsi l’ouvrage de Laurent Laviolette appelle dans son sillage et au fur et à mesure de sa lecture nombre d’analyses antérieures et de créations qui se débattent avec cette question non résolue de la présence en toute égalité des « Noirs » en France. Parler de « diversité » est encore un tic langagier discriminant qui contourne la question des identités multiples, richesse et non danger dans le devenir d’une nation. Lucien Jean-Baptiste affirme avoir une sorte de devise, depuis toujours : « La différence ne doit pas créer l’inégalité des chances » et il a choisi de dire ce qu’il a à dire par la fiction et l’humour. Sa lutte est celle de la remise en cause des « formats » dans lesquels on enferme l’individu…
C’est là la République aux identités multiples qu’évoque Charles-Édouard Leroux dans son essai récent, La question mémorielle au XXIe siècle : « nous devons accepter de vivre dans un État lui-même pluriel, sans que cette diversité aboutisse à une dissolution des identités ». Il fait référence à la pensée d’Édouard Glissant et, en particulier, à son concept fécond de « mondialité » : « Opposée à une mondialisation qui uniformise, la mondialité est faite d’un enrichissement permis par la diversité et son respect. Plus globalement, l’un des leitmotivs de mon livre est de plaider pour des mémoires au pluriel, notamment des mémoires culturelles ».
Lucien Jean-Baptiste, Il a aussi tes yeux, DVD, 2017
Laurent Laviolette, Les Apparences dépouillées, HC éditeurs Hervé Chopin, octobre 2019, 199 p., 19 €