Les librairies sont fermées et les initiatives d’éditeurs se multiplient pour permettre aux lecteurs d’accéder à leurs titres, et en particulier à des livres tout justes parus et rendus indisponibles par le confinement. C’est le cas des éditions Inculte qui nous permettent d’accéder en un clic et quelques euros à quinze nouveautés et/ou livres de fond de leur catalogue. Parmi ceux-ci, A fendre le cœur le plus dur signé Jérôme Ferrai et Oliver Rohe, auquel Diacritik avait consacré plusieurs articles, ici réunis, lors de sa sortie.
L’une des caractéristiques les plus fascinantes des éditions Inculte, en sens tout autant laboratoire du contemporain que maison d’édition, est la dimension collective du travail mené, via des revues, des rencontres croisées de ses auteurs, des collectifs ou des livres écrits à quatre mains comme A fendre le cœur le plus dur, signé Jérôme Ferrari et Oliver Rohe. Mais A fendre le cœur le plus dur n’est pas seulement cosigné : rien ne dit, dans chacun des chapitres ou fragments qui composent le livre, qui a écrit quoi, c’est un « nous » qui est mis en avant, un « regard » et une réflexion, puissamment politique, sur un événement historique — la guerre italo-turque de 1911-1912 — et un photoreportage de Gaston Chérau rendant compte de cette guerre.
Tout est croisement dans ce livre hybride : l’archive n’est pas seulement composée de photographies, elle comprend aussi les articles publiés par Chérau, ainsi que sa correspondance privée. Le texte d’Oliver Rohe et Jérôme Ferrari est suivi d’une postface, signée de l’historien Pierre Schill, qui contextualise le photoreportage comme la « chronique intime » de Chérau et interroge cette guerre coloniale. Dénommée « guerre italo-turque » par la presse occidentale, elle est « guerre de Libye » pour les Italiens et « guerre de Tripolitaine » pour les Turcs. Le nom est déjà conquête, récit et storytelling, tel est aussi l’objet du photoreportage de Chérau : suivre le conflit pour Le Matin (et L’Illustration), documenter la guerre mais aussi porter un discours qui, bien malgré lui pour une part, dit tout autre chose que ce qu’il voudrait démontrer.
C’est ce paradoxe et ce discours en creux que met immédiatement en lumière l’extrait d’une lettre de Chérau à son épouse (11 décembre 1911) cité en exergue du livre : « nous avons passé la journée entière au milieu des palmiers et des orangers, fameux, dans la contrée de Aïn Rouss. J’ai encore vu des choses à fendre le cœur le plus dur — et des scènes et des scènes déchirantes au milieu de cette nature invraisemblablement sereine ». Si les photographies de Chérau veulent rendre compte de la puissance italienne, de son héroïque conquête coloniale, de sa manière de réprimer toute contestation « indigène », sa correspondance révèle peu à peu un homme vacillant dans ses convictions, son regard change. Et, comme le montrent Ferrari et Rohe, ses photos témoignent elles aussi. Elles disent « le traitement qui fut réservé à ces hommes », la brutalité des exécutions publiques, les pendaisons, la manière dont ces hommes furent « deux fois anéantis par l’Histoire — par leur martyre et par l’oubli de ce martyre ».
Le risque était grand, les deux écrivains le soulignent, de tomber dans une esthétisation de la violence, dans la fascination et la sidération qu’exercent ces photographies de pendus. Les images arrêtent en quelque sorte le discours. Il fallait tout à la fois retrouver la parole face à la violence et ne pas céder à l’indécence de faire de ces photographies et de ce qu’elles représentent « un simple matériau littéraire, de tirer quelque profit de leur cadavre ».
Ce risque, Oliver Rohe le commentait déjà en 2014 dans Devenirs du roman 2 (éditions Inculte), Écriture et matériaux, un volume qui interroge la place du document — archives, faits divers, hommes et femmes illustres ou plus anonymes mais ayant réellement existé — dans le texte littéraire, en particulier lorsqu’il refuse et perturbe « la partition acquise entre document et imaginaire », réel et fiction. Aux côtés d’Arno Bertina, Hélène Gaudy, Thomas Clerc, Mathieu Larnaudie, Vincent Message, Anne Savelli, Philippe Vasset et bien d’autres, Oliver Rohe commentait sa « Résistance au matériau » :
« d’abord esquiver l’archive et le document, les tenir tous deux à distance, comme s’il s’agissait dune menace, d’un ennemi, construire leur bannissement ». Cette « réticence de principe » vise à répondre à « une série de problèmes politiques et esthétiques » posés par l’archive : le risque d’une forme de redondance, celui de l’esthétisation, et surtout celui de l’exotisme, « qui opère dès lors qu’une parole tente d’absorber l’Ailleurs en général et l’Orient en particulier pour la bousculer dans un système d’interprétation déjà institué, une vaste structure d’images, de connaissances et d’énoncés qui la précèdent et la submergent de toute part, auxquels elle ne peut évidemment pas se soustraire, contre lesquels elle doit sans cesse lutter, jouer des coudes si elle veut espérer se faire entendre, provoquer une perturbation, un trouble, répandre quelques significations inédites. Chaque texte écrit sur le Proche-Orient, sur le Liban et sur Beyrouth débarque sur un territoire complétement colonisé par les expertises scientifiques et leur dilution dans le sens commun, par les œuvres littéraires, picturales et cinématographiques produites sur eux, par de formidables constructions médiatiques prêtes à les expliquer ».
Ce sont donc bien deux territoires qu’il s’agit de déconstruire, deux formes de colonisation : celle d’un pays (et de la guerre visant à le conquérir), celle d’un discours (soutenant cette conquête). Et contre ce récit tout fait, faire émerger ce que le texte ne dit pas, « les choses qu’il continue donc de ne pas dire, l’invisible qu’il laisse présager, celles qui naissent également de sa confrontation avec d’autres sources ». C’est là la méthode d’Oliver Rohe et Jérôme Ferrari dans A fendre le cœur le plus dur, aller au-delà des discours acquis, des pensées enrôlées, des récits de propagande, de ce que l’image veut ou voudrait dire pour aller vers les absences, le sous-texte, les connotations, les « manques et éclipses du sens ». Ils l’écrivent dès les premières pages du livre, l’archive est « une réserve de sens » et l’image « la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible de quoi elle procède. Elle sert à désigner ce qui est absent, à nous ouvrir à lui. (…) La tâche qui incombe à l’écriture est de rendre visible, de livrer au travail du sens les pans muets de l’image, les pans qu’elle dissimule ou qu’elle n’est pas en mesure de couvrir ».
Si Gaston Chérau débarque en Libye pour « redorer le blason terni de l’armée italienne » — qui ne s’attendait pas une telle résistance de la part des officiers turcs comme des « tribus arabes » —, l’emblème du blason lui échappe et, pour filer la métaphore héraldique, la mise en abyme révèle une tout autre représentation. L’Italie grande nation civilisatrice, pacifiant l’autre rive de la Méditerranée ? de fait, la page de L’Illustration que commentent Rohe et Ferrari montre un double discours, celui de la propagande de guerre, celui, en creux, que nous entendons aujourd’hui :

Dans l’image de pied de page, les quatorze pendus sont indistincts, file et « coulée » ininterrompue comme la foule qui leur fait face. Ils semblent toucher le sol, « créant la brève illusion de se tenir debout, vivants, dans une file d’attente que rien — ni espace ni barrière — ne sépare de la foule : cette continuité organique entre les pendus et la masse indistincte qui les entoure soutient l’idée, pas si saugrenue, prophétique même que le gibet était le devenir possible de la foule ».
A fendre le cœur le plus dur a des accents foucaldiens : il décrypte un Surveiller et punir, interroge la guerre comme représentation et « image propagande », dénoue une violence (celle des exécutions, celle des discours) imposée tant aux populations autochtones qu’aux lecteurs occidentaux dont on force le regard, l’interprétation, le jugement. Les images condamnent, comme la justice italienne exécute. Ce qui s’exhibe est « la position coloniale, la domination implacable », des armes, des lois, des textes. Une position que l’on retrouve dans les guerres plus contemporaines, Libye, Irak, Afghanistan, abolir la parole de l’ennemi (désigné tel), imposer un discours et des images. A Foucault, ajoutons Lévi-Strauss, présent page 49, « partout où nous allons, depuis longtemps, nous ne rencontrons que nos propres ordures ».
Comme le montrent Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, Chérau exhibe ces ordures, il n’abolit pas le visage de l’ennemi, ses photographies « finissent par dire plus et autre chose que ce qu’on voudrait leur faire dire ». Et l’archive donne corps et visage à ces hommes auxquels on refusa toute parole, toute légitimité, toute présence autre que celle d’être l’ennemi (d’incarner cette position théorique et déshumanisée, désincarnée, sans visage). Les images affichent les mises en scène, le « théâtre pervers » de la justice occidentale, montrent combien le combat n’est pas si héroïque qu’il voudrait le paraître, elles disent la « violence inouïe » de cette conquête. Au centre du livre, un « conflit », pas seulement celui de la guerre mais le « conflit entre altérité et familiarité », discours affiché et discours souterrain, montré / caché, texte et image, passé et présent.

La violence de la guerre de 1911 n’est pas seulement celle des armes, de « l’asymétrie militaire », c’est « celle de l’accès à la parole, au récit, à la représentation ». C’est cette parole invisible que retrouvent Ferrari et Rohe, qu’ils font saillir dans ce livre. Commentant ces photographies qui montrent les condamnés avant leur exécution, des hommes que l’on ne peut regarder que depuis ce punctum de leur mort, « origine de tout ce que nous voyons », Rohe et Ferrari écrivent : « Ce renversement du temps, par lequel la fin se transforme en commencement indépassable et donne à toute chose sa signification, Clément Rosset l’appelle le tragique ».
Sans doute serait-ce la seule manière aussi de qualifier ce livre, « tragique », au sens de Rosset, croisant les discours et renversant les perspectives pour leur donner sens et dévoiler leur obscénité.
Entretien croisé de Jérôme Ferrari et Oliver Rohe
Jean-Philippe Cazier : De très nombreuses photographies de conflits et de guerres existent : qu’ont-elles de spécifique, les photos de Chérau, pour que vous ayez voulu faire un livre à partir d’elles ?
Oliver Rohe : Leur spécificité découle de ce qu’elles sont parmi les toutes premières à représenter un conflit armé dans le monde arabe. Resurgies aujourd’hui, cent ans après les faits, elles sont l’ancêtre, l’origine exhumée de la façon dont est traitée, sur le plan des images et des discours, la violence au Proche-Orient. Ces photographies témoignent d’un regard dont nous comprenons désormais qu’il a été inaugural — bien qu’inscrit lui-même dans une généalogie qui le dépasse, dans une structure imaginaire relevant de l’orientalisme. Quand j’ai eu accès la première fois aux pendus de Tripoli, j’ai tout de suite pensé à la photographie d’une pendaison publique en Syrie, vue dans la presse en 2013. Les deux images ne participaient pas de la même propagande, mais entre elles il y avait une proximité troublante, d’autant qu’elles étaient séparées l’une de l’autre par un siècle de transformations historiques. Cette impression de gémellité, de stagnation temporelle, n’était pas seulement due à la méthode de mise à mort, identique aux deux, elle avait à voir avec leur géographie commune. L’association visuelle, hors de toute explication historique, du monde arabe avec la guerre, sa perception comme pur gisement de violence, n’est donc pas un pli contemporain : elle remonte aux premiers temps du photoreportage de guerre. Écrire sur l’archive de Chérau revenait à écrire, que nous le voulions ou non, sur la représentation actuelle de la guerre et sur sa représentation dans cette partie du monde. C’est cette équivalence qui m’intéressait.
Jérôme Ferrari : La première fois que j’ai vu ces photos, je n’en connaissais pas l’auteur et ne savais même pas au cours de quel conflit elles avaient été prises. Pierre Schill, l’historien à l’origine du projet, les avait découvertes par hasard et il lui a fallu un peu de temps avant de comprendre qu’elles avaient été prises en Libye pendant la guerre italo-turque. Cela tient sans doute au fait que l’ordre colonial s’est imposé partout de la même manière et que ces photos d’Arabes pendus auraient pu être prises n’importe quand et n’importe où. C’est précisément cette terrible absence de spécificité, cette dimension paradigmatique qui les rend d’abord intéressantes. Mais quand on connaît les conditions précises de leur production, elles le deviennent encore bien davantage. Pour la première fois en Libye, les progrès de la technique photographique conduisent une nation en guerre à maîtriser sa communication. On assiste donc là à la naissance d’un problème qui n’a cessé de se poser depuis.
Vous soulignez que le danger de consacrer un livre à ces photos est celui de « l’esthétisation » de la violence et de l’horreur, de « tirer quelque profit » des cadavres de Libyens photographiés par Chérau. Votre point de vue sur ces photos est indissociablement esthétique, moral et politique. Est-ce qu’il s’agit d’un point de vue que vous adoptez, chacun, dans votre travail d’écrivain ?
Jérôme Ferrari : Il m’est difficile de répondre à cette question au niveau purement théorique. Je ne crois pas qu’il soit possible de s’imposer a priori des contraintes ou des partis-pris qui vaillent comme règles. Pour moi, la question s’est posée très concrètement pendant que j’écrivais mon roman consacré à la bataille d’Alger. Mes personnages sont des tortionnaires et je savais, en décrivant des scènes de torture, que je m’exposais au risque de l’obscénité, et même de la pire forme d’obscénité, celle qui prend la posture de la dénonciation vertueuse. En même temps, il était impossible d’échapper à la nécessité de ces descriptions. On peut très bien identifier le piège et s’y laisser prendre quand même, c’est très compliqué, d’autant plus que l’hyperbole, le lyrisme, la litote et la pudeur ostensible peuvent s’avérer également répugnants. C’est évidemment un problème à la fois esthétique et moral. Il n’y a pas de bonne solution. Ce que j’ai essayé de faire, précisément parce que j’avais conscience des enjeux moraux, est de ne jamais m’installer dans une position moraliste.
Oliver Rohe : Sauf à s’y vautrer avec une jouissance coupable, il me paraît impossible de traiter de la violence sans se confronter aux problèmes qu’elle soulève nécessairement. C’est par elle que la littérature, la morale et la politique entrent en crise, puisqu’elle pose chaque fois la question du dicible. La violence contraint ces trois domaines à s’examiner ensemble, à se redéfinir l’un par rapport à l’autre, à délimiter leurs territoires respectifs et communs. En ce sens, un livre doit toujours porter sinon une proposition, du moins une interrogation morale, et non pas servir, bien sûr, de fable à une morale instituée. Dès lors que je cherche dans mes livres les moyens adéquats de montrer la guerre civile en tant qu’expérience du quotidien, je dois sans cesse, parfois à l’intérieur d’un même texte, évaluer ce que je peux dire d’elle, selon quels dispositifs, avec quelle langue, pour quelle portée. Le seul parti-pris auquel je me conforme est de lutter du mieux que je peux contre le risque de la complaisance, c’est-à-dire d’essayer de trouver la bonne distance entre l’aimantation et la répulsion que suscite la violence. Mais c’est sans doute un vœu abstrait plus qu’une prescription concrète qu’il me suffirait de suivre. La distance, quand c’est la bonne, varie de livre en livre. Il n’y a pas une éthique d’écriture prête à l’emploi, un sens politique assigné à un texte qui n’existe pas encore.
Dans A fendre le cœur le plus dur, vous affirmez l’idée que la violence présente dans ces photographies ne peut être abstraite d’un ensemble social et politique et c’est cet ensemble que vous explorez. Vous regardez ces photos comme des signes à analyser en rapport avec un monde qu’elles impliquent et permettent de mettre au jour. Donc, vous essayez de déborder un récit premier, évident et en un sens paralysant, pour développer un autre récit révélateur de ce que l’image implique mais cache au premier abord, un récit qui donne à l’histoire et à la politique toute leur place. Comment avez-vous concrètement procédé pour l’analyse de ces photos et l’écriture de ce récit « second » ?
Oliver Rohe : Penser l’épouvante suscitée par les images n’a été possible, pour ce me concerne, qu’avec le travail d’écriture. C’est en fuyant le regard subjugué dans le langage écrit que les significations dissimulées mais présentes des images de Chérau me sont peu à peu apparues, qu’il m’a été possible de leur formuler un sens. J’avais pour conduire cette réflexion tout le temps à l’esprit la phrase de Brecht récusant la prétention de la photographie au réalisme, et reprise par Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie, affirmant qu’une « photographie des usines Krupp ou AEG ne révèle presque rien de ces institutions (…). Il faut donc construire quelque chose d’artificiel, de fabriqué ». Mais à travers ses lacunes mêmes, la photographie indique à son insu, contient négativement un plan plus étendu et ramifié que ce qu’elle s’efforce de représenter, un plan que la parole critique, l’écriture, a pour charge de constituer. L’écriture ne congédie pas l’image pour toujours, le dialogue entre les deux n’est jamais suspendu et doit au contraire rester permanent. L’écriture dévoile des pans de l’image qui en retour précisent l’écriture, etc. Ce rapport dialectique est d’autant plus passionnant et nécessaire que le canevas qu’il faut mettre au jour varie dans le temps et dans l’espace. Nous ne décelons évidemment pas la même chose dans une photographie aujourd’hui qu’en 1911, ici que dans le monde arabe. L’attitude devant l’image révèle donc les différences culturelles fondamentales, pas l’étanchéité des cultures ni leur autarcie, simplement la différence depuis laquelle émergent les conditions de l’échange ou de la confrontation. Et Hans Belting, par exemple, m’a sur ce sujet-là beaucoup nourri. Contester cette pluralité en imposant à l’Autre qu’il accepte l’image produite par nous et l’interprète dans le sens que nous lui reconnaissons est en soi une première violence. Cela reviendrait, dans l’hypothèse où ils y auraient eu accès, à exiger des Libyens de 1911 qu’ils regardent les photographies de la pendaison non pas comme une expression barbare de la domination coloniale, ou peut-être tout autre chose encore, mais uniquement comme la punition normale et civilisée d’un acte contraire à la Loi. Ce détour pour dire que la démarche était de défaire le récit tramé dans les images de Chérau par le rappel des habitudes culturelles, du savoir et des conditions techniques qui ont pu gouverner son regard, dont il pouvait après tout s’affranchir, par la prise en compte aussi de ceux auxquels lui-même ne fait presque aucune place, ceux dont le regard est nié.
Jérôme Ferrari : Oliver et moi avons beaucoup discuté, pendant des mois, avant même d’être certains que nous pourrions écrire une seule ligne sensée sur ces images. Il me semble que c’est devenu possible quand nous avons compris qu’une réflexion sur la spontanéité de nos réactions – la fascination, l’effroi, la gêne – ferait un point de départ acceptable et que cela nous permettrait précisément de les dépasser, sans les oublier ou les nier car il ne s’agissait pas non plus de nous abriter dans l’abstraction froide d’un pur exercice d’analyse. La photographie a toujours été pour moi une source intarissable d’émotions – surtout la photographie d’archive ou de reportage. Il me semble que, dans tous mes romans, une photo joue un rôle central. Il y a là quelque chose qui concerne notre rapport au temps, notamment, quelque chose de fondamental. Seule la photographie rend ainsi visibles l’absence, l’éphémère, la caducité. Dans Qu’est-ce que la philosophie ? Deleuze et Guattari écrivent que toute œuvre d’art est, en droit, éternelle. Ils ont raison. Et la photographie m’intéresse donc dans la mesure et au moment où elle cesse d’être une œuvre d’art.
Est-ce que cette démarche que j’évoquais pourrait caractériser, de manière générale, votre travail d’écrivain ?
Oliver Rohe : Cette façon de lire et d’analyser la photographie de Chérau peut rejoindre par certains aspects le travail du roman, dans la mesure où l’écriture littéraire vise elle aussi à trahir ce qui nous est donné à voir — les représentations admises, immédiates, les significations et les formes incontestées, les morales établies — pour mieux rendre compte du monde – et ce projet n’a rien à faire avec le réalisme –, d’une manière en tout cas plus singulière, qui lui ajouterait une complexité nouvelle, des rapports et des liens nouveaux, plutôt que de simplement le conforter.
Si votre livre se présente comme un exercice du regard, comme un essai pour rendre possible une nouvelle relation à l’image, il correspond aussi à la volonté de mettre en évidence certains processus qui transforment la photographie en moyen de propagande. D’une part, est-ce que c’est aussi cela qui vous intéresse dans ces photographies de Chérau, le fait qu’elles marquent la naissance de l’utilisation de la photographie comme moyen de propagande, avec une esthétique propre ? D’autre part, concevez-vous l’écriture comme un moyen de s’opposer à une esthétique de la propagande et qu’est-ce cela impliquerait dans votre écriture ?
Jérôme Ferrari : Je ne suis pas certain qu’on puisse parler d’une esthétique de la propagande – des codes, sans doute, des procédés, qui ne sont pas exactement esthétiques. Au sens où j’entends le terme esthétique, il n’est pas compatible avec la propagande puisqu’il suppose un certain type de finalité autonome. On peut très bien imaginer que la beauté ou la composition soient mises au service de la propagande mais alors elles perdent leur fonction esthétique. Ce qui m’intéresse, c’est que, sauf dans les cas de falsification manifeste, une photographie montre toujours quelque chose du réel, quelque chose qui persiste et qui survit aux intentions de l’auteur jusqu’à, parfois, les trahir. Mes discussions avec Oliver m’ont fait prendre conscience que les photos de pendaison, en Lybie, en Arménie, en Pologne, aux États-Unis, n’ont jamais, absolument jamais, été prises dans l’intention de dénoncer un crime. Le photographe est toujours du côté du bourreau quand il n’est pas un bourreau lui-même. Mais l’objectivité de la photo est telle que l’intention qui a présidé à sa réalisation finit par s’en trouver réfutée – raison pour laquelle il est infiniment plus prudent de ne pas produire d’images. Elles ne disent rien. Elles se tiennent en-deçà de tout discours et cette position les rend tout à la fois extrêmement dociles – on peut leur faire dire ce qu’on veut – et extrêmement résistantes – elles ne se réduisent pas à ce qu’on veut leur faire dire. Le rapport de l’écriture romanesque à la propagande est très différent parce qu’on a affaire-là à deux pratiques du discours. Leur opposition ne relève pas, à mon sens, d’une volonté qui serait celle du romancier parce qu’une telle volonté serait inutile. La fiction littéraire est un art de la complexité et cela suffit parce que la propagande ne peut survivre que dans la simplicité des grosses oppositions binaires, des dichotomies confortables.
Oliver Rohe : Chérau n’avait probablement pas l’intention ni la conscience de réaliser une œuvre de propagande, au contraire de ses commanditaires, mais il est le relai, le circuit de diffusion de cette propagande qui le traverse, l’imprègne, s’écoule partout dans ses images. L’assentiment à la guerre, puisque c’est à cela qu’elle s’emploie, passe en priorité par la construction de la figure de l’ennemi, qui doit toujours apparaître comme étranger et lointain, par la couleur, la religion, la culture, les valeurs, etc. Entrer en guerre contre le familier, le semblable, c’est un autre genre de guerre, civile, mais qui fonctionne après tout sur ce même ressort de défamiliarisation du semblable. Le seul fait d’exhiber les Libyens en créatures exotiques — et ils le sont inévitablement, aux yeux de Chérau, ils ne le sont pas, bien sûr, à leurs propres yeux, les voilà donc déjà dépossédés de leur image —, des êtres tantôt cachés dans leur habit bédouin folklorique, femmes et hommes compris, tantôt capturés et pendus sur la place du marché, cette présentation est en soi un acte de propagande. L’image fabriquée par Chérau sur le terrain et regardée dans les journaux européens fait apparaître le Libyen pourtant chez lui en étranger. L’élément déterminant, car il désigne le lieu du pouvoir, c’est donc bien sûr le point de vue : qui prend la photo, c’est-à-dire dans quel rapport de forces s’inscrit-il, quel sujet photographier, à quelle distance ou quelle hauteur opérer. Là débute la propagande, par l’appropriation du point de vue. Depuis qu’ils sont photographiés et filmés, tous les conflits sans exception sont aussi, sinon d’abord, des courses et des luttes pour la détention exclusive du point de vue, pour le monopole sur la production des images. Montrer ce point de vue pour ce qu’il est, à savoir un simple choix au détriment d’une infinité d’autres, est le premier geste critique. C’est la condition essentielle. Le reste vient ensuite plus facilement, les procédés, les outils, les coutures de la narration que ce point de vue sert, à dessein ou non, se montrent alors dans leur nudité. Si nous oublions un instant que les images de la première guerre d’Irak sont fournies par l’armée américaine nous avons peu de chance de comprendre que le récit qu’elle répand est de propagande. Dans un conflit il n’y a pas de propagande réussie ni de victoire politique sur l’ennemi qui ne passerait pas par la maîtrise absolue du point de vue, par la souveraineté sur le récit. S’il y en a deux, la propagande est déjà entravée, elle est en guerre contre une autre propagande. Pour ce qui est de la littérature, je veux dire du roman ou du récit, non d’un essai comme A fendre le cœur, je ne sais pas s’il serait judicieux de lui attribuer un rôle quelconque en fonction de la propagande, d’où qu’elle vienne. De laisser donc à celle-ci le loisir de dicter la mission de la littérature et circonscrire son champ d’investigation. Elle doit être plus libre. Cela ne l’empêche pas d’être réfractaire à tout pouvoir, de rendre la propagande ou même la réalité elle-même impossible, par ce qu’elle propose et invente en propre.
Votre livre montre aussi certaines dimensions du colonialisme, en particulier la façon dont les photographies de Chéreau imposent un récit du colonialisme mais aussi construisent une représentation du colonisé…
Jérôme Ferrari : Chérau témoigne d’un sens du cliché tout à fait remarquable, même chez un homme de son temps. Dès qu’il met les pieds en Italie, il vit dans un monde intensément exotique et donne le sentiment de traverser une immense scène d’opérette sur laquelle s’agitent des autochtones on ne peut plus typiques. A son arrivée en Afrique, son extase exotique ne connaît plus de bornes. Cette heureuse disposition d’esprit est parfaitement adaptée à la construction d’une figure de l’indigène conforme aux exigences du colonialisme – un être de pulsions, à la fois sauvage et séduisant, indolent et dangereux, irréductiblement et délicieusement étranger.
Oliver Rohe : La figure du colonisé est celle dont j’ai fait mention plus haut, de l’étranger et du lointain, de l’exotique qu’il faut discipliner et civiliser, plus encore quand il fait usage de violence pour se défendre – et que cette violence soit parfois moche, insoutenable, nul ne peut en douter. Or, comme il ne peut que se défendre, le voilà endossant l’image de l’Autre exotique et violent. Le récit du colonialisme est à proprement parler absent, pour la raison qu’il ne montre pas la violence première de l’appropriation coloniale, du point de vue de ceux qui la subissent. Il ne rapporte que les violences visibles, éclatantes, qui jaillissent en réaction à la conquête. L’objectif est de toujours exhiber la violence du colonisé et de la présenter invariablement comme nue, spontanée, sauvage, de lui dénier par conséquent toute motivation et tout horizon politique. La violence du colonisé cesse d’être un instrument subordonné à des objectifs stratégiques et tactiques pour devenir pure nature, caractère, patrimoine biologique. Si nous examinons la narration telle que définie par le point de vue du colon, de l’armée italienne, le processus interminable de la colonisation — la bataille, la conquête, les exactions, l’expropriation, les déplacements de population, la laideur de la domination quotidienne, la résistance rencontrée en retour, le jeu politique avec les autres puissances, la diversité des opinions internes devant la guerre coloniale, etc. — tout cela est ici absent à l’image, parce que ce récit vise à remplacer la brutalité multiple et inacceptable de l’appropriation par une narration strictement juridique, une fiction pénale qu’on peut résumer en une phrase : par ses agissements l’indigène contrevient à la Loi et mérite d’être châtié. La pendaison, du moment qu’elle est publique et aspire à servir d’exemple, fabrique du droit. Elle proscrit des comportements, dresse des interdits. Dans tous les cas, ce qui se dérobe à l’image, c’est la réalité, soit le processus de colonisation lui-même.
En lisant A fendre le cœur le plus dur on ne peut pas ne pas faire de rapprochement avec aujourd’hui, ce à quoi vous incitez par certaines correspondances ou certaines références. Votre livre est aussi un livre politique concernant le présent. Vous soulignez par exemple comment le colonisé libyen est à la fois effacé, presque inexistant, et créé en tant qu’être animal, pulsionnel, dangereux. Est-ce que ces représentations n’ont pas perduré jusqu’à aujourd’hui, influant sur les perceptions communes ?
Oliver Rohe : Oui, l’ennemi se construit entre autres selon ce modèle immuable de l’être pulsionnel, opaque et toujours violent. Ou de son avers : l’être machiavélique qui tire toutes les ficelles, l’homme du calcul. S’il est l’égal et le semblable, il cesse d’incarner l’ennemi. Il faut qu’il soit privé des qualités et des attributs qui sont les nôtres. Ce mécanisme s’observe dans la politique intérieure actuelle. La figure de l’ennemi du dedans — les immigrés, les Roms, les marginaux, les classes dangereuses qu’on appelle aujourd’hui populations dangereuses, de façon à bien détacher cette dangerosité supposée de sa raison sociale, etc. —, cet ennemi s’élabore à partir d’un écart parfois réel, par exemple de situation sociale ou d’origine géographique, converti toutefois en une étrangeté radicale et inassimilable, suspectée d’hostilité envers une norme, des valeurs, qu’elle chercherait à dénaturer. Beaucoup de reportages écrits et surtout télévisés – pas tous, loin de là – consacrés à la banlieue en France, aux camps de Roms, aux migrants, etc. obéissent, me semble-t-il, à cette logique. Je ne dis là rien de très nouveau.
Jérôme Ferrari : Je suis certain que ces représentations ont perduré. Je crois que la photographie du petit garçon noyé sur une plage turque a suscité une telle émotion justement parce qu’elle les a fait voler en éclats. Rien d’exotique chez ce petit garçon. Il devenait possible de s’identifier à ce qui, auparavant, était perçu comme radicalement étrange. Bien entendu, comme tout ce qui est lié uniquement à l’émotion, ça n’a pas duré et les « migrants » – terme auquel je mets des guillemets qui n’indiquent que ma répugnance pour ce terme – sont vite redevenus une horde de sauvages avides d’allocations et de sang français. Les représentations sont bien utiles. En ce moment-même, elles nous épargnent la tâche douloureuse de concevoir, par exemple, le salafisme comme étant, aussi, un problème français, n’ayant rien à voir avec l’afflux de migrants. Parce que la France, bien sûr, ce n’est pas ça. C’est Doisneau, le petit vin blanc, l’insouciante infidélité. Le fait que ce tableau idyllique n’ait aucun rapport avec la réalité n’a pas d’importance. On ne produit pas de clichés sur les autres sans en produire sur soi-même.
Vous mettez également en évidence que la logique coloniale telle qu’elle apparaît à travers les photographies de Chérau conduit à transformer l’acte de résistance en crime. Cette logique me semble aujourd’hui généralisée, être devenue un instrument de l’ordre politique non seulement en France mais dans la politique internationale. On le voit en France avec la façon dont les populations qui fuient les guerres et les violences et immigrent en France ou ailleurs en Europe sont d’abord criminalisées. On le voit dans la façon dont les Palestiniens sont d’abord criminalisés. Ou dans la façon dont, ici ou là, telle population subissant une violence politique la subit d’autant plus qu’elle est présentée comme dangereuse, meurtrière, perturbatrice, etc. Ou encore dans les conflits sociaux, lorsque les ouvriers licenciés ou en grève sont montrés comme des criminels, des arracheurs de chemises. Faire de la victime un criminel… ou un être invisible. En lisant votre livre, j’ai pensé à l’Irak et à la façon dont les Irakiens ont été effacés de l’image. Ce qui me frappe, par exemple, c’est qu’existent sur YouTube des vidéos de soldats américains qui reviennent de la guerre, qui retrouvent leur famille, leurs enfants, leurs chiens, mais qu’il n’en existe aucune équivalente concernant des combattants irakiens, encore moins, évidemment, des prisonniers. Ce qui m’a fait aussi penser aux analyses développées par Judith Butler dans Ce qui fait une vie… Une autre chose à laquelle j’ai pensé en vous lisant concerne la fiction. Est-ce que vous n’êtes pas aussi intéressés, en tant qu’écrivains, par la façon dont Chérau, par ses photos, construit une fiction, un récit non pas seulement fictif mais fictionnel de ce qu’il trouve en Libye ?
Oliver Rohe : La narration qu’il met en place ne lui apparaît pas comme une fiction, puisqu’il croit relater, le plus fidèlement possible, une situation qu’il côtoie de près. Aujourd’hui, avec le recul, nous pouvons conclure à une sorte de fiction, mais en leur temps déjà d’autres photographes et d’autres journalistes, en France ou ailleurs, avaient dénoncé cette propagande italienne dont Chérau était l’un des instruments. Le regard porté en Europe sur la guerre de Libye — ou plus tard d’Algérie, d’Irak, d’Afghanistan, de Libye, etc. — n’était donc pas du tout uniforme mais plutôt varié, conflictuel. Je ne doute pas de la sincérité du regard de Chérau, de son témoignage. Il ne mentait pas, il ne racontait pas ce qu’il n’aurait pas voulu raconter. Il a fermé l’œil à certains moments, par négligence ou cécité volontaire, mais son récit est un récit honnête, conforme à ce qu’il a vu ou décidé de voir. D’autant que sa vision évolue au cours de son séjour en Libye, qu’il est lui-même ébranlé par les événements. Il déchante. En tout cas rien n’est falsifié dans son reportage. Sinon ce serait trop simple, et assez inefficace du point de vue de la propagande. Il y a quelque chose, dans ces images et à l’évidence dans toute image, qui se soustrait à la volonté de leur auteur, quelque chose qui trahit, qui laisse présager et parfois même énonce déjà un récit parallèle ou contraire à celui qu’elles organisent. Ce phénomène vaut pour les textes que nous écrivons, pour tous les systèmes de signes ouverts à l’interprétation, et il est heureux.
Jérôme Ferrari : Je crois aussi en la sincérité de Chérau. Comme je l’ai dit, c’est un homme qui perçoit assez facilement le monde sous forme de clichés et s’inscrit donc presque spontanément dans une démarche de propagande. Il n’imagine pas un instant que son regard est partiel. Et il est effectivement transformé par son séjour en Libye. Je crains parfois qu’il pleure seulement la fin de ses rêves d’orient.
Jérôme a déjà répondu tout à l’heure à cette question mais toi, Oliver, est-ce que tu as un rapport particulier à la photographie ou à des photographes, et est-ce que tu t’y rapportes, en tout cas parfois, pour écrire ?
Oliver Rohe : J’ai un rapport utilitaire à la photographie, surtout de presse. Elle peut déclencher et alimenter l’écriture d’un texte de fiction, ou lui servir de modèle documentaire, au même titre qu’une image mentale — laquelle est forcément nourrie de toutes les photographies, peintures, etc. dont mon regard s’est déjà abreuvé. Mais c’est surtout en leur qualité de fragments d’événements historiques passés qu’elles m’intéressent beaucoup. Par événements historiques, j’entends d’abord la guerre civile libanaise qui forme mon matériau d’écriture principal. Les photographies de cette guerre sont des réserves de témoignages, de scènes et de récits qui viennent en quelque sorte pallier à la fois les insuffisances de ma mémoire et la partialité de mon expérience personnelle. C’est une présence hétérogène inespérée dans l’écriture, qui m’aide à restituer cette guerre à sa dimension collective.
Y a-t-il des œuvres récentes qui croiseraient vos préoccupations dans A fendre le cœur le plus dur et dont vous souhaiteriez dire quelque chose ?
Jérôme Ferrari : J’ai lu récemment, Ceux du nord, un recueil dans lequel Patrick Chauvel présente le travail de photographes nord-coréens effectué à un moment où lui-même suivait l’armée américaine. La question de la propagande y est abordée dans une perspective passionnante et tout à fait nouvelle pour moi. Et c’est la première fois que je ne juge pas obscènes des photographies de guerre qui témoignent pourtant d’un souci esthétique permanent.
Jérôme Ferrari, Oliver Rohe, A fendre le cœur le plus dur, avec une Postface de Pierre Schill, éditions Inculte (2015), disponible en livre numérique sur cette page, 9 € 99