Aussi nécessaire que salutaire : tels sont les qualificatifs qui peuvent escorter la sortie de Dans le sillage de Fanon de Christiane Chaulet Achour. Ainsi cet essai trace-t-il vigoureusement les lignes contemporaines de descendance critique et littéraire de Frantz Fanon, penseur majeur du 20e siècle. A l’heure où le mouvement du 22 février n’en finit pas de retentir en Algérie, peut-être plus que jamais le temps de Fanon est-il revenu tant cet intellectuel des soulèvements n’a jamais été aussi contemporain. L’occasion pour Diacritik de partir à la rencontre de Christiane Chaulet Achour le temps d’un entretien sur la figure de l’auteur de Peau noire masques blancs.
Ma première question portera sur l’origine de votre nécessaire Dans le sillage de Fanon que vous venez de faire paraître. Comment vous est venue l’idée d’étudier non pas l’œuvre en soi de Frantz Fanon mais l’héritage qu’il a pu laisser ? S’agissait-il pour vous en traçant les lignes et les branches de son héritage dans la pensée et la littérature après sa mort d’incidemment montrer l’actualité de Fanon et la persistance de la pertinence de sa pensée ? Vous dites ainsi d’emblée qu’il « informe notre présent » : qu’entendez-vous par là ?
Il y a des années que je travaille sur les textes de Frantz Fanon. Je les ai beaucoup enseignés avant d’avoir l’audace d’écrire des articles pour différents colloques et revues le concernant. Face à une telle pensée, fulgurante et forte, on ne se sent jamais à la hauteur. C’est le « portrait » d’Alice Cherki qui m’a donné le coup de pouce que je devais attendre secrètement, pour oser, à mon tour, écrire sur Fanon. En 2004, j’ai publié un petit livret, Frantz Fanon l’importun, dans une édition de femmes périphérique ; en 2013, dans une collection chez Honoré Champion – arrêtée avant même d’avoir eu le temps de faire ses preuves… – une analyse précise de l’essai Peau noire masques blancs. J’ai également dirigé trois collectifs au moins et participé à d’autres : chaque fois, j’ai analysé les textes.
Mon choix, dans cet ouvrage, a été autre et s’explique de deux façons : d’une part le fait de l’éditer en 2019 : il a tant a été écrit sur lui et son œuvre que je ne souhaitais pas apporter une énième étude ; d’autre part, et de façon générale, la littérature et les textes ne m’intéressent jamais autant que lorsqu’ils sont l’objet d’héritages visibles qui éclairent l’œuvre antérieure et en révèlent des aspects que je n’avais pas vus/lus.
Au fur et à mesure de mes lectures, je le voyais apparaître ici et là et je me suis dit que le temps de Fanon était revenu et qu’il fallait entamer la lecture de ses héritiers. Certainement que le roman de Wideman a été le détonateur de cette réalisation par sa formidable capacité à faire vivre en fiction un penseur de cette stature dans notre monde d’injustices et d’exclusions et à m’obliger à aller vers les lectures afro-américaines, les premières après la mort de Fanon.
Pour en demeurer à la genèse de votre essai, je voudrais avant d’entrer dans le cœur de votre propos vous interroger sur votre lien personnel sinon biographique à Fanon : comment l’avez-vous découvert ? Qu’est-ce que Fanon a apporté à votre pensée et plus largement à vos recherches ? S’est-il imposé pour vous comme un moteur politique de vos réflexions sur la francophonie ? Diriez-vous que vous êtes, à l’instar des écrivains et essayistes que vous convoquez dans votre livre, une héritière de Fanon, et si oui, de quelle part ?
Fanon est un nom qui m’est familier depuis que je suis en âge d’entendre et d’aller vers les livres… un certain temps déjà ! Il était l’ami de mon frère aîné, Pierre Chaulet, et le cas unique d’une traversée des frontières identitaires, spatiales, idéologiques qui sont, comme on le sait, terriblement, et de plus en plus, barrières plutôt que passages. Dès mes études de lettres à l’université d’Alger, en 1963, il faisait partie, tout naturellement, des penseurs de la décolonisation et aussi d’une sorte de panthéon implicite qui nous nourrissait. Nous lisions surtout Sociologie d’une révolution et Les Damnés de la terre. C’est plus tard que j’ai lu Peau noire masques blancs.
Le chapitre IV des Damnés de la terre, « Sur la culture nationale » m’a énormément apporté pour ma lecture de la littérature algérienne : les analyses de Fanon éclairaient des intuitions, des observations que je ne parvenais pas toujours à formuler et, encore moins, à systématiser. Fanon m’a appris aussi à aller vers Aimé Césaire et d’autres. Ces dernières années, il m’a aidée dans ma lecture de l’esclavage, de l’identité, de l’altérité et pour tant d’autres sujets de notre temps.
Non, il n’a pas été « un moteur politique de ma réflexion sur la francophonie », chose dont il ne parle jamais ou alors, il l’a été obliquement. Je n’avais pas besoin de lui seulement mais de nombreux autres penseurs et écrivains pour apprécier cette grosse machine idéologico-politique qu’est la francophonie. J’ai beaucoup réfléchi, par contre, à l’usage du français par les écrivains du Sud et particulièrement les ex-colonisés. Pour moi, l’usage de la langue française était un fait de l’Histoire et non un choix d’excellence. Une question de suprématie politique par rapport à laquelle il a su offrir une vraie réflexion sur les dominations et les mises sous tutelle et une pratique remarquable de la maîtrise d’une langue dont vous faites un instrument de combat quand vous ne vous laissez pas maîtriser par elle.
Héritière, certainement mais je ne pense pas à la mesure des grands héritiers que j’ai étudiés. Mais héritière en tant que transmettrice par l’enseignement et la recherche d’un Fanon penseur et écrivain. Je peux dire que mes vingt années d’enseignement dans l’université française m’ont permis de faire découvrir Fanon à nombre d’étudiants qui, en leur totalité, ne le connaissaient pas. Rien à voir avec ce qui s’est passé, pour moi, en Algérie et ce qui se passe en Angleterre ou aux États-Unis, par exemple.
Pour en venir à présent plus directement au cœur de votre propos, Dans le sillage de Fanon s’ouvre sur la pluralité des réceptions dont Fanon a pu faire l’objet. Au cœur des différentes secousses qui en ont agité l’accueil, vous insistez d’emblée sur un héritage de Fanon en particulier, celui d’une pensée humaniste que vous développez de la sorte notamment : « Il a été d’une certaine façon délivré de l’ethnocentrisme, la chose la mieux partagée du monde et la plus aliénante. Il en a été « délivré » car il a su dépasser le statut de victime pour, très tôt, se mettre à hauteur d’homme. »
Vous dites ainsi que s’il a su venir jusqu’à nous c’est parce que, d’une part, contrairement à ce qui a pu être dit de lui ici ou là, Fanon a su faire preuve d’humanité ? Pouvez-vous nous en dire plus ? En quoi Fanon s’affirme-t-il comme humaniste ?
Les faits et citations que j’ai repris à plusieurs étapes de ma démonstration le prouvent amplement : de l’engagement du jeune Fanon dans la Seconde guerre mondiale, de sa recherche d’une spécialité en médecine qui le place au plus près de la souffrance humaine, la psychiatrie, à cette lucidité si peu partagée, je dirais pour des « externes », des non-Algériens, du choix de la lutte aux côtés des Algériens quelques mois après son installation à l’Hôpital psychiatrique de Blida. A chaque fois, c’est contre l’aliénation – dans les différents sens du terme – qu’il se place pour œuvrer à l’accès de tous à une humanité de libération. Evidemment, ce n’est pas un penseur d’une langue à la guimauve : ce qu’il a à dire, il le dit avec force, souvent poésie, et toujours directement. Son obsession et son but, c’est d’élargir l’humanité reconnue à travers le monde, à tous les opprimés, que « les damnés de la terre » entrent dans le concert du monde. Cela, il l’a fait dès sa formation en médecine à Lyon. Il faut lire son premier article, publié dans Esprit en février 1952, né de la réception réservée en consultation aux patients nord-africains, « Le syndrome nord-africain ». Il écrit en introduction : « tous les problèmes que se pose l’homme au sujet de l’homme peuvent se ramener à cette question […] : « Ai-je en toute circonstance réclamé, exigé l’homme qui est en moi ? »
Ses constats et interrogations s’écrivent comme une mise en scène théâtrale entre le patient et le jeune médecin, entre celui-ci et ses pairs : « Quelles sont-elles, ces créatures affamées d’humanité qui s’arc-boutent aux frontières impalpables (mais je sais d’expérience terriblement nettes) de la reconnaissance intégrale ?
Quelles sont-elles, en vérité, ces créatures, qui se dissimulent, qui sont dissimulées par la vérité sociale sous les attributs de bicot, bounioule, arabe, raton, sidi, mon z’ami ? »
Si l’on veut « entrer » dans Fanon, il est bon de commencer par la lecture intégrale de ce texte qui montre son humanisme dans une situation concrète, à 26 ans… A l’autre bout de sa vie, le dernier chapitre des Damnés, « Guerre coloniale et troubles mentaux », est aussi à lire tant l’exposé et l’analyse des cas qu’il consigne montrent l’extrême humanité du psychiatre.
Pour vous, ce qui rend encore vivante l’œuvre de Fanon, c’est que précisément il ne se réduit pas uniquement aux thèses qu’il a pu développer. Loin de réduire ces dernières ou de les minorer, le puissant geste de votre essai est d’affirmer que Fanon relève d’une écriture, qu’il est écrivain, que sa parole est une parole qui vient jusqu’à nous parce que précisément elle est portée par une voix. Quelle est alors, selon vous, le timbre de Fanon ? Quelle est la particularité de sa voix – de son écriture ? Est-ce à dire enfin que vous regrettez que Fanon ne soit jamais lu textuellement ?
Bien évidemment que je regrette que Fanon ne soit pas lu dans son texte même, dans son écriture ! Cela éviterait tant de contresens ! La plupart de ceux qui rejettent Fanon ou prononcent son nom du bout des lèvres, ne l’ont pas lu… mais ils ont lu des bribes de la préface de Sartre aux Damnés, ils ont lu ici et là une condamnation sans démonstration, ils ont retenu des énoncés sortis de leur contexte, ils affirment, péremptoirement, « mais c’est une théoricien de la violence »… Car lire Fanon, c’est accepter d’affronter le duo-duel colonisation/décolonisation et ce n’est pas simple. Les mêmes idées, exprimées sans sa force poétique d’interpellation n’auraient pas eu la même portée. C’est fort Fanon parce que c’est beau. Il faut au moins relire – à haute voix comme la poésie – la conclusion de Peau noire masques blancs, la conclusion des Damnés, la Lettre de démission à Robert Lacoste, la Lettre à un Français qui est un poème en prose…
Je rappellerai un autre témoignage donné par Wideman à la fin de son roman ; celui du Pr. Peter Worsly qui a assisté au discours de Fanon à Accra en 1958. Il parle d’un discours « électrisant » : « une expérience à faire battre le cœur plus fort… remarquable non seulement par sa force analytique mais aussi par le feu et le brio avec lesquels il fut prononcé, qui étaient des plus rares ». Voilà un exemple de « la voix » de Fanon… Et c’est aussi toute la théâtralité de son écriture (au bon sens du terme) qu’il faut analyser.
Pour expliquer également sa postérité et son évidente notoriété, vous rappelez que Fanon est un homme qui fut à la croisée de quatre chemins qui, tous, se recoupaient en lui : Français, Antillais, Algérien et militant anti-impérialiste. De ces quatre visages, lequel selon vous a pu offrir le plus d’héritiers ? Les héritiers que vous évoquez se réclament-ils à part égale de chacun de ces Fanon ou sont-ils inextricablement mêlés ? Se réclamer du Frantz Fanon français, qu’est-ce que cela peut offrir, par exemple, aujourd’hui comme héritage ?
Ce n’est pas le fait de tous les héritiers mais un certain nombre préfère élire telle ou telle « tranche » de Fanon en fonction de ce qu’ils sont. Je précise tout de suite que c’est le militant anti-impérialiste qui est toujours retenu car il est l’aboutissement des autres « étapes ». Fanon Français ? Je n’ai pas trouvé, pour ma part, d’héritier de ce Fanon-là. C’est normal puisque la France ne le retient pas dans les écrivains à connaître. Fanon Antillais ou Fanon Algérien ? Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas tant pour le réduire à cette dimension que parce que « l’héritier » est lui-même Antillais ou Algérien et qu’il privilégie un aspect de son parcours. Ainsi, il est prouvé qu’aujourd’hui, le Fanon qui retient le plus les Antillais, c’est celui de Peau noire masques blancs et que plus d’un Algérien vibre à la lecture… nostalgique… de L’An V de la Révolution algérienne (Sociologie d’une révolution). J’ai moi-même dirigé, pour le cinquantenaire de sa mort, en 2011, un dossier pour la revue Algérie Littérature Action, « Frantz Fanon et l’Algérie », avec une trentaine de contributions. Se réclamer du Frantz Fanon Français ?… on peut rêver… Alors rêvons ! C’est aller à la rencontre d’une analyse du racisme, de l’exclusion, du refus de l’altérité et combattre ces plaies qui gangrènent la société française qui a tant de mal à se penser comme multiculturelle. Fanon est un antidote à tout ce qui enferme et expulse.
Un des points parmi les plus remarquables de votre essai est d’affirmer sans attendre la position de Fanon par rapport à la question identitaire. Vous dites ainsi : « Il oblige à penser l’identitaire comme autre chose qu’une assignation à résidence dont les lignes ne peuvent bouger. L’expérience algérienne qu’il a faite sienne n’a pu avoir cette force et cette efficacité dans ses analyses que parce que, avant d’y plonger, il avait mis à nu les impasses de la négritude, de l’assimilation et d’une appartenance close, dès Peau noire masques blancs. » Pourriez-vous nous dire en quoi l’identitaire ne peut être figé chez Fanon ? En quoi est-ce une leçon selon vous pour notre présent ?
Oui, cela découle de ma réponse précédente. Fanon oblige à penser la question identitaire : par son parcours d’abord qui est une démonstration qu’on peut franchir les frontières auxquelles on a été assigné par la naissance et s’identifier à une autre lutte. Par le contenu de ses écrits aussi : même si je n’étudie pas dans le détail les trois essais, je montre, à plusieurs reprises, en quoi chaque essai manifeste une avancée du sujet énonciateur et, conjointement, celle de son lecteur : du moi Antillais (Français non reconnu dans la nation) à nous Algériens et enfin, Nous, les « damnés » des cinq continents. Et il a été entendu un peu partout dans ces cinq continents. A l’heure où la poussée des identitaires force les portes de nombre de nations, lire Fanon est une question d’hygiène pour ouvrir notre éventail identitaire à tout ce qui peut nous enrichir et nous faire admettre la complexité du monde, nous empêcher de nous accrocher à notre rocher local par peur de courants perturbateurs.
Avant de venir plus précisément évoquer les héritiers et héritages de Fanon, je voudrais revenir avec vous sur la part décriée de Fanon dans sa postérité. Des contre-héritiers se manifestent qui remettent en cause Fanon, faisant de lui un barbare pour le discréditer comme vous le suggérez reprenant une formule de Gérard Miller. De quelle barbarie les contre-héritiers de Fanon l’accusent-ils ainsi ? S’agit-il ainsi de nuire à sa puissance politique, d’atténuer la part de violence que suppose toute scène politique, c’est-à-dire la part insurmontable de dissensus ?
Oui, vous le dites parfaitement. « Qui veut noyer son chien… » etc. Fanon est décapant. Personne n’aime être décapé et poussé dans ses retranchements. Dès son décès, Aimé Césaire a magnifiquement célébré l’héritage de Fanon : « Théoricien de la violence, sans doute, mais plus encore de l’action. Par haine du bavardage. Par haine du compromis. Par haine de la lâcheté. Nul n’était plus respectueux de la pensée, plus exigeant à l’égard de la vie dont il n’imaginait pas qu’elle pût être autre chose que pensée vécue.
Et c’est ainsi qu’il devint un combattant. Ainsi aussi qu’il devint un écrivain, un des plus brillants de sa génération. (…)
Toujours, partout, la même lucidité, la même force, la même intrépidité dans l’analyse, le même esprit de « scandale » démystificateur ».
Encore un texte à lire dans son entièreté !… Ces lignes paraissent dans le numéro de Jeune Afrique du 13 décembre 1961 : Fanon vient de mourir à Washington, le 6 décembre.
Venons-en à présent aux trois sillages que vous dessinez dans votre essai. La première partie de votre propos consiste à repartir des biographies consacrées à Frantz Fanon. En quoi vous paraissait-il déterminant de les examiner ? Quel portrait de Frantz Fanon est parvenu jusqu’à nous ? Quelle image de cet homme multiple l’emporte-t-elle ?
Avec mon approche des biographies, j’ai voulu montrer que la biographie a un statut bâtard puisqu’elle est à la fois œuvre de documentation et œuvre littéraire. Cette seconde caractéristique impose la part de subjectivité du biographe qui aborde l’œuvre de Fanon avec ce qu’il est, avec ses convictions, les témoins qu’il rencontre, les ouvrages auxquels il a accès ou qu’il sélectionne. La biographie est le récit d’une vie et aussi documentée qu’elle soit, elle est orientée. L’essentiel est de montrer comment et pourquoi elle l’est.
Il n’y a pas une seule image qui nous soit parvenue de Fanon, sinon l’appréciation monolithique et défavorable de ses détracteurs. Dans chaque biographie, le lecteur peut trouver à s’informer. Puis il se fait ses propres images – impossible d’accepter le singulier en la matière !
Je crois avoir montré quel est le portrait qui m’avait le plus appris mais cela ne signifie pas que je n’ai pas trouvé chez l’un ou l’autre matière mieux connaître Fanon. Si les témoignages de son frère aîné, Joby et de sa secrétaire, Marie-Jeanne Manuellan, ne sont pas à proprement parler des biographies, ils nous disent beaucoup sur cet homme.
Le second sillage est celui de la littérature. Fanon est une figure majeure du Second demi-siècle qui est convocable à double titre : comme puissance d’évocation par son écriture, tout d’abord. Quels sont les écrivains habités selon vous par les formules de Fanon, sa prosodie ? Mais Fanon hante aussi la littérature comme personnage comme l’avance Catherine Simon que vous citez : « Certains morts ont de l’avenir. Ils deviennent, non pas des fantômes, mais des ancêtres doués de parole et capables, quelquefois, d’écouter les vivants. Frantz Fanon, par exemple ». A ce titre, dans quelle littérature Fanon apparaît-il comme personnage ? A-t-il une résonance par exemple aux États-Unis, notamment dans la littérature afro-américaine ?
C’est certainement dans la littérature afro-américaine que Fanon a, aujourd’hui, la plus forte résonance. Mais son aventure littéraire comme personnage, ne fait que commencer comme le prouve le roman récent, en langue française, d’Aminata Aïdara. Les poèmes que j’ai cités sont aussi importants. Le théâtre s’y met. Je voulais faire un état des lieux en la matière, inviter à les lire. Des écrivains habités par sa prosodie ? Parmi ceux que j’ai analysés… sans doute Daniel Maximin, John Edgar Wideman.
Le troisième et dernier sillage vient clore notre entretien est le prolongement dans la pensée actuelle, notamment celle d’Achille Mbembe. En quoi selon vous Fanon s’impose-t-il comme une boussole toujours indispensable pour penser la décolonisation ?
Plus largement, au regard de ce qui se passe actuellement en Algérie, du mouvement du 22 février, pensez-vous que la pensée de Fanon et son œuvre ont un rôle à y jouer ?
Oui, Fanon reste, selon votre expression, une boussole pour penser la décolonisation. Et comme elle est encore en train de se faire, une boussole pour le présent. Mais pas seulement, comme je l’ai dit précédemment : pour penser le racisme et l’exclusion, pour penser la difficulté de comprendre l’Autre et d’admettre sa différence. Claude Liauzu avait, dès 1999, sollicité Fanon dans son ouvrage, La société française face au racisme.
Au niveau plus général des études sur colonisation/décolonisation, je pense que la part essentielle revient à Edward Saïd et je lui ai consacré des pages pour repérer la citation de Fanon dans ses essais et l’interprétation qu’il en donne. Au niveau de la compréhension des populations postcoloniales sur le territoire français, l’essai d’Alice Cherki, La Frontière invisible, est à lire et à assimiler. Achille Mbembe, pour moi, est très intéressant mais il arrive après ces deux penseurs : je dirai que c’est son essai le plus récent, Politiques de l’inimitié, qui remet Fanon au centre même de son propos.
Il y aurait eu bien d’autres essayistes à analyser : d’une part, je tenais à une sélection pour ne pas rendre le livre illisible en éditant un pavé, d’autre part, ceux auxquels je pense ont donné leurs textes dans des collectifs et des revues que je connais mais je n’ai pas souhaité entrer dans ce chantier énorme.
J’ai apprécié, en 2011 – cinquantenaire du décès de Fanon –, les essais édités, dans son île d’origine, de Philippe Pierre-Charles et d’André Lucrèce et les colloques et rencontres à Fort-de-France et auxquels j’ai participés. Ce n’est pas pour rien que mon travail est dédié à Me Marcel Manville. Et je pense que tout ce qu’écrit Roberto Beneduce est à connaître et le titre de la revue qu’il a coordonnée « Mobiliser Fanon » est un programme prometteur. Jean Khalfa, après avoir coordonné un numéro riche des Temps Modernes, en 2006, a édité une somme dont on n’a pas fini d’exploiter la richesse, des écrits inédits ou difficiles d’accès de Fanon.
Pour terminer sur ce point, on peut citer un passage de la préface écrite par Achille Mbembe à l’édition des Œuvres complètes de Fanon à La Découverte, en 2011 : « Comment s’étonner que le nom de Fanon continue de s’écrire dans le présent et dans le futur ? Comment s’étonner, en outre, que cette nouvelle écriture du nom de Fanon se termine par celle de la vie en tant qu’épreuve sur soi et épreuve du monde ? Prendre en charge la souffrance de l’homme qui lutte, la décrire et la comprendre de telle manière que de ce savoir et de cette lutte jaillisse un homme nouveau, tel fut en effet le projet de Fanon ».
Écho dans Les Damnés de la terre : « Il s’agit très concrètement de ne pas tirer les hommes dans des directions qui les mutilent, de ne pas imposer aux cerveaux des rythmes qui rapidement l’oblitèrent et le détraquent. Il ne faut pas, sous le prétexte de rattraper, bousculer l’homme, l’arracher de lui-même, de son intimité, le briser, le tuer ».
Pour répondre enfin à votre question sur ce qui se passe en Algérie depuis le 22 février et la part que pourrait y prendre la pensée de Fanon, je vous signalerai que le premier compte-rendu de mon livre a été publié dans El Watan (quotidien national algérien), le 5 mars, par Afifa Bererhi, « Fanon, présence actuelle ». J’en donne un extrait : « Ce livre nous parvient un mois de mars comme pour rappeler la date de la déclaration de «cessez-le-feu» et à un moment crucial de l’Algérie entrée dans la contestation du régime en place par l’occupation de la rue et en des scènes qui rappellent les jours de fête de l’Indépendance. Dans pareil contexte, symboliquement, ce livre nous suggère un nouveau départ pour la construction de l’Algérie dont les dirigeants, depuis l’indépendance à ce jour, se sont employés, d’une manière ou d’une autre, à vider la Révolution de son sens plein. La libération du pays dans ses limites territoriales était la condition première, de nécessité absolue, pour entrer dans le processus redoutable de libération des modes de penser et d’agir décriés et pourtant combien intériorisés, cela-même qui obstrue les possibilités d’émergence de l’homme nouveau, émancipé de toute tutelle intellectuelle et psychologique, culturelle et politique (…) Ce livre, nous le comprenons comme une manière à la fois directe et implicite de contribuer aux débats qui animent aujourd’hui la société algérienne. Les revendications exprimées, dans leurs formes et contenus, s’inscrivent dans une filiation fanonienne. A son insu peut-être, la jeunesse algérienne s’inscrit « dans le sillage de Frantz Fanon » ».
Fanon est édité en Algérie, en français et en arabe. Ses écrits sont disponibles… Mais il faut des lecteurs et des lectrices qui, en pleine effervescence, s’arrêtent pour lire Fanon ou d’autres. Mais il est certain qu’il est en phase avec cette vague de fond.
Christiane Chaulet Achour, Dans le sillage de Fanon, Casbah éditions, 148 pages.