Un Cow-Boy dans le coton : l’homme noir n’était pas assez entré dans les histoires

© Jul, Achdé / Dargaud Lucky Comics

Avec Un Cow-boy dans le coton, il faut reconnaître à Jul et Achdé d’avoir osé marcher dans les pas de Mel Brooks (Blazing Saddles), Lawrence Kasdan (Silverado) ou Damon Lindelof (Watchmen), en mettant en scène un personnage noir de premier plan dans une aventure de Lucky Luke. Un Cow-boy dans le coton répare quelques injustices en plus d’être un album intelligent, subtil et d’une causticité salutaire.

© Jul, Achdé / Dargaud

Ce n’est pas la première fois qu’un personnage historique fait une apparition dans une aventure de la création de Morris et Goscinny. Sarah Bernhardt, Calamity Jane, Billy The Kid, Jesse James (dans les albums éponymes), ou encore Roy Bean (Le Juge), Horace P. Greeley (Le Daily Star), le Colonel Drake (A L’ombre des derricks) ont croisé la route de Lucky Luke. C’est en revanche la première rencontre avec un personnage noir de premier plan, l’univers luckylukien s’étant contenté jusque-là d’évoquer timidement la présence des noirs dans le Far-West made in franco-belge. De fait, l’arrivée de Bass Reeves, premier shérif adjoint noir à l’ouest du Mississippi, sa relation avec Lucky Luke (« vous n’imaginez pas le nombre de choses que j’ai apprises grâce à lui ») et son rôle de premier plan dans cette aventure qui sent le deep south et la cuisine cajun, est une grande première.

© Jul, Achdé / Dargaud

Alors qu’il aspire un repos bien mérité, Lucky Luke reçoit la double visite de Bass Reeves tenant en joue les Dalton en rupture de chaînes et d’un notaire qui annonce au cow-boy qu’il vient d’hériter une plantation de coton en Louisiane. La nouvelle est étonnante : on imagine mal Lucky Luke en planteur et Joe Dalton ne se remet pas de savoir que l’homme qui tire plus vite que son ombre devient l’homme le plus riche de Louisiane. Bien décidé à renoncer à cet héritage encombrant, Lucky Luke met donc cap au sud, tandis que les Dalton retournent en prison.

© Jul, Achdé / Dargaud

Pour sa troisième réalisation après La Terre promise et Un Cow-boy à Paris, Jul a d’ores et déjà fait entrer Lucky Luke dans le XXIè siècle avec des scénarios ciselés, qui s’approprient les codes de la franchise autant qu’ils les modernisent par petites touches, en ne craignant pas une fois encore de se frotter aux clichés, avec son humour mordant et lettré.

© Jul, Achdé / Dargaud Lucky Comics

L’apparition de Bass Reeves est d’autant plus intéressante qu’elle permet à sa suite de croquer nombre de personnages secondaires jubilatoires, tout en abordant de front la question de l’esclavage, son abolition et le statut des hommes et femmes de couleur sur la terre de la Liberté et la patrie des courageux. D’ailleurs, l’auteur et dessinateur en profite-t-il pour régler quelques comptes à rebours ? On pourrait se le demander et voir dans ce trip en Louisiane un acte de contrition à peine voilé quand Lucky Luke concède qu’il connaît mal la région, « à part un voyage en bateau sur le Mississippi il y a longtemps« … En effet, c’était dans En remontant le Mississippi de Goscinny et Morris publié en album en 1961 que Lucky Luke avait navigué sur le fleuve et dans les eaux aujourd’hui troubles de la représentation caricaturale :

Goscinny & Morris – En remontant le Mississippi – détail – Dupuis

Loin de cette imagerie datée, Un Cow-boy dans le coton rétablit un peu d’histoire : de nombreux cow-boys étaient noirs, le métier étant très dur et sous-payé, la biographie de Bass Reeves fait état de 3000 arrestations – dont le propre fils du shérif. Longtemps oubliée des westerns en technicolor, il n’est pas étonnant que la représentation des noirs dans la fiction évolue vers plus de visibilité à mesure que l’époque actuelle se crispe à nouveau sur les questions raciales, sur l’injustice, les inégalités sociales et le racisme décomplexé grandissant. Il ne s’agit pas ici de faire le procès de l’histoire littéraire, cinématographique ou de la bande dessinée : les oeuvres de fiction (tel l’album de 1961) ont été écrites et réalisées à d’autres époques et s’inscrivaient de fait dans leur temporalité et les moeurs et opinions de celle-ci.

© Jul, Achdé / Dargaud

Rien d’étonnant, donc, à ce que Jul et Achdé produisent un album de Lucky Luke qui s’inscrive dans un autre temps d’écriture. Dans un moment qui vient non seulement tordre le cou aux préjugés, mais qui de surcroît vient mettre à mal le roman national de l’homme blanc aux tendances suprématistes. Sous le sceau de la comédie, Jul et Achdé nous régalent avec une galerie de propriétaires terriens hors-sols qui boivent champagne et content fleurette à la frontière de la consanguinité.

© Jul, Achdé / Dargaud Lucky Comics

Les portraits de Quincy Quaterhouse (QQ pour les intimes), sa fille Mélania (sic), les voisins Hamilton, Silverlake sont à charge et semblent tout droit sortis d’Autant en emporte le vent de Victor Fleming, ou de Louisiane de Philipe de Broca. Et les Dalton – caution plus que jamais burlesque des aventures de Lucky Luke – et les affreux du KKK ont leur compte de ridicule tandis que l’aventure se termine sur des punchlines bien travaillées et du second degré à foison.

Achdé & Jul d’après Morris, Un Cow-Boy dans le coton, 48 p. couleur, Lucky Comics, 10 € 95 — Lire les premières planches