« Le nom de l’opération ? Victor. L’indicatif radio du général Vidal, lors de la guerre d’Algérie » (186)
« Ce n’est pas la première fois que le peuple kanak réagit et se révolte. La date la plus importante est celle de l’insurrection de 1878, parce qu’elle a été relatée : Ataï a essayé de négocier, mais ça n’a pas marché ; Louise Michel et beaucoup d’autres personnes ont tenté d’intervenir pour que les exactions ne parviennent pas à des actes sur lesquels il soit difficile de revenir. La structure administrative a été installée pour la colonisation, pour les colons. Les gens ont fait venir les juges pour eux, ils ne les ont pas fait venir pour les Kanak. Les enseignants, ils les ont fait venir pour eux. C’est pour cela que les enfants kanak n’ont eu droit à l’école qu’à partir des années cinquante » Jean Marie Tjibaou, avant le référendum de 1988, dans La Présence Kanak, 1996.
Le 4 novembre 2018 aura lieu le référendum en Nouvelle Calédonie. Cette date et ce vote reviennent à plusieurs reprises dans les propos des personnes interrogées et rencontrées par Joseph Andras qui offre à notre lecture un nouveau destin d’homme militant assassiné dans le processus de colonisation/décolonisation qu’avait connu l’Algérie et que connaît désormais La Nouvelle Calédonie. Hasard des dates entre la sortie de ce roman et celle du référendum ? Non pas vraiment.
Joseph Andras, 1988, Ouvéa
Au début du mois de septembre, Sarah Lefèvre lui avait posé la question, dans un long entretien publié dans Diacritik, sur le télescopage des deux dates : la sortie du livre et le référendum : « J’ai commencé à réfléchir à ce projet en 2015. (…) Au fil des rencontres, l’année 2018 s’est imposée dans nos échanges : non pas tant les 30 ans d’Ouvéa, d’ailleurs, célébrés aux mois d’avril et mai derniers, que le référendum de novembre sur l’autodétermination. J’ai terminé le travail sur le livre en mai ; il a été imprimé cet été ; il devait sortir avant le référendum pour n’être pas aussitôt « dépassé » ».
Ainsi le projet premier a rencontré l’actualité. C’est la raison pour laquelle l’écrivain affirme que « c’est autant une biographie intemporelle qu’un geste politique inscrit dans un temps court, une contribution à la discussion publique, un livre « en situation » ». Ces précisions permettent de le suivre quand il affirme que son livre concerne tout le monde et pas seulement les Kanak : « Si la Nouvelle-Calédonie est française, alors j’y suis chez moi autant que dans l’Isère ou dans l’Allier. Si la Nouvelle-Calédonie est vouée à devenir indépendante, alors mon livre est un signe de fraternité et l’affaire est classée. Cette question de légitimité ne date pas d’hier : Gide au Congo, Istrati en URSS, Genet au Liban… Elle n’en reste pas moins conne ».
L’œuvre de Joseph Andras poursuit, tout au long de son parcours, deux lignes narratives : • L’enquête sur Alphonse Dianou pour circonscrire au plus juste le portrait de cet homme : c’est la partie la plus longue, composée de 45 chapitres d’inégale longueur.
• Le récit de la prise d’otages à la gendarmerie, le repli dans la grotte et l’assaut, en 14 séquences en italique : est-ce un hasard (cela m’étonnerait de Joseph Andras !) si ces 14 séquences reprennent le chiffre même des 14 stations de la passion du Christ dans le culte catholique auquel Dianou était très attaché ? Dans le premier chapitre (15), une page donne le résumé de toute « l’affaire » et l’affirmation de son premier témoin oriente notre lecture : « L’affaire de la grotte de la tribu de Gossanah, me dit Pierre, est la suite logique de tout ce qu’il s’est passé depuis 1878. Elle s’inscrit dans l’Histoire ». Ouvéa n’est pas un sursaut épidermique de jeunes Kanak irresponsables mais une étape d’une lutte de résistance et de libération. Chaque « station » du récit historique choisit la même phrase, décomptant les jours, de la prise d’otages à l’assaut meurtrier : « Treize jours plus tard, l’assaut sera lancé ». Le récit en italiques couvre le cinquième de l’espace textuel. On y apprécie le souci de l’écrivain de donner toutes les versions des mêmes faits, synthétisant les nombreux textes qu’on peut lire, de site en site. On ne peut que saluer à la fois l’étendue de sa documentation et son souci de faire entendre les récits divers.
L’originalité du travail de Joseph Andras se perçoit dans la manière de raconter l’événement historique mais surtout, me semble-t-il, dans les 45 chapitres qui lentement, posément, au rythme des rencontres, des paroles qui s’énoncent ou se taisent, adoptent le temps kanak pour cerner au plus près le protagoniste choisi : « Le meneur de la prise d’otages se nommait Kahnyapa Dianou. Alphonse, de son prénom français » (16), dont la photographie est reproduite en couverture.
Pourquoi s’être intéressé à lui : question obsédante à laquelle le narrateur revient tout au long de son récit mais dont la formulation s’annonce à l’ouverture même du livre : « Dire l’homme dont on dit qu’il n’en est plus un. […] du sang coula, oui, après qu’il en eut coulé tant et tant depuis plus d’un siècle, quand d’aucuns crurent bon de planter leur drapeau comme on pisse dans un coin, nouveaux maîtres des lieux et gardiens des bonnes mœurs.
L’un de ces « barbares » retint un jour mon attention. Pourquoi lui plus qu’un autre ? Un visage aide à tracer l’Idée, une histoire épaule l’Histoire. Arbitraire, sans doute ; injuste, probablement – notre homme ne s’entend qu’à la condition d’écouter tous les siens, plus encore en ces terres où le moi a l’allure d’un gros mot » (11).
En lisant le récit de Joseph Andras, j’ai repensé à ce qu’écrit Sorj Chalandon en postface de son roman de 2017, Le jour d’avant, pour l’édition en poche cette année : « Dans la solitude et le silence de l’écriture, on ne sait jamais ce que deviendra un roman […] je savais que je m’engageais sur des terres sacrées. On n’écrit pas impunément sur la douleur des hommes […] je prenais le risque de choquer ou de peiner la mémoire. Même racontée avec pudeur et respect, une fiction peut dévaster ».
Le garde-fou de J. Andras – il y insiste à plusieurs reprises – est l’accord de la famille de Dianou pour cette enquête-écriture. Prêter sa plume aux Kanak, restituer la mémoire active de l’événement à ceux qui en ont été les vaincus et qui l’ont inscrit dans leur longue mémoire de lutte. A Sarah Lefèvre, Andras affirme : « Aucun Kanak n’a jamais écrit de livre sur cette « affaire ». Vous imaginez le résultat : ce récit est, pour une très large part, celui de la « métropole », des militaires et des journalistes, plus ou moins critiques. Mais des témoignages kanak existent, recueillis par la Ligue des droits de l’homme, la presse ou Edwy Plenel et Alain Rollat dès 1988. Un journaliste, Jean-Guy Gourson, a effectué un travail important. Je ne pars pas de rien ! En recoupant l’intégralité des mémoires de soldats et de politiciens, les enquêtes et, surtout, les nombreux témoignages oraux obtenus durant deux séjours, j’ai pu brosser un portrait assez précis de Dianou – c’était là mon objectif, plus que la restitution de la prise d’otages. Il reste des failles, des trous noirs : peut-être n’en saurons-nous jamais plus. L’avenir nous le dira… »
Bien sûr, lire ce récit est l’occasion de (re)voir le film de Mathieu Kassovitz, L’Ordre et la Morale, en 2011 si controversé et auquel il est fait allusion deux ou trois fois dont cette anecdote rapportée par Maki Wea, vieux militant indépendantiste : « « Tu sais, quand, pour soutenir Mathieu Kassovitz (…) on est allés à Paris pour faire un débat (chez Taddéi), Vidal a refusé qu’on rentre dedans, que les Kanak soient assis en face de lui. Il a menacé de partir. Je me suis donc assis par terre, derrière… » (Legorjus, alors présent, me le confirmera un an plus tard lors d’un déjeuner en Loire-Atlantique) » (147).
Les 45 chapitres de l’enquête sont un modèle d’écoute, d’observation, de restitution de la parole. Le moins qu’on puisse faire, à la suite d’Andras, c’est d’énoncer la liste de celles et ceux qui lui ont parlé à la fois d’Ouvéa et de Dianou. Remarquons auparavant que, posant au fur et à mesure les touches convergentes ou contrastées du portrait du jeune militant, il ménage aussi des passages de réflexion sur les noms de lieux et de personnages, sur les langues qu’il entend même si son récit est transcrit en français – cette attention aux langues était aussi une marque de son récit sur Fernand Iveton –, sur l’habillement. Pas un Kanak n’est cité sans qu’immédiatement une description précise de son habillement ne soit donnée, dessinant une fresque du patchwork vestimentaire, héritage baroque d’une colonisation prédatrice qui ne partage pas équitablement le bien-être matériel, c’est le moins qu’on puisse dire. Andras s’interdit les descriptions cartes postales de la beauté du paysage : plusieurs passages peuvent le montrer.
Le premier témoin en Kanaky (car il y a eu d’autres contacts avant le voyage) est celui de Pierre-Umun, militant, sur ses gardes et qui, d’entrée de jeu, dit qu’il défend la culture kanak sans s’enfermer dans la « kanakytude » ». Puis celui de Iabe, neveu de Dianou, rencontré déjà à Paris et qui a fait le lien entre la communauté et Andras. Le 3ème est « Kötrepi prononcer Kétchépi » qui a participé à l’occupation de la gendarmerie. Il témoignera plusieurs fois et accompagnera Andras dans ses déambulations chez les uns et les autres.
Viennent ensuite le fils d’Alphonse et sa femme, Darewa et Hélène (c’est dans le chapitre 10, qu’elle confiera plus longuement ses souvenirs, donnant une profondeur au portrait de son mari ; le chapitre 11 est la citation du Cahier d’Alphonse et le chapitre 12, la fin du témoignage d’Hélène) ; Darewa parle plus tardivement : il refuse de parler d’événements car pour lui c’était une insurrection et s’il accepte de parler, c’est « pour les gens d’ici » pas pour la France.
Andras note aussi la parole de deux Kanak rencontrés dans la rue à Nouméa, Dany de l’île de Maré et Roberta. Le père Roch Apikoua le reçoit mais ne lui parlera que lorsque la famille aura donné son accord (son témoignage occupe le chapitre 32). Andras cite alors Marie-Claude Burck qui lui envoie trois photos de Dianou. Il rencontre aussi Dave, le fils de Wenceslas Lavelloi, tué à la sortie de la grotte. Est également cité un ancien responsable du FLNKS, Roch Wamytan qui s’inscrit en faux contre l’affirmation que son parti a abandonné Ouvéa ; il affirme « la France doit faire le deuil de son Empire » (80). Le témoignage d’Elie Poigoune, président de la Ligue des droits de l’homme est important car il situe (d’autres iront dans le même sens) la basculement de Dianou de la non-violence (son modèle était Gandhi) à la violence après la manifestation pacifique du 22 août 1987 à Nouméa, où il a été tabassé, emmené par la police et mis en prison. Vient ensuite Stéphane ; puis Christophe Dianou, cousin germain d’Alphonse, Jean-Pierre, Ivan, engagés dans la grotte. Didier et Benoît Tangopi, le second ayant participé à l’opération. Martial Laouniou, un des survivants qui déplore que l’amnistie du 26 juin 1988 et les accords de Matignon aient mis un voile sur une vraie enquête, en particulier concernant deux officiers et sur le meurtre de Eloi Machoro, abattu le 12 janvier 1985. Roger Wamou qui s’occupait de la sécurité de la grotte. Robert Kapoeri a planifié l’occupation de la gendarmerie avec Dianou : « On n’a pas cet esprit de tuer, nous – tuer un homme, dans notre culture, c’est impossible » (140). Aïzik Wea, un aîné de la tribu de Gossanah, celui qui a été à l’émission de Taddéi, donne son sentiment. Patricia, la sœur de Dianou, rappelle la renonciation de son frère à la prêtrise en 1983. Nelly, la fille d’Hilaire, nièce d’Aphonse est très hostile mais confie à Andras des lettres et des photos. Sont cités aussi les propos de Djary, un neveu et du Gitan.
Le responsable de la radio Djiido, Thierry Kamérémoin, est un ancien camarade de Dianou dont il dit : « C’était un trop grand défenseur de la vie pour donner la mort » (216). Pour lui, les années 80 ont ouvert les portes et il faut poursuivre mais autrement. Olga Nassele, lycéenne en 1988, donne aussi son avis. Ce n’est qu’en fin d’enquête que Andras parle de ses sources journalistiques et autres, en France, de sa rencontre avec Legorjus, de militants du Larzac qui ont connu Dianou.
Cette énumération des sources et des voix de l’enquête peut sembler fastidieuse, elle ne l’est pas à la lecture de l’œuvre. On constate qu’elle alterne des proches, la famille, des passants, des militants. Il est nécessaire de la donner pour comprendre un des objectifs du romancier : sortir les Kanak de l’anonymat et nous rendre familiers les noms des acteurs comme sont familiers les noms des militaires et autres du côté français. On peut dire, selon la très belle expression du romancier que « le souvenir d’Alphonse n’en finit pas de tourmenter la cendre » (101). Joseph Andras érige un véritable « Tombeau pour Alphonse Dianou » sans rien omettre de ce qui s’est dit sur lui, en rectifiant, par l’accumulation d’autres voix, les mensonges et les contre-vérités.
Beaucoup de passages méritent qu’on les signale : la liste de tous les noms d’oiseaux dont on a affublé Dianou (35-36) ; l’arrêt sur la tombe d’Alphonse (191) ; au chapitre 25, les différentes versions de la mort de Dianou ; au chapitre 27, l’arrivée à « la grotte sacrée », les citations de ses manuscrits (225). Soulignons aussi son insistance sur un trait dominant de la culture kanak, « faire la coutume » : « Presque inconnue en dehors de la Nouvelle-Calédonie, l’expression « faire la coutume » est un pilier de la vie kanak : elle définit la place d’un individu au sein de son clan, son rapport aux ancêtres, aux autres clans, à l’environnement car l’individu n’est dissocié ni du groupe ni de son environnement naturel. Interagir avec autrui via des échanges de dons et de paroles est défini comme accomplir un « geste coutumier ». La coutume s’étend aussi via le droit coutumier, ce dernier recouvre le droit civil ».
Il y a beaucoup à dire et encore à découvrir dans ce récit, d’autant qu’il est au carrefour de nombreux autres textes écrits sur cet événement. Mais l’objectif est atteint : Alphonse Dianou prend chair et profondeur et son portrait introduit à la complexité des histoires de violence et de répression dont l’engrenage provoque les tragédies.
Si le film de Kassovitch fait partager les états d’âme de Legorjus – chaque lecteur les recevant selon sa sensibilité et ses convictions –, différemment mais un peu comme le récit de Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme, celui d’Andras nous fait entrer dans l’humanité kanak avec ses pratiques, son Histoire, ses espoirs et impasses. On peut conclure momentanément cette lecture par les vers de la poétesse Déwé Gorodé dans Dire le vrai, cités dès le chapitre 10 :
« Au nom de ce qui est
et de ce qui n’est pas
ou des miens qui ne sont plus
au nom de ceux qui sont au bord d’un pays à naître »
Louise Michel, 1873-1881, La bagne calédonien
Joseph Andras met en exergue de son récit une citation de Louise Michel et il y revient dans sa narration à au moins trois reprises, en proximité avec l’évocation du grand chef Ataï et de l’insurrection de 1878. Il cite la lecture de ses Mémoires comme livre « qui forme la jeunesse comme autant de voyages » (14). Il note, lors de son séjour : « Une Marseillaise retentit, orchestrale, dans la nuit de Nouméa, cette nuit dont Louise Michel confiait dans ses Légendes et chants de gestes canaques qu’elle unit ensemble « le ciel et la terre » de l’archipel » (47).

L’insurrection de 1878 est brièvement rappelée (92) comme écho antérieur d’Ouvéa 1988. C’est à Gossanah que le narrateur revient longuement sur la Commune de Paris et Louise Michel lors de sa déportation : il raconte à ses hôtes kanak et choisit une des phrases de la militante : « Moi, je suis avec eux, comme j’étais avec le peuple de Paris révolté, écrasé, et vaincu… » et redit le don de l’écharpe rouge. L’un d’entre eux regrette que « l’on apprenne pas cela à l’école » (178-180). Comme, effectivement, on n’apprend pas cela à l’école… remontons le temps avec elle.
Pour sa participation active à la Commune de Paris, Louise Michel est condamnée à la déportation en décembre 1871 et embarquée pour la Nouvelle-Calédonie le 24 août 1873. « On ne fait pas six mille lieues pour ne rien voir et n’être utile à rien » écrit-elle à Victor Hugo. Sa rencontre avec Daoumi, les chansons et danses kanak, auxquelles elle assiste la nuit, « bercée par la voix des brisants » donnent un autre souffle à sa poésie et à son désir de faire connaître et donc de transmettre. A Nouméa, dans le premier journal civil de la colonie, Petites Affiches de la Nouvelle-Calédonie, elle publie, en 1875, Légendes et chansons de gestes canaques. Après l’amnistie du 14 juillet 1881, elle publie en 1885, à Paris, des légendes remaniées : Légendes et chants de gestes canaques. La Calédonie marquera fortement les Mémoires (1886) ou le roman (La Misère, 1882). Une pièce de théâtre située chez les Kanak, Civilisation, montre (c’est-à-dire dénonce) « comment on civilise ».
Le recueil de légendes et chansons de gestes manifeste une position d’écoute et de transmission, tout à fait exceptionnelle pour l’époque. Lors de sa parution, il n’eut pas la notoriété qu’il méritait : comment cela aurait-il pu être puisqu’une « voix souterraine » celle d’une anarchiste libertaire inaudible dans le champ littéraire français donnait à entendre d’autres voix souterraines, celles qu’on colonisait. Il a fallu attendre plus d’un siècle pour que des rééditions voient le jour. Il est actuellement téléchargeable. Il a été réédité aux Presses Universitaires de Lyon, en 2006, grâce à François Bogliolo ; son avant-propos est signé Marie-Claude Tjibaou, veuve du dirigeant indépendantiste.
Ainsi, le nom de Louise Michel éveille, pour beaucoup de lecteurs… si tant est qu’il éveille quelque chose…, l’image plus ou moins floue de la Commune de Paris de 1871. Ce que nous voudrions rappeler et qui est plus étonnant, c’est qu’il peut être associé à la littérature de Kanaky.
Nous y étant intéressée depuis longtemps, le récit de Joseph Andras nous donne l’opportunité de revenir vers elle. Sa « rencontre » avec la Nouvelle Calédonie s’est faite dans des conditions particulièrement difficiles comme nous venons de le voir. Ce qu’elle a fait de ce séjour forcé est plein d’enseignement sur cette femme hors-norme et sur les retombées d’une double répression : celle du prolétariat français et celle des Kanak.
La vie de Louise Michel est bien connue et pour le sujet qui nous retient, on peut lire la biographie romancée de Françoise d’Eaubonne, Louise Michel la canaque, en 1985 et l’ouvrage, Souvenirs et aventures de ma vie : Louise Michel en Nouvelle-Calédonie, texte établi et annoté par Josiane Garnotel en 2010.
Quelle est cette île que la déportée découvre en 1873 ? Vers 1850, la France cherchait un bagne et voulait surtout prendre position dans le Pacifique. C’est ainsi que ces îles où quelques missionnaires maristes français s’étaient installés depuis 1843, devinrent colonie de peuplement, juste après l’Algérie. Le contre-amiral Febvrier-Despointes en prit possession le 24 septembre 1853, le projet se précisant d’en faire « une France australe ». Pourtant les conditions n’étaient pas idéales, métropole et colonie étant à une énorme distance l’une de l’autre. L’île elle-même était très mal connue tant dans sa configuration géographique et ses dépendances que dans son peuplement.
A partir de 1855, les premiers colons arrivent à Port-de-France, l’actuel Nouméa : la presqu’île où on les installe est privée d’eau et, dès juin 1856, certains d’entre eux vont se hasarder à chercher de meilleurs emplacements. Les conflits avec les Mélanésiens furent immédiats et inévitables.
Le cycle /violence de sauvegarde-violence de répression/ s’enclenche et n’est toujours pas achevé. Les moyens les plus brutaux sont utilisés, accompagnés du grand principe du « diviser pour régner », l’autorité militaire montant les chefs kanak les uns contre les autres. Qu’ils collaborent ou qu’ils résistent, tous sont bernés. Le système retenu pour gérer la spoliation est celui de la réserve, la première étant créée, près de Nouméa, en 1868. La société précoloniale est totalement désorganisée et les kanak perdent progressivement leurs espaces au profit des colons. La grande insurrection kanak de 1878 qui mit à feu et à sang tout le centre-ouest de la Grande-Terre, avec le chef Ataï – révolte soutenue par Louise Michel –, s’inscrit dans ce contexte où la superficie des terres concédées aux colons était passée de 1000 à 230.000 ha en dix huit ans.
Le bagne est installé à partir de 1864 et les déportés du pénitencier deviennent agriculteurs. L’écrasement de l’insurrection de 1878 provoque un effondrement de la société kanak qui reprendra le dessus démographique au début du XXe siècle. C’est donc très tôt dans le processus de colonisation que se situe le « séjour » de Louise Michel dans l’île.
Parallèlement à son adaptation au pays naît une œuvre poétique. Daniel Armogathe écrit à son propos : « Quand la plupart des poètes déportés se plaignent dans leurs vers, de leurs conditions d’existence et restent sourds à l’appel de la nature […] Louise Michel, la fille de l’Est, est secouée par les beautés du paysage calédonien […] Sa capacité de sublimation est immense et l’esthétique l’emporte sur le politique ».
Bien avant la déportation, dans un poème du 2 mai 1861, « Serment – Les noirs devant le gibet de John Brown » (figure que nous avons évoquée dans notre article 5 janvier 2018), Louise Michel prenait clairement position pour l’abolitionniste : « L’éclair du glaive reste en sillon de lumière/Et quand le juste meurt, sa parole dernière/Dans l’air retentit nuit et jour ». Garde-t-elle la même position vis-à-vis de cet autre peuple « noir » qu’elle découvre ? Comment va se traduire la jonction entre la femme d’action et l’artiste lors de cette expérience insulaire coloniale ?
Une première chose frappe dans les écrits de Louise Michel : son attachement aux sites naturels et à l’immensité océanique dont les évocations sont nombreuses. Viennent ensuite des descriptions précises, détaillées, illustrées de croquis, faits par l’auteure, sur des lieux, des sites, la flore, la faune, les richesses du pays : « Je ne sais pourquoi je préfère à vos fruits d’Europe nos pommes d’acajou, qui sentent un peu le vert, les figues qui sentent la cendre, les prunes sauvages dont la chair n’est qu’une pellicule, et les mûres blanches qui ne sentent rien ».
Les cyclones qu’elle admire font naître sous sa plume le rêve d’une révolution victorieuse : « Vienne le cyclone révolutionnaire, le peuple apprendra aussi la vie nouvelle » ; les tempêtes ne peuvent que balayer l’ancien monde et les niaoulis, si souvent évoqués, sont la métaphore même d’un renouveau : « J’ai vu là-bas, dans les forêts calédoniennes, s’effondrer tout à coup, avec un craquement doux de tronc pourri, de vieux niaoulis qui avaient vécu leur quasi-éternité d’arbres. Quand le tourbillon de poussière a disparu, il ne reste plus qu’un amas de cendres […]
Ainsi, nous habitons le vieil arbre social, que l’on s’entête à croire bien vivant, tandis que le moindre souffle l’anéantira et en dispersera les cendres ».
De cette nature sauvage, luxuriante et terrible, il n’y a qu’un pas pour parler de ce peuple « naturel », pas que Louise Michel franchit sans réticence et qui témoigne de l’ambivalence de son positionnement. Romantisme de l’expression, romantisme de la pensée : sauvage, primitif, enfant, balbutiement, tous ces termes trahissent, comme dans d’autres textes du XIXe siècle, un paternalisme certain, une distance entre le sujet et ce dont il parle. Elle développe dans plusieurs passages l’idée d’une régénérescence des vieilles races par le naturel des primitifs… Elle n’échappe pas à une certaine idéologie de son temps d’un romantisme prométhéen ; on connaît son admiration pour V. Hugo. Comme la périphérie nationale peut faire reculer l’ordre bourgeois, la périphérie coloniale participera à cette entreprise de renaissance. Mais il n’y a pas rejet de la différence et crispation sur sa supériorité de « Blanche », d’« Européenne » mais curiosité pour l’autre et écoute de la différence. Le savoir pour elle n’est pas intégration à un centre décideur et dominateur mais arme pour rêver d’un pouvoir conquis, pour faire de l’opprimé le maître de son destin.
Son appartenance jamais distancée à la périphérie la protège du complexe de supériorité, germe de tout racisme. Cette appartenance, elle l’a vécue et la vit à tous les niveaux : familial (Louise Michel est une enfant naturelle et refusera toujours le mariage) ; géographique (elle est une provinciale) ; professionnel (institutrice sans poste car elle a refusé de prêter serment à l’Empire, elle est acculée au cachet dans des écoles privées). En Nouvelle-Calédonie, elle dispensera un enseignement laïque dans un environnement entièrement aux mains des religieux ; *culturel enfin : écrivaine, poète et musicienne, militante.
Au début de ses Mémoires, elle convoque les récits de la Haute-Marne pour camper sa région et son enfance. De la même façon, elle s’empare de la voix collective du passé pour dire le présent kanak. Dès son arrivée en Nouvelle-Calédonie, au repas chez Rochefort, elle fait la connaissance de Daoumi, canaque de Sifou qui, à sa demande, chante une chanson de guerre. Elle trouve ce chant beau et le traduit : écoute et transmission sont ses règles. Après l’expérience de la répression de la Commune, il n’est pas sûr que les sauvages soient ceux que l’on nomme ainsi : « Nous ne pensions pas au voyage avec amertume. Ne valait-il pas mieux ne plus voir en effet ? Je devais trouver bons les sauvages après ce que j’avais vu ; là-bas, je trouvai meilleur le soleil calédonien que le soleil de France ».
Cette tentative de relativiser le couple antithétique /civilisation-barbarie/ est suffisamment rare à l’époque pour qu’on la note. Car la plupart de ses compagnons de bagne, révolutionnaires en France, deviennent rapidement des coloniaux, persuadés de leur supériorité ethnique et défendant le bien-fondé de la colonisation ! Captivée par la musique qu’elle entend, elle se fait traiter de sauvage et soulève un tollé général quand elle veut intégrer un orchestre canaque au théâtre de fortune des déportés, comme elle le raconte dans ses Mémoires. Elle n’en continue pas moins son enquête vers cette autre culture : « Depuis cette première fois où j’avais vu Daoumi, je l’ai revu bien d’autres fois […] Il m’a raconté les légendes des tribus, m’a donné des vocabulaires et j’ai tâché de mon côté de lui dire ce que j’ai cru le plus nécessaire qu’il sût ».
Cet intérêt se renforce au fur et à mesure de son séjour : « Après cinq ans de séjour à la presqu’île, je pus aller comme institutrice à Nouméa, où il m’était plus facile d’étudier le pays, où je pouvais voir des Canaques de diverses tribus ; j’en avais à mes cours du dimanche toute une ruche autour de moi ».
Ainsi, elle adhère tout à fait au projet de Daoumi et de son frère d’envisager l’enseignement comme acquisition d’une arme et non comme un soporifique : ainsi elle a enseigné en France, ainsi elle enseigne en Nouvelle-Calédonie ! A lire ce qu’elle dit de son expérience et de ses contacts, on est partagé entre l’admiration pour son ouverture d’esprit et l’agacement devant certaines de ses formulations : « Si au lieu de civiliser les peuples enfants à coups de fusil, on envoyait dans les tribus des maîtres d’école […] il y a longtemps que les tribus, au lieu de cueillir le mirarem au clair de lune, auraient enterré la pierre de guerre ».
Elle pressent le rapport de force du bilinguisme colonial inégal et elle plaide pour l’apprentissage du pouvoir linguistique que peut donner le français et adapte ses méthodes pédagogiques à ce nouveau public. Néanmoins, c’est parce qu’elle croit, en laïque et en militante, à la marche de l’humanité à la lumière de la science, qu’elle peut rester attentive à la différence sans la transformer en infériorité. A l’heure des souvenirs, elle écrit : « Eh bien, ce sont mes amis noirs surtout que je regrette, les sauvages aux yeux brillants, au cœur d’enfant. Eh oui, je les aimais et je les aime, et ma foi ceux qui m’accusaient au temps de la révolte, de leur souhaiter la conquête de leur liberté avaient raison […] Qu’on en finisse avec la supériorité qui ne se manifeste que par la destruction ».
La répression en 1878 soulève son indignation : « C’était justement à l’époque de la révolte des tribus, et je passais près des camarades pour être plus Canaque que les Canaques […] Ce doit être cette fois-là que le poste descendit croyant à une émeute ; il n’y avait que Bauër et moi discutant de la question canaque ! »
Malheureusement elle ne détaille pas les arguments échangés… Mais elle retient un geste hautement symbolique, témoin de la conservation profonde de son idéal de liberté au-delà des frontières nationales ou européennes, en le transférant vers un peuple si différent du sien : son écharpe rouge de la Commune passe de ses mains à celles de ses amis : « Cette écharpe, dérobée à toutes les recherches, cette écharpe rouge de la Commune, a été divisée là-bas, en deux morceaux, une nuit où deux Canaques, avant d’aller rejoindre les leurs insurgés contre les blancs, avaient voulu me dire adieu […] C’étaient des braves, de ceux que blancs ou noirs aiment, les Valkinis ».
Un témoignage essentiel de sa compréhension du soulèvement est donné dans ses Mémoires, lorsqu’elle célèbre la mort de Victor Hugo en l’associant au chant du barde canaque à la mort du chef Ataï : « Andia, le barde blanc aux longs cheveux, Andia le Takata, qui près d’Ataï, chantait et fut tué en combattant, était l’un des derniers, si ce n’est le dernier ; son corps était tordu comme les troncs de niaoulis, mais son cœur était brave ». Maudissant tous les traîtres, elle poursuit : « Ataï lui-même fut frappé par un traître. Que partout les traîtres soient maudits ! » Elle conclut : « La tête d’Ataï fut envoyée à Paris ; j’ignore ce que devint celle du barde. Que sur leur mémoire tombe ce chant d’Andia :
Le Takata dans la forêt, a cueilli l’adouéke, l’herbe bouclier, au clair de lune, l’adouéke, l’herbe de guerre, la plante des spectres.
Les guerriers se partagent l’adouéke qui rend terrible et charme les blessures.
Les esprits soufflent la tempête, les esprits des pères ; ils attendent les braves ; amis ou ennemis, les braves sont les bienvenus par-delà la vie.
Que ceux qui veulent vivre s’en aillent. Voilà la guerre ; le sang va couler comme l’eau sur la terre ; il faut que l’adouéke soit aussi du sang ».
Cette évocation, à la fois hommage et incantation, fait écho aux premières pages du chapitre où Louise Michel rappelle que, sur la tombe de Victor Hugo qui « offrit sa maison, à Bruxelles, aux fugitifs de l’abattoir », l’éloge funèbre a été confié à Maxime du Camp (de Satory, ajoute-t-elle…), « pourvoyeur des tueries chaudes ou froides ». Le traître a chanté sur la tombe du Barde des bardes, l’horreur est à son comble !
Elle tente ainsi de couvrir de sa voix les paroles de l’assassin comme elle couvre, en citant le chant d’Andia, les échos mensongers de la mort d’Ataï et de la répression calédonienne. Ce n’est plus seulement un legs symbolique comme celui de l’écharpe rouge mais une appropriation des chants de guerre et de mort pour dire son monde à partir du monde découvert.
Avec ses Légendes et Chansons de gestes canaques, elle apporte un trésor de la Nouvelle-Calédonie à la France. Le XIXe siècle, curieux de faire vivre les cultures oubliées et marginales, n’a pas retenu ce don : « C’est une bien petite parcelle de terre mais il est bon quelquefois de prendre le microscope ». Daoumi lui a transmis les dits et chants d’Idara, « femme magnétiseur ». Les commentaires dont elle accompagne les textes ont pour but de faire reconnaître au lecteur d’Europe leur statut de créations et en conséquence, le statut de peuple ayant droit à la liberté à un peuple capable de créer. Une des dernières phrases des Mémoires sonne encore avec une actualité troublante : « Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine tout entière, sans exploiteurs et sans exploités ».
Retour au passé proche et au présent
La littérature kanak en langue française est assez méconnue : c’est une littérature récente qui s’affirme au début des années 80. Dans le site ile.en.ile, les écrivains calédoniens et les écrivains kanak sont mêlés. Ce champ littéraire présente la spécificité des multi- appartenances de ses auteurs : Calédoniens d’origine européenne, d’origine vietnamienne, indonésienne et écrivains kanak. S’intéresser à la littérature francophone kanak, c’est lire d’abord Déwé Gorodé (1985, Sous les cendres des conques), Pierre Gope, Denis Pourawa, Paul Wamo. C’est lire aussi les créations à quatre mains, préfigurant un pays libre et indépendant où tous trouveraient leur place. En 1999 notamment, Nicolas Kurtovitch, Calédonien d’origine européenne cosigne Dire le vrai avec l’auteure kanak Déwé Gorodé que nous avons citée à la suite de Joseph Andras : « Tous deux inscrivent ainsi dans l’histoire littéraire calédonienne un dialogue entre des voix qui, affirmant leur diversité, manifestent dans le même temps la possibilité d’une parole partagée ».
A l’occasion d’un colloque sur « Femmes et création » en août 2010 à l’université de Nouvelle Calédonie, Déwé Gorodé, écrivaine, militante, féministe, déclarait en ouverture, mêlant allégrement les mythes du monde : « Non, Pénélope n’a pas encore fini de faire tapisserie dans son coin, Shéhérazade dans ses contes en est sûrement à ses trois mille et une nuits, Sapho écrit encore ses poèmes insulaires, Pandore ne veut toujours pas fermer sa boîte, Kaapo continue à n’en faire qu’à sa tête pour sortir du silence, s’ouvrir et se nouer d’autres alliances. Oui, Antigone répond toujours aux urgences et résiste encore à l’État, dans l’état d’urgence d’aujourd’hui ».
Peu de travaux universitaires sont consacrés à cette littérature. On peut citer la thèse de Julia Doelrasad soutenue en 2006 à l’université de Poitiers, La littérature kanak francophone entre revendication culturelle et interculturalité. Nous voudrions signaler en conclusion, une étude passionnante d’Eddy Banaré sur Nidoish Naisseline, indépendantiste kanak, décédé le 3 juin 2015 (né le 27 juin 1945).
Au chapitre 41, Joseph Andras réfléchissant sur les errances idéologiques du postcolonialisme, distingue entre les représentants de l’état et les gens qui composent le pays : « Un pays n’est que la masse immense de ceux qui le font et le façonnent en ses profondeurs, gens du commun ou créateurs, travailleurs ou va-nu-pieds, mains d’acier ou de poète. La France « des gens simples et anonymes » résumait le leader indépendantiste kanak Nidoish Naisseline. Le colonialisme est le rejeton des maîtres » (260).
Cette citation m’autorise à signaler un article mettant en relation la Kanaky et celui dont je parle souvent dans mes articles, Frantz Fanon. L’article a pour titre et objet, « Littérature et identité postcoloniales kanak : lire, écrire et agir avec Fanon (1969-1973) ». Nous en donnons les objectifs, à charge pour ceux qui sont intéressés d’en lire l’entièreté. L’étude se focalise sur une séquence politique particulière : le retour au pays, dans les années 1960, de la première génération d’étudiants kanak. Elle choisit d’étudier les articles que Nidoish Naisseline publie dans des revues étudiantes et montre qu’ils sont l’expression d’une nouvelle définition de l’expression littéraire et politique, contre ce qui dominait alors : le mythe du pionnier civilisateur et brave : « La littérature kanak trouve, sur fond de revendication identitaire, ses sources d’inspiration dans le patrimoine oral kanak (chants, contes, proverbes, etc.) et un vécu de la vie en tribu, du clan, ou de la coutume ; la littérature calédonienne, quant à elle, les trouve dans une réflexion souvent portée sur l’altérité et les pesanteurs coloniales. Cependant, récemment, différentes pratiques d’écritures (Gorodé et Kurtovitch 1999) et politiques éditoriales locales semblent témoigner de la création d’un nouvel espace scripturaire à travers l’appropriation de thèmes communs (Gope et Kurtovitch 2003) comme la vie urbaine de Nouméa : une volonté de constituer une littérature identifiable se manifeste, par exemple, à travers la création de l’Association des écrivains de la Nouvelle-Calédonie (AENC) en 1996, soit deux ans avant la signature de l’Accord de Nouméa ».
Jean-Marie Tjibaou apportait, en 1981, une réponse qui suggère la nature et l’urgence des quêtes identitaires : le « peuple kanak » est, disait-il, « une notion née de la lutte de la colonisation, de l’adversité. C’est une réaction collective, une réalité qui s’organise ». Le champ littéraire kanak s’est formé dans l’action politique et par la prise de parole et les écrits de personnalités comme Nidoish Naisseline qui a comme source sa lecture personnelle, adaptée à la Nouvelle-Calédonie, des trois essais de Fanon, singulièrement Peau noire masques blancs et Les Damnés de la terre. Ces articles participent activement au processus de redéfinition identitaire mentionné plus haut et permettent de voir comment cette lecture a pu contribuer à la fois à l’affirmation politique des Kanak et à leur appropriation de l’expression littéraire.
Dans Kanaky de Joseph Andras, plus d’un des Kanak interrogés revient sur la nécessaire cohabitation des habitants de l’archipel, une fois admise l’égalité de tous. Et c’est dès 1956, au 1er Congrès des Écrivains et Artistes noirs à Paris, que Frantz Fanon concluait son intervention, « Racisme et culture », par une vision d’avenir des ex-colonies de peuplement : « La culture spasmée et rigide de l’occupant, libérée, s’ouvre enfin à la culture du peuple devenu réellement frère. Les deux cultures peuvent s’affronter, s’enrichir.
(…) L’universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes une fois exclu irréversiblement la statut colonial ».
Joseph Andras, Kanaky, Actes Sud, septembre 2018, 304 p., 21 € — Lire un extrait