Je ne sais plus quel devait être le sujet de cette chronique. Je ne sais plus si j’en avais un. Je n’en ai peut-être jamais. Attends, c’est périmé, les sujets. D’autant que ce qu’on dit correspond rarement à ce qu’on croyait vouloir dire. En tout cas, c’est sûr, si jamais j’en ai eu un, ce coup-ci je l’ai perdu de vue. Cela aurait pu partir de l’interview d’un libraire où surgissait la sidérante notion de café zapatiste. Je n’ai pas ce type de café chez moi. Aussi ai-je dû me contenter d’un thé pascalien (c’est bien aussi), comptant sur ce breuvage pour me donner de la hauteur.
Il semble donc que le sujet m’ait fui, alors que je me livrais à ce trépidant introït sur l’absence de sujet. Ça m’apprendra. La prochaine fois, je commencerai un ton plus bas. Même s’il est question de Jean Moulin. Peut-être, ça me revient maintenant, avais-je voulu parler de la satisfaction. Parce que la satisfaction, partout où je crois la flairer, chez un marchand de livres à panoplie libertaire* comme chez un fromager qui gruge la TVA, réveille en moi une aversion spontanée. Mais je n’aurais fait alors que me livrer à l’autosatisfaction, et m’embourber dans la contradiction.
C’est le moment de reprendre les rênes de cette chronique qui part à vau-l’eau. De faire le point. Sur quoi ? Sur ce dont je ne me souviendrai plus.
Car, un jour, je ne me souviendrai plus.
Ce dont je ne me souviendrai plus, je dois faire l’effort de m’en souvenir, sans réminiscences.
Je ne me souviendrai plus que presque tout ne me rappelait rien. D’avoir parfois ressenti cela comme une infirmité.
Un jour, je ne me souviendrai plus des mots.
Je ne me souviendrai plus d’avoir eu un visage. Je ne me souviendrai plus que le mot « visage » désignait la figure humaine.
Je ne me souviendrai plus de l’étonnement et du plaisir d’être soi ; de la fatigue d’être soi.
Je ne me souviendrai plus que dans le patelin lorrain où j’ai grandi (avant de me parisianiser à mort, parachevant ma plouquitude native par l’adjonction de cette variété supérieure de plouquitude : la progression était donc possible), on ne croisait pas d’écrivains. Pas le moindre anthropologue à la retraite. Seulement des ouvriers, des agriculteurs, un curé, des instituteurs, un ingénieur par ci par là, un fourgon de gendarmerie de temps à autre, des employés de la Poste et de la mairie, des commerçants, des artisans. Et que, par impudence sans doute, je n’en ai conçu aucun ressentiment. Je ne me souviendrai plus que je n’ai connu que par procuration ce que signifie mener une vie d’ouvrier, la vie qu’a vécue mon père. Mais demeure ancrée en moi cette fidélité aux « humbles ». Sans angélisme. Sans prêter à aucune classe sociale de vertu messianique. De vertu particulière. De manière générale, l’(auto)assignation aux origines (l’affiliation à un « groupe »), quelles qu’elles soient, me rebute. Qu’on cesse de nous bassiner avec les histoires de « transfuge », qui, dans le dolorisme victimaire, se soumettent à (et perpétuent ad nauséam) l’imbécile mépris de classe, qu’elles prétendent fustiger. Il n’y a ni honte ni trahison à exhiber de ce côté-là.
Je ne me souviendrai plus avoir lu, en terminale, presque toute une thèse sur Emmanuel Mounier et le personnalisme, trouvée dans un placard de la salle de philosophie. Dans le même temps, je crois, les « Thèses sur Feuerbach » (Marx), aux éditions Sociales. Les lois de la mémoire sont impénétrables.
Je ne me souviendrai plus des proches délaissés parce qu’ils ont lâché prise, exhalant la détresse, la mort, rongés par la suffisance inepte puisée dans l’alcool, la drogue et le corollaire dérangement mental. Devenus infréquentables. Leur perdition ostentatoire, on ne la supportait plus. Leur mentir par thérapie, leur proposer un égarement de rechange, moins voyant, a fini par nous paraître aussi grotesque et vain que leur égarement propre et, qui sait, le nôtre. (Et si on n’a pas sombré soi-même, si on a pu se détourner du visage hideux, magnétique et cru du désespoir sans recours, ce fut parfois de justesse, parce que quelqu’un ou quelque chose nous a tiré par la manche au bord du gouffre.) Mais on ne peut parler de cela sans vaciller d’incertitude et d’impuissance. Sans voir le fatalisme glacé au fond de nous. Raison pour laquelle personne n’en parle. Ou parce que personne n’en a rien foutre, que tout le monde préfère se vautrer dans l’anodin. Et chialer, ensuite, aux enterrements.
Je ne me souviendrai plus de mes petits excès. De ne pas toujours m’être comporté comme le veut la vie lisse et policée. Mais de cette vie-là, comment admettre la mesquinerie et ceux qui la promeuvent et nous l’infligent ?
Je ne me souviendrai plus d’avoir dû atteindre l’âge de 57 ans pour lire ces phrases de Botho Strauss avec un profond sentiment d’affinité : « Contre la majorité, on est fréquemment obligé de soutenir le contraire de ce que l’on dit face à la minorité, c’est-à-dire la couche intellectuelle dominante. Le mot de « nation » par exemple, il faut fermement en dégoûter celui qui éructe son chauvinisme devant un verre de bière, alors qu’à d’autres, qui comptent parmi l’élite éclairée de leur peuple, on ne saurait l’opposer de manière assez obscurantiste. » (Les erreurs du copiste, 1997, traduction Colette Kowalski, Gallimard 2001).
Je ne me souviendrai plus d’un temps où le verbe, sans béquilles musicales ni visuelles, du fond de certains livres charriait la foudre. Et de m’être demandé si ce temps n’était pas révolu. Si quoi que ce soit, en nous, était encore capable de ressentir cette puissance, même étiolée, même sous forme de nostalgie. Je ne me souviendrai plus de la puissance et de l’impuissance des mots.
Je ne me souviendrai plus des amis perdus. Je ne me souviendrai plus de l’inanité, souvent, du mot « ami ».
Je ne me souviendrai plus que vivre et aimer incluent le vertige de ne pouvoir, au bout du compte, sauver personne.
Je ne me souviendrai plus des femmes que j’ai aimées.
Je ne me souviendrai plus d’aucun matin d’automne.
Je ne me souviendrai plus qu’il nous fut donné de nous souvenir.
* « Libertaire » est un de ces mots qui, employés à tort et à travers au mépris du contexte historique, a fini par se vider de son sens. Jusqu’à la caricature, l’insignifiance, voire le trucage. Je me contenterai de faire observer, par exemple, ceci : si on me dit que, dans la première moitié du vingtième siècle, l’engagement de femmes aussi différentes que Germaine Berton et Simone Weil a pu être qualifié de libertaire, je comprends à peu près. Les risques qu’elles ont pris et affrontés du fait de cet engagement, justifient -qu’on approuve ou pas les visées de leur projet politique ou les modalités de leur combat – l’emploi de cette épithète, me semble-t-il. En revanche quand le terme « libertaire » paraît ne plus désigner qu’une sorte de style de vie contemporain, avec petite casquette, tee-shirt noir et rencontres insurrectionnelles en librairie autour d’un café zapatiste, je me demande si on ne ferait pas mieux d’en trouver un autre. Si je me laissais aller à la sévérité, je proposerais designer.