Entrer dans l’exposition Cindy Sherman à la fondation Louis Vuitton, c’est pénétrer dans une scénographie soulignant les périodes de l’œuvre, avec ses murs de couleurs (bleu, gris, orange), mais c’est surtout littéralement y entrer (en faire partie) avec les grands miroirs qui accentuent les jeux de doubles et fond des silhouettes des spectateurs de l’expo les figures d’un univers artistique qui interroge les frontières de l’identité, la question de l’image et nos représentations des genres.

Toutes les œuvres de Cindy Sherman sont untitled, seul un numéro les identifie, correspondant à l’ordre de production de l’œuvre. Donner un titre reviendrait à rabattre et réduire à un sens unique des travaux qui ont pour visée de déployer des systèmes de doubles : l’artiste maquillée voire grimée en autre, les liens de l’identité et de l’altérité, la représentation de nos représentations normées. Il s’agit bien plutôt de croiser les regards, celui de Sherman sur les femmes tels que le cinéma les construit (Film Stills), la peinture classique les travaille, la mode ou les magazines les façonne. On est fasciné, traversant ces salles, par les liens intimes de ce travail avec une histoire de l’art assimilée, de la Castiglione à Warhol, de Claude Cahun à Opalka comme par la singularité farouche d’une œuvre en expansion constante, depuis ses propres codes. En ce sens, si l’expo invite à revenir sur l’ensemble d’une œuvre (Rétrospective. 1975-2020), c’est bien un mouvement vers l’avant qui frappe d’abord, une avancée et bien une prospective. Si tout converge dans l’évidence exceptionnelle de l’œuvre, l’exposition souligne la variété des sujets comme des dispositifs et expérimentations techniques, photo argentique puis numérique, noir et blanc et couleur, Photoshop, tapisseries depuis des posts Instagram. Sherman saisit tout ce qui nous saisit, elle s’empare de tous les supports qui servent à nous représenter, des peintures de la Renaissance à l’iconographie du cinéma, du papier glacé des magazines aux selfies sur les réseaux sociaux, elle nous les re-donne à voir puisque nous ne remarquons plus qu’ils sont commentaires et constructions, normes et genres.


Il ne faut d’ailleurs pas manquer, sortant de la rétrospective Sherman, l’exposition Crossing Views. Cindy Sherman a participé à une sélection d’œuvres dans la collection de la Fondation Vuitton (Gilbert & George, Damien Hirst, Louise Bourgeois, Pierre Huygue, Marina Abramivić, etc.) pour leur force mais aussi leur pertinence en regard de ses propres travaux ; elle est d’ailleurs elle-même exposée dans Crossing Views. Tout est donc de nouveau échos et mises en perspective, nouvelle dynamique de croisements et miroitements. Dans les salles de Crossing Views, on retrouve Warhol, l’autoportrait de 1986 et sa perruque panique argentée, ses séries de polaroids masculins/féminins, les Ten Portraits of Jews of the Twentieth Century, panthéonisation passant par le portrait.
On y voit figurée la part de vrai dans le factice avec le Voyage de noces (1975) d’Annette Messager et Christian Boltanski, album réel et voyage « modèle », la série L’Album photographique de Christian Boltanski 1948-1956 réunissant 32 photos réalisées en 1972 dans lesquelles Boltanski, adulte, rejoue des scènes de son enfance ou Ma Collection de proverbes d’Annette Messager, dictons misogynes brodés sur du coton blanc. Il ne faut pas manquer non plus l’extraordinaire 6 septembres de Boltanski, télescopage d’images d’actualité et photogrammes : sur 3 écrans défile en accéléré un précipité d’images, mêlant réel et cinéma, de 1944 à 2004. Tout a eu lieu un 6 septembre, date de naissance de l’artiste, et 3 buzzers permettent au spectateur de l’œuvre d’arrêter le flux des écrans qui représentent les flux continus et inaudibles de nos présents incertains. Tout dans cette exposition représente, en lien avec les travaux de Sherman, nos représentations du réel selon des codes qui les distordent et les falsifient : ainsi les 70’s Life Styles de Samuel Fosso, 60 autoportraits en noir et blanc s’inspirant de musiciens noirs, américains ou africains, interrogeant les codes de la masculinité et des black lives.
6 septembres de Boltanski

De même, traverser les salles et les quelques 170 photographies en 18 séries de l’exposition Sherman revient à parcourir un cheminement formel, la complexification de tout ce que Cindy Sherman a travaillé dès l’origine, le kitsch, la monstruosité, la vanité pour former un inventaire critique des archétypes de nos identités. Si notre regard s’est habitué, peut-être, au choc du trash, les dernières salles présentant les derniers travaux de l’artiste — des tapisseries depuis des photos Instagram — nous font retrouver ce que le regard de Sherman peut avoir, au sens premier, de profondément dérangeant.

Sherman est à elle seule une factory, elle est costumière, maquilleuse, accessoiriste, metteuse en scène, modèle et photographe, elle assume l’ensemble de la production de l’œuvre et peut, pour cette raison, tout se permettre : un regard dur, frontal sur une violence évidente imposée au corps (le sexe, le trash) et sur celle, plus insidieuse, d’un corps féminin soumis aux regards, aux codes, à des impératifs de beauté, jeunesse, fraîcheur. Sur les photographies de Sherman, tout s’exhibe : le maquillage outré, les prothèses jusqu’au grotesque et monstrueux, manière de souligner ce que nous invisibilisons, le travail pour être comme on nous veut, se conformer au regard social sur la femme, comme d’ailleurs sur l’homme (série Men).

Sherman se cache et s’exhibe dans ses rôles multiples, dans une présence/absence qui est soulignement de codes. Elle est ailleurs et nous regarde pourtant sans ciller. Le décor lui-même est désormais image comme dans les rear screen projections, une diapositive projetée sert de fond, comme au cinéma. Sherman est icone, marque et image sur un pull ou un T-shirt (comme ce faux Bryan Ferry dont le pull est un vrai Cindy Sherman, en tant qu’œuvre et signature mais une vraie/fausse Cindy Sherman, en tant que personne).

Tout est un « loi de moi » pour reprendre la formule de Clément Rosset interrogeant « le sentiment de l’identité » ; tout est récit, soit mise en mouvement d’un texte et articulation dynamique du factuel et du fictif, ce qu’illustrent les mises en séries ou A Play of Scenes (1976), 72 scènes et 244 silhouettes collées qui forment le scénario topique d’un drame sentimental, trame d’un photo-roman ironique.



Dès Untitled Film Stills, tout était dans cette tension de l’invention et de la reproduction iconique, « des copies sans originaux » comme l’a souligné Rosalind E. Krauss (Cindy Sherman 1975-1993, Rizzoli, 1993) : nous voyons des scènes d’Antonioni ou de Hitchcock dans ces Still Films, notre regard nourri de cinéma tord les photographies en photogrammes, projette des films vus dans ce qui est une re-création et une inventio. Même principe dans les photos qui mettent à distance les maîtres anciens de la peinture, inspirées de chefs d’œuvre mais les personnages sont outrés, ils semblent avoir pris leur autonomie et indépendance, ils disent désormais autre chose. Comme l’écrit Marie Darrieussecq dans le très beau catalogue qui accompagne l’exposition, « Sherman sait que toute femme est d’abord déguisée en femme ». L’artiste interroge ces vies potentielles et métamorphoses obligées dont beaucoup (toutes ?) sont scénarisées par le regard et le désir masculins.

Une des photos les plus connues de Cindy Sherman, Untitled Film Still #13-C (1978) est une femme qui attrape un livre dans une bibliothèque. Par son commentaire, Darrieussecq redonne toute sa puissance à l’image trop vue pour être encore interrogée : elle lit les titres — Dialogue mais aussi The Movies, Crimes of Horror, American Art Since 1900 et Westmore, cette famille de maquilleurs du cinéma — et elle y voit l’inspiration comme l’annonce de tout le travail à venir de la photographe, un commentaire métadiscursif et la diction par anticipation des titres des séries photographiques qui composent cette Rétrospective.



Se confronter au cinéma, à la peinture mais aussi aux versions réseaux-sociales de la photographie, revient bien sûr à cartographier l’espace d’une œuvre singulière mais aussi à interroger la spécificité d’un art qui se veut le négatif de ce qu’en font magazine et photos d’identités, tableaux et selfies, cinéma et photographies forensique.
Tout est ici fabrique et fable, au sens que Rancière donne à ce mot lorsqu’il parle de « fable photographique ». Pour saisir Cindy Sherman décalons à peine sa définition : « la photographie est à l’art des histoires ce que la vérité est au mensonge » : un refus du « vieil ordre mimétique » et une assomption de la fiction, une interrogation de ses « bords ».

Cindy Sherman. Une rétrospective 1975-2020. Fondation Vuitton du 23 septembre au 3 janvier 2021.
Crossing Wiews, La Collection, regards sur un nouveau choix d’œuvres. Fondation Vuitton du 23 septembre au 3 janvier 2021. Avec Adel Abdessemed ; Marina Abramovic ; Ziad Antar ; Christian Boltanski ; Louise Bourgeois ; Clément Cogitore ; Rineke Dijkstra ; Samuel Fosso ; Gilbert & George ; Damien Hirst ; Pierre Huyghe ; Annette Messager ; Zanele Muholi ; Albert Oehlen ; Rob Pruitt ; Cindy Sherman ; Wolfgang Tillmans ; Rosemarie Trockel (1952, Allemagne) ; Andy Warhol (1928-1987, Etats-Unis) ; Ming Wong (1971, Singapour).








