« Le sujet est simplement le nom de ce qui ne peut être dit » : Nathalie Léger (L’Exposition)

Nathalie Léger © Christine Marcandier

La Castiglione fut Circé et Narcisse, une artiste des métamorphoses. Sa quête identitaire prit, durant sa vie, la forme d’un portrait toujours inachevé (plus de 500 photographies) de soi en Autre : c’est cette femme réelle, d’autant plus énigmatique qu’elle se mit elle-même en scène, que Nathalie Léger prend pour centre fuyant de son roman L’Exposition, paru en 2008 et que les éditions P.O.L republient en poche.

L’Exposition pourrait paradoxalement être placé sous l’exergue de la citation de Godard (Détective) en exergue d’un livre postérieur de Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden :

51gRAF9iHAL._SX301_BO1,204,203,200_« Et ça, c’est trop transparent ou pas assez ?
— ça dépend si vous voulez montrer la vérité.
— C’est comment la vérité ?
— C’est entre apparaître et disparaître. »

La comtesse de Castiglione est tout entière dans ce apparaître/disparaître, édifiant une figure à la féminité si évidente, célébrée, absolue qu’elle en deviendrait vide. Elle fut la plus belle femme du XIXe siècle selon les témoins, sûre de sa beauté et de sa puissance, arrogante, hautaine, adulée autant qu’haïe — une beauté qu’elle célébra en posant, durant près de quarante ans pour un « photographe à la mords-moi le nœud », Pierre-Louis Pierson, simple exécutant. La comtesse de Castiglione, se costume, se théâtralise, pose, à la fois sujet et objet, figure à facettes, muse d’elle-même, en une « poursuite éperdue » comme le disait Breton de la beauté de Nadja. .

Je est un autre, toujours différent, masqué, voilé, grimé, métamorphosé, passant par tous les mythes féminins existants. Virginia de Castiglione permet ainsi à son photographe insignifiant de produire – malgré lui ? – « l’œuvre photographique la plus énigmatique de son temps, une œuvre à la fois secrète et emblématique, en photographiant cette femme pendant quarante ans, clichant sans sourciller son faste et sa déchéance ». Cette entreprise étrange et fascinante a fait de la Castiglione une « artiste sans œuvre », sinon elle-même, ou une préfiguration du travail photographique de Cindy Sherman, évoquée à trois reprises dans L’Exposition : nul doute que « si la Castiglione vivait aujourd’hui, elle ferait l’œuvre d’une Cindy Sherman »…

L’Exposition est ainsi, pour une part, cette histoire de Virginia Elisabetta Luisa Carlotta Antonietta Teresa Maria Oldoïni, née en 1837 à Florence, dont les prénoms sont déjà un parcours du féminin pluriel. Mariée à 16 ans au comte de Castiglione, elle s’installe à Paris en 1865, devient la maîtresse de Napoléon III la même année, et sera photographiée, à sa demande, par Pierre-Louis Pierson de 1856 à sa mort en 1899.

Le livre de Nathalie Léger débute par la rencontre impromptue, brutale, de l’auteur avec cette femme, au détour d’une librairie, sur la couverture d’un catalogue d’exposition, La Comtesse de Castiglione par elle-même : Nathalie Léger se dit « médusée par la violence de cette femme qui surgissait dans l’image », puis, feuilletant quelque temps plus tard, le catalogue, elle retrouve « immédiatement le dégoût de ces images, de cette férocité, de cette mélancolie sans profondeur, de cette défaite ». La femme lui semble pourtant familière, objet d’une « reconnaissance ». Sa quête commence, de cahiers séchés en bibliothèques en passant par les salles des ventes de Drouot, de Zola qui la peint dans Son Excellence Eugène Rougon (1876) à Montesquiou pour qui « la vie de cette femme ne fut qu’un long tableau vivant, le tableau vivant perpétuel », ou encore dans le montage d’une exposition possible de ces photographies d’une femme dont « l’existence ne tient qu’à sa forme ».

Le mot est dit : la Castiglione est une forme, et à l’image de cette femme en perpétuelle métamorphose, construisant sa propre galerie photographique, Nathalie Léger fait de L’Exposition un musée, un catalogue de livres, de photographies, de citations, de référents. Tout fait sens pour (dé)multiplier l’image, elle-même spéculaire, de la Castiglione : elle est toutes les femmes, tous les modèles, Marilyn sous l’objectif de Bert Stern, elle est aussi dans Blow up, elle est présence en creux dans Le Guépard ou Opening Nights. Elle est Isabelle Huppert posant pour Roni Horn dans une série intitulée Portrait d’une image, incarnant chacun de ses plus grands rôles, Emma Bovary, la Dentellière.

Portrait of an image de Roni Horn (2005), vu et photographié en visitant le Musée imaginaire de Patrice Chéreau, Collection Lambert (Avignon) © Christine Marcandier

Pourtant, on ne voit qu’Isabelle Huppert « qui délaisse les accessoires pour nous montrer le vrai travail : que Madame Bovary, ce n’était pas une capeline et une robe à panier mais un détail, ce détail-là, imperceptible, ce coin tombant de la bouche, cet écart maîtrisé entre le sourcil et la paupière, on ne voit rien, mais c’est là, cette intensité, ce travail sur l’infime nuance, vrai travail de l’actrice. On regarde encore. Non, ce n’est pas ça, le seul vrai sujet de la série ce n’est pas le travail de l’actrice, ce n’est pas l’incroyable machinerie invisible du jeu, le seul sujet, c’est elle, comment en serait-il autrement ? »

Parler d’Huppert, c’est tenter de cerner la Castiglione, son être à travers son paraître : une comtesse met en scène sa vie, la théâtralise, tandis qu’une actrice revient à elle-même, dans la pose. Infini vertige des chiasmes, flou de l’approche, de la reprise, tâtonnements et hésitations (« non, ce n’est pas ça »). S’efforcer d’approcher la Castiglione revient à convoquer l’histoire de l’art, Jean Renoir, Kafka, Yves Klein et même Robert-Houdin ou Charcot, le cinéma, la littérature, la peinture, la photographie et même la magie ou la médecine. Pour ne jamais, en définitive, pouvoir la définir, trouver son essence, mais lire, dans ces portraits infinis, la tristesse têtue et effroyable de cette femme, « une tristesse sans émotion, la vraie défaite de soi, un effondrement intérieur, la désolation » et même la mort, « une femme qui porte le deuil de son corps ». Ou pire, le néant : « croyant tenir sa vérité et ne faisant que se contrefaire (….), cette femme ne vient pas se connaître, elle vient se confirmer, se répéter, s’immobiliser pour toujours dans l’ignorance d’elle-même ».

 

L’Exposition est donc d’abord une recherche de la beauté. Énoncée, évidente pour les contemporains de cette femme, elle-même campée dans « l’assurance de sa beauté ». Posée, dans tous les sens du terme et pourtant paradoxale, plurielle, énigmatique. La Castiglione est un personnage fantastique en ce qu’elle suscite une « inquiétante étrangeté », sublime en ce qu’elle provoque une horreur délicieuse, a delightful horror. Sa beauté emprisonne, méduse, fascine, ou, comme le dit Montesquiou cité dans le livre, on l’admet « sans la connaître », on ne peut plus que « s’appliquer à dégager l’inconnue de cette figure ».

Barthes l’écrivait dans S/Z, un commentaire de Sarrasine de Balzac qui pourrait s’appliquer à L’Exposition : « La beauté ne peut vraiment s’expliquer ; elle se dit, s’affirme, se répète en chaque partie du corps, mais ne se décrit pas… Il ne reste plus alors au discours qu’à asserter la perfection de chaque détail et à envoyer le reste au « code » qui fonde toute beauté : l’Art. Autrement dit, la beauté ne peut s’alléguer que sous forme d’une citation… Les seuls prédicats possibles sont la tautologie (un visage d’un ovale parfait) ou la comparaison (belle comme une madone de Raphaël, comme un rêve de pierre), de la sorte, la beauté est renvoyée à l’infini des codes ».

L’Exposition est par ailleurs une célébration paradoxale des pouvoirs de la photographie, paradoxale en ce qu’aucune illustration ne vient ponctuer le livre. Le regard du lecteur et la réflexion de l’auteur se perdent au contraire dans les blancs qui détachent chaque paragraphe. Mais la photographie est partout. Dans l’évocation de la genèse de La Chambre claire de Barthes, photographié alors même que son texte naît de la vue d’une photographie sépia et jaunie de sa mère qui vient de mourir, sur ce « visage aimé et disparu à jamais », dans celle de photographies d’amies ou de soi prises au moment d’une rupture, dans l’écriture de Truman Capote, au moment de De Sang froid, du récit du meurtre impossible et pourtant écrit en partie grâce à une photographie de Perry enfant. Dans ce livre-même, L’Exposition, comme une répétition du geste de Barthes ou la mise à distance d’une image de la Castiglione sur un catalogue d’exposition, pour puiser dans l’intime.

L’Exposition est aussi une tentative de définition de la féminité, comme territoire du désir et de l’écrit, de la séduction — mener ailleurs pour mieux conquérir —, de la théâtralité, du vertige de l’image et de la spécularité, de la réflexion (celle du miroir, celle des mots), c’est un texte sur l’altérité telle que Lévinas a pu la dire, l’infiniment différent et infiniment soi. Le tour de force de Nathalie Léger est de partir d’une répulsion pour dire une fascination, de transmettre l’obsession de Montesquiou en la subissant d’abord — elle dit avoir été prise par son sujet, avalée, possédée — pour mieux l’offrir à son lecteur, qui n’est sans doute pas le moins exposé du livre. L’obsession se dit dans un texte qui approche son sujet sans jamais le délimiter, qui tourne, virevolte, cerne de paragraphes en paragraphes, dévie, contourne, convoquant le proche et le lointain, pour mieux fragmenter, démultiplier. Si tout texte est tissu, selon une métaphore connue née de l’étymon même du mot, celui de L’Exposition est une toile d’araignée, qui prend le lecteur dans ses filets, il illustre aussi sa valeur de remède comme de poison, celle soulignée par Derrida dans la Pharmacie de Platon : il distille la fascination, tel un venin, la virtuosité du livre agissant comme un charme.

Nathalie Léger © Christine Marcandier

L’Exposition est un texte creuset, fragmenté, lui-même dans l’indéfinition : ni roman ni essai, ni biographie, une enquête, sans sujet central, malgré les apparences. La Castiglione est un pré-texte, L’Exposition un livre sur un objet qui se dérobe. Peut-être Nathalie Léger est-elle elle-même le sujet de L’Exposition, donnant encore un sens nouveau à son titre — s’exposer —, disant son désarroi de « Lautre », la maîtresse de son père, qui la lance dans une infinie quête de la féminité. Lautre qu’elle a vue, enfant, à travers une haie, prendre des poses pour son père, avec un appareil photo offert par sa mère quelques jours plus tôt, lascive, offerte, impudique ; avant de découvrir, quelques jours plus tard, une photo d’elle sur sa table de nuit, cette photographie d’un « tout petit visage qui émerge d’un trou de feuillage dans une haie d’arbustes ». Déclic ? frontière floue du voyeur / poseur ?

La Castiglione, « qui ne t’est rien », comme l’annonce l’épigraphe du livre tirée de L’Herbe de Claude Simon (reprise p. 108), mène vers un ailleurs identitaire, un ailleurs formel, celui même du geste littéraire, extraordinaire, de Nathalie Léger. L’exposition est texte sériel, comme un éternel recommencement — comme dans la série de ses débuts possibles, des pages 55 à 67 —, une infinie et magistrale approche, une histoire de pertes, de ruptures, de reconnaissances et d’extases, dont la Castiglione n’est qu’une facette.

Réfléchissant à une exposition possible des photographies de la comtesse, Nathalie Léger pense à Der Lauf der Dinge (Le Cours des choses) de Fischli et Weiss, mise en abyme de sa propre performance, car « c’est la série qui compte, c’est la syntaxe, le moment de bascule d’un évènement vers un autre », une composition par passages incongrus, « longue mise en branle de savoirs qui ressemble à l’écriture ». Comme l’écrit Nathalie Léger, la Castiglione « n’est pas un modèle », elle est bien une « forme ». «  Pendant des années, j’avais pensé que la moindre des choses, pour écrire, c’était de tenir son sujet (…). Je ne savais pas que le sujet, c’est justement lui qui vous tient ». Un sujet qui tiendra tous les lecteurs et lectrices de ce texte éblouissant.

Nathalie Léger, L’Exposition, éditions P.O.L #Formatpoche, janvier 2020, 160 p., 9 € — Lire un extrait