Le grand entretien : Vincent Message (Défaite des maîtres et possesseurs)

Vincent Message © Astrid di Crollalanza / éditions du Seuil

« Un jour, entre les hommes et nous qui sommes stellaires, il y a eu rencontre » : il est difficile de parler en quelques phrases du magnifique second roman de Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs sinon via cette phrase, présente deux fois dans le cours du livre, mettant l’accent sur sa dimension de fable.

Et fable, cette Défaite l’est, même si les animaux qui en partie la composent n’ont pas la place qui leur est traditionnellement réservée ; même si le livre tend aussi vers la dystopie ; même si son intrigue ne peut être résumée en quelques traits (c’est le cas de tous les grands romans), pour ne pas mettre à mal sa montée en puissance, ce crescendo vers la révélation d’une inconnue qui porte la lecture comme son sens. Disons simplement que dans un futur proche, dans un monde qui n’est plus tout à fait le nôtre, qui serait celui que nos erreurs et aveuglements ont construit, Iris, « sans papiers », attend de pouvoir être opérée, après un accident. Malo Claeyes tente tout pour régulariser sa situation, alors même que leur vie commune relève de l’interdit, de la clandestinité, que Malo a « transgressé la loi de séparation » entre deux « catégories d’êtres ».

« Avant que nous n’arrivions, les hommes avaient parcouru cette planète en tous sens et avaient partout laissé leurs empreintes, même dans les territoires les plus sauvages et à première vue les plus difficiles à domestiquer. Les silhouettes élancées des phares s’accrochaient vaille que vaille sur les rochers de tempête. Une main reconstruisait le cairn éboulé, là-haut, sur les sommets où la neige ne fond pas. Certains d’entre eux s’interrogeaient sur ce que signifiait ce désir d’omniprésence, en manifestaient de l’inquiétude, mais dans l’ensemble cela leur allait bien : c’est une espèce de bâtisseurs ; ils aiment laisser des traces, et supportent même mal à vrai dire qu’elles s’effacent dans l’usure des années et dans le vent en discorde.
Nous les avions observés quelque temps sans nous mêler à eux. Il était inutile qu’ils soient au courant de notre présence tant que nous n’avions pas pris de décision un peu ferme. Fallait-il s’établir ? » (Début du chapitre 2, p. 33)

L’espèce des bâtisseurs, de ceux qui nomment pour mieux posséder, est désormais dominée. Ce pourrait être l’apocalypse, c’est pire : une défaite, l’humanité vaincue pour n’avoir pas su s’adapter aux changements démographiques et climatiques, aux enjeux de la planète, d’en avoir fait « l’invisible, le lointain », « un inconscient où peut être commodément refoulé tout ce que l’on n’a pas envie de garder en tête ou sous les yeux ».

Le roman est cette forme à même de dire le refoulé comme de penser le devenir, de se confronter à une altérité  radicale, de remettre en question nos définitions acquises du pouvoir, de la violence, de l’humanité ; il est, quand Vincent Message le modèle, la forme de l’anticipation, dans son sens narratif comme éthique et philosophique. Défaite des maîtres et possesseurs est un livre âpre et nécessaire, d’une rare puissance. Rencontre avec son auteur.

9782021300147Le titre de ton roman est inspiré, je pense, d’un passage du Discours de la méthode de Descartes — « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » — mais cette maîtrise (par le savoir et la science) est ici défaite, un mot commenté d’ailleurs dans les dernières pages du livre. Peux-tu nous en dire plus sur le choix de ce titre ?

Vincent Message : Je crois qu’il y résonne, d’abord, une note de défi et de fantasme. On aimerait bien qu’ils soient défaits, les maîtres et possesseurs, quand on voit le degré de violence qu’atteint leur domination, et l’étendue des ravages environnementaux et sociaux qu’elle produit. Mais ce titre s’ouvre comme un piège. Car s’il est facile de pointer des responsables au sein des élites socio-économiques mondialisées (je veux dire, facile de les dénoncer, pas de rendre cette dénonciation efficace), il est plus coûteux psychologiquement de s’interroger sur notre part de responsabilité dans l’état de nos sociétés.

Or les maîtres et possesseurs de la nature, plus largement, c’est nous. Ce sont les hommes, tels que, tu le rappelles, les a rêvés Descartes dans le Discours de la méthode. Ce qui amenait cette très belle expression chez Descartes, c’était la Capture d’écran 2016-01-06 à 17.40.56volonté d’une philosophie pratique, rompant avec les aspects plus spéculatifs de la philosophie médiévale, et ouvrant la voie à une connaissance scientifique de la nature qui devait permettre d’améliorer le confort des vies humaines. Nous sommes les héritiers de ce projet. Nous l’avons fait, nous continuons à le faire. Mais ce mouvement, parce qu’il a très longtemps reposé sur une vision incroyablement partielle et biaisée de ce que sont les écosystèmes, se retourne maintenant contre nous. Nous vivons un état d’urgence écologique, et qui ne va pas durer trois mois. Il est devenu permanent.

Le roman part de ce constat et imagine que nous sommes renversés, dessaisis de nos pouvoirs, par une espèce nomade qui vient d’autres régions de l’espace, qui aspire à trouver un abri sur notre terre et se rend compte qu’il est impossible d’y cohabiter avec nous car nous nous y comportons de façon tout à fait irresponsable. Ils se voient donc contraints, pour survivre, de devenir les nouveaux maîtres et possesseurs. Au moment où commence le récit, simplement, le narrateur, Malo Claeys, se met à douter que ses congénères se comportent de façon beaucoup plus raisonnable. Il se demande s’ils ne sont pas en train de reproduire beaucoup de nos grandes erreurs.

Le titre opère ainsi à des niveaux multiples, d’un bout à l’autre du livre. Il y a défaite des maîtres et possesseurs, en un sens, partout où l’aveuglement, la cupidité, l’orgueil que l’on met dans une entreprise se trouvent mis en échec ou mènent à un désastre.

A la page 29, Malo Claeys raconte l’accident dont a été victime Iris, celui qui déclenche en quelque sorte tout le récit, toute l’aventure d’abord rétrospective du livre, et Malo emploie cette expression, évidemment totalement remotivée : « dans le cas d’espèce ». Cela aurait pu être le titre, cas d’espèce ?

Pourquoi pas ! Le roman s’interroge en tout cas sur la manière dont sont tracées les frontières entre les espèces, et dont chaque espèce est traitée. Comment se fait-il qu’il nous paraisse si naturel de nous exempter du lot commun, de nier le continuum qui nous lie aux autres animaux ? Comment se fait-il que nous puissions, en toute bonne conscience, aimer les chiens et tuer les cochons, alors que l’éthologie reconnaît à ces animaux un degré d’intelligence similaire ?

Le lecteur ne comprend que peu à peu, au fil des pages, que le monde dans lequel les personnages évoluent n’est plus tout à fait le nôtre. C’est par détails que l’on perçoit d’abord que tout n’est plus si familier, qu’il y a une inquiétante étrangeté dans ce qui est écrit et narré. C’était important pour toi que le lecteur soit ainsi progressivement dérouté, qu’il perde ses repères donc ses habitudes de pensée ?

Oui. Je voulais d’abord donner des repères, peupler les pensées de Malo des préoccupations qui sont aussi les nôtres, des intonations que nous entendons partout, et n’instiller l’étrangeté que par touches, jusqu’au petit choc que constitue, j’espère, l’ouverture du deuxième chapitre. Quand on veut changer les habitudes de pensée, il faut d’abord en tenir compte, repartir de ces habitudes, ne les déconstruire comme tu le dis que de manière progressive. Si on se situe d’emblée dans de l’étrangeté radicale, on ne s’adresse qu’à ceux qui Capture d’écran 2016-01-07 à 08.36.39se sentent déjà préparés à faire face. L’expérience sensible que propose le livre ne consiste pas à dessiner un monde méconnaissable ou nouveau de fond en comble, mais à n’en modifier que quelques éléments, pour voir précisément ce que cela change. Il n’y a plus d’oiseaux. L’air est à peu près partout aussi irrespirable qu’il l’est aujourd’hui à Delhi ou Pékin. Et puis, last but not least, nous sommes les nouveaux animaux, et donc assujettis, méprisés, massacrés comme beaucoup d’animaux le sont chez nous. Pour le reste, si j’ose dire, c’est le même monde, décrit tel que nous le connaissons, sur un mode en fin de compte foncièrement réaliste.

Ton roman joue avec le genre de l’anticipation ou de l’uchronie (comme Les Veilleurs pouvait jouer des codes du policier). Nous sommes dans un futur sans datation déterminée, de même que l’ancrage géographique demeure volontairement ambigu, dans un à venir de notre planète. Mettre ce futur en récit est bien sûr une manière de nous inviter à regarder le présent autrement. Mais tu ironises aussi, via un personnage sur ces « fictions par lesquelles (les hommes) essayaient d’anticiper, d’exorciser l’angoisse que leur causait l’idée d’une rencontre » avec les habitants d’autres planètes. Désignerais-tu Défaite comme un texte d’anticipation ou plutôt comme une fable, ou d’ailleurs dans leur convergence ?

Dans le mouvement de l’écriture, on se pose peu la question des genres. Malo Claeys voit d’ailleurs dans la volonté de classifier, d’inventer des catégories aux bords rigides, tranchants, une des manies intellectuelles les plus dangereuses des hommes. Si je porte, maintenant, sur le livre un regard rétrospectif, je crois qu’il joue avec les différents codes que tu évoques. Ce n’est certainement pas de la science-fiction, malgré la prémisse extra-terrestre, puisque science et technologie n’y jouent pratiquement aucun rôle. Cela tient dans une certaine mesure du récit d’anticipation – au sens où le roman s’inquiète de notre avenir, et de tout ce qui le compromet –, mais je ne cherche pas à anticiper les conditions réelles d’une rencontre avec une espèce venue d’ailleurs.

On est plus proche, en réalité, de la dystopie (une utopie, mais repeinte aux couleurs de cauchemar qu’a données à ce genre le XXe siècle) ou du conte Capture d’écran 2016-01-07 à 08.38.14philosophique tel qu’il a été pratiqué à l’époque baroque ou à celle des Lumières. Voltaire, dans beaucoup de ses contes, ou Swift dans Les Voyages de Gulliver, racontent tantôt notre monde à travers le regard d’étrangers radicaux qui en décryptent avec étonnement les usages, tantôt la découverte de mondes inconnus que le regard d’un voyageur issu de nos sociétés va éclairer. Quelle que soit la modalité retenue, l’exploration de ces mondes est avant tout destinée à nous permettre de poser en retour un regard plus critique sur le nôtre. Dans Défaite des maîtres et possesseurs, suivant ce principe, les autres fictifs sont avant tout là pour nous révéler les autres réels que sont tous les dominés, tous ceux que l’on maintient au bas de la hiérarchie des êtres, des petites mains du capitalisme aux animaux d’élevage.

51UHcAKCf6L._SX299_BO1,204,203,200_Ton premier (et précédent) roman, Les Veilleurs (2009), travaillait déjà à cette réflexion sur un devenir de la société, voire de l’humanité. On se souvient de cette phrase, empruntée à La Tour du Pin, « Les pays sans légendes seront condamnés à mourir de froid ».
Y-a-t-il pour toi une filiation entre ces deux romans ?
L’un des liens ne serait-il pas cette puissance du roman à inventer des mondes parallèles, via le rêve, le délire ou la fable, pour nous inviter à comprendre et penser notre présent ?

Je ne suis pas le mieux placé pour en juger, mais il me semble que les liens sont nombreux, oui. Dans les deux cas, j’imagine des mondes qui sont de faux jumeaux du nôtre, et qui lui tendent un miroir légèrement déformant. Les Veilleurs, en racontant l’histoire de Nexus, Capture d’écran 2016-01-07 à 08.39.29un homme marginal et rêveur qui commet un crime de rue, essayaient d’interroger la domination écrasante, dans nos sociétés, d’un rationalisme oppressif et étroit, et le peu de place qu’il laisse pour l’imaginaire, le peu de temps qu’il nous laisse pour séjourner dans cet espace mental qui pourtant permet seul de s’approprier d’autres possibles, de réformer la réalité et de ne plus la subir. Dans Défaite des maîtres et possesseurs, c’est la domination aveugle que nous exerçons sur le vivant qui se trouve mise en cause.

Ce sont aussi, comme tu le soulignes, deux romans du présent. Ils ne se retournent pas sur l’histoire du XXe siècle, mais se demandent où le présent nous mène si nous n’y changeons rien, si nous suivons sa pente. Cela passe par une esthétique du détour, par un travail de transposition qui permet de poser les problèmes non pas dans leur inscription actuelle, en les articulant à tout un réel politique et social dont la description fine serait une tâche infinie, mais en les résumant à quelques-uns de leurs traits les plus structurels.

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Je dirais enfin que j’essaye d’y pratiquer une littérature inclusive, c’est-à-dire une littérature vitaliste, gourmande, qui ne se refuse rien. Qui ne fasse pas de l’action et de la réflexion des sœurs ennemies, ou du travail de la langue et de la construction de l’intrigue des ambitions incompatibles. Une littérature qui reconnaît que l’élaboration d’un suspens, d’une tension narrative courant jusque dans les toutes dernières pages, n’est pas une tâche facile ou de peu de valeur, mais l’un des grands plaisirs et l’un des grands défis de la création romanesque. Mais aussi, à l’inverse, que cette forte présence de l’action n’empêche en rien des passages plus réflexifs, plus lents ou plus méditatifs.

C_Romanciers-pluralistes_6535Il me semble difficile de ne pas évoquer, même rapidement, ton essai sur les Romanciers pluralistes (Seuil, 2013) dans lequel, pour le résumer à la hache, tu analyses ces auteurs (Pynchon, Musil, Fuentes, Rushdie, Glissant) qui mettent en récit une multiplicité qui est l’enjeu de nos sociétés, une vie en commun rendue complexe par des conflits de valeur, de représentation.
Et ces écrivains que tu commentes nous donnent des armes pour penser cette multiplicité, dépasser les apories ou les conflits, tenter de les maîtriser.
Dirais-tu que ton travail de romancier s’inscrit dans cette lignée ?

Par sa structure et par sa forme, Défaite des maîtres et possesseurs n’est pas un roman pluraliste. Cela supposerait une multiplicité d’intrigues et de points de vue qui n’est pas présente dans le roman, puisqu’il est porté de bout en bout par le récit de Malo Claeys. Ce que j’essaye d’y donner à voir, ce n’est pas une société menacée par la trop grande diversité des valeurs que des groupes concurrents y expriment, mais une société au contraire mise en danger par son homogénéité, par l’arrogance tranquille des formes de domination qui s’y exercent, par sa faible capacité à se remettre en cause.

Malo Claeys est l’homme du dissensus. À cause de ce qu’il a vu au cours de ses années de travail à l’inspection des élevages et des abattoirs, grâce aussi à sa rencontre avec Iris et à tout ce qu’elle change en lui, il est celui qui commence à dire « nous nous trompons », et à payer cela d’une marginalisation.

Cela étant, la fréquentation au long cours des romanciers que tu cites, tout le travail développé dans cet essai m’ont moi-même transformé en un pluraliste convaincu. Et s’il y a un moment dans le roman où cela apparaît, c’est sans doute lors du débat sur la fin de vie à l’Assemblée, où je cherche à donner la parole à chacun, et y compris aux adversaires de Malo, en mettant en évidence la force et la puissance de leur discours. Car un des traits définitoires de l’esprit pluraliste, c’est bien de parier que la diversité des points de vue est féconde, donc de reconnaître une part de légitimité aux opinions même de gens qu’on tient pour des adversaires idéologiques, de leur donner raison aussi longtemps qu’on le peut avant de marquer à partir de quel point, de quel franchissement de ligne rouge on ne peut plus que leur donner tort.

Au chapitre 4, tu mènes, via l’un des personnages, toute une réflexion sur la fascination de l’espèce humaine pour le fait de « nommer ». Donner des noms à ce que l’on découvre ou voit pour la première fois, à ce que l’on invente ou répertorie. Et le personnage ajoute que cette manie de nommer est une manière d’être « en surplomb de tout le réel », de penser le dominer. Or le roman nomme lui aussi, met en mots et en images. Il y a aussi tout le passage sur la question des langues (la langue comme rapport à l’autre, manière de le comprendre mais aussi de le dominer). Dirais-tu que Défaite des maîtres et possesseurs est travaillé par cette question du langage, pharmakon, entre poison et remède ?

Je n’y avais pas pensé sous cet angle, mais c’est sûrement très juste. La langue en elle-même n’oblige pas à grand-chose. Elle laisse, en tout cas en littérature, des marges de manœuvre très acceptables. Le problème est plutôt celui des mauvaises pentes sur lesquelles ses usages dominants nous placent. Je suis particulièrement critique, de ce point de vue, de l’aspect d’évidence que les substantifs donnent à toute chose. Les mots de « nature » et « culture », par exemple, tels que nous les avons constitués en pôles antagonistes, laissent Capture d’écran 2016-01-07 à 08.41.38penser que ce sont deux domaines de la vie séparés, et que nous pouvons considérer à distance comme si nous n’y appartenions pas. Ou bien le mot « animal », avec ce singulier collectif dont il faut je crois toujours se méfier, et qui crée une homogénéité aberrante, comme si nous devions penser selon les mêmes modalités ce que sont les fourmis, les vaches, les huîtres et les orang-outans.

Souvent, la violence des mots tient à ce qu’ils sont conçus pour masquer la violence du réel. Est-ce que nous sommes conscients que les mots « entrecôte », « gigot », désignent des morceaux de cadavres, les restes inanimés d’êtres intelligents et sensibles que nous faisons tuer en masse pour de brefs moments de plaisir gustatif ? Ils ont été inventés, très nettement, pour consolider ce qu’on appelle en éthique animale la dissonance cognitive, c’est-à-dire l’écart Capture d’écran 2016-01-07 à 08.42.14que nous voulons creuser entre les prédateurs-tueurs que nous sommes en tant qu’espèce et l’image de bons vivants gourmets que nous aimerions avoir en tant qu’individus. Mais s’interroger sur des expressions comme « plan de sauvegarde de l’emploi » ou « coût du travail » révélerait des mécanismes de violence tout à fait similaires.

Dans ce cadre-là, faire parler notre langue humaine à un narrateur qui n’appartient pas à notre espèce et qui vit dans un contexte qui n’est plus historiquement le nôtre permet de redonner aux mots une labilité, un tremblement d’incertitude, et de faire en sorte que le lecteur ne les tienne plus pour acquis. Quand Malo Claeys dit « nous », à qui se réfère-t-il ? Quand il parle de « femme de compagnie », qu’est-ce qu’il entend par là ? À quoi cela ressemble-t-il, ce qu’il écrit, quand il écrit « corps » ou « visage » ?

Défaite des maîtres et possesseurs voit donc l’homme perdre sa domination du vivant et nous invite, nous les humains, à nous penser comme une espèce et comme « monde d’hier » (p. 63). A nous penser à la place d’autres espèces, animales, que nous dominons, ou pensons dominer. Une espèce menacée par sa « gestion » du climat. Tu écris, « il ne leur aurait fallu, au rythme où ils allaient que cent cinquante ou deux cents ans pour rendre la planète inhabitable, engendrer un déclin subit de leur population, et pour finir sans doute se rayer eux-mêmes de la carte ». C’est pour toi l’un des enjeux fondamentaux de notre présent ?

C’est une réflexion indispensable, du moins si nous voulons survivre. Nous sommes en train de rendre le monde invivable à une vitesse inouïe. Le succès de la COP 21 recrée un peu d’espoir à cet égard, mais encore faut-il que les engagements qui y ont été pris se traduisent rapidement en actes. On en parle Capture d’écran 2016-01-07 à 08.42.57encore assez peu, mais la question animale est au centre de cette crise écologique. Nous organisons l’exploitation à mort des animaux. Nous en tuons soixante milliards sur terre, mille milliards dans les mers, chaque année, dans le seul but de nous alimenter. L’élevage est responsable de 14% des émissions de gaz à effets de serre. Nous vivons, aussi, à l’époque de la sixième extinction massive des espèces (la dernière, qui a vu s’éteindre les dinosaures, remonte à soixante-six millions d’années), et notre mise en coupe réglée des écosystèmes de la planète en est largement responsable. C’est une guerre à mort que nous menons partout aux animaux. Si nous ne changeons pas de direction très vite, nous allons vers un monde sans animaux – avec pour conséquence de second tour, parce que nous dépendons tout comme eux de l’équilibre des écosystèmes et de la biodiversité – soit un monde sans hommes, soit un monde où les hommes ne pourront plus vivre que dans de très mauvaises conditions. Il n’y a pas, si on réfléchit sérieusement à cela, et qu’on arrive à surmonter le vertige inévitable que cette pensée provoque, de question plus importante. Et c’est pour cela que la littérature doit s’y confronter, comme tous les autres domaines de la pensée.

Parmi les questions politiques que soulève ton livre, il y a, et ce dès les premières pages, celle des « sans papiers », à travers la « vie sans papiers » d’Iris. « C’est que ce monde ne plaisante pas avec la question des papiers. Cela fait longtemps qu’être quelqu’un ne suffit plus. Il faut porter sur soi la preuve de qui l’on est, afin de pouvoir montrer en quelques seconde qu’on a le droit d’être où on est » (p. 51-52). Là encore, c’est un enjeu fondamental, pour toi ?

La question ne se pose pas de la même manière pour Iris, pour nos immigrés économiques ou pour les réfugiés qui demandent le droit d’asile. Sans dévoiler trop d’éléments de l’intrigue, on peut dire qu’Iris fait partie d’une sous-espèce à laquelle on ne reconnaît aucun droit, et que c’est le mouvement par lequel elle essaye de quitter cette condition et de s’agréger à une catégorie légèrement plus favorisée qui lui donne ce statut de clandestine.

Capture d’écran 2016-01-07 à 08.46.49Ce qui est sûr, c’est que dans ce monde comme dans le nôtre, il y a des lieux où on ne peut pas vivre. Ceux qui prétendent interdire à d’autres de franchir des frontières leur disent, ni plus ni moins : tu resteras là où le hasard t’a fait naître même si c’est un lieu impossible, même si cela te condamne au malheur, à la torture ou à la mort. Interdire de franchir les frontières, refuser d’accueillir, on ne peut pas se voiler la face : c’est très souvent une manière pudique de condamner à mort.

La réflexion centrale du livre est sans doute celle de l’humain. Ce qui fonde la spécificité de l’espèce humaine, ce qui fait, peut-être sa force mais ce qui est aussi sa faiblesse (et que l’on tend à grandement oublier). Plusieurs fois il est dit qu’il y a trop d’hommes sur terre, que la nouvelle domination de la planète a été accompagnée d’une « remise à plat de la politique démographique ». C’est là encore une réflexion qu’il nous faut mener ?

La société que met en scène le roman est très sensible à ces questions. Parce que les nouveaux venus savent que l’autorégulation est une condition de la survie à long terme, ils ont créé des lois qui interdisent, au-dessus d’un seuil critique, de donner naissance à plus d’un enfant. C’est la raison pour laquelle Malo et sa femme Saskia ont un fils unique, Yanis, et se mettent à penser qu’accueillir Iris chez eux aura au moins l’avantage de lui faire de la compagnie.

Je connais mal les questions démographiques, mais elles m’intéressent de plus en plus et me paraissent très largement sous-représentées dans le débat public. Il faut dire qu’une réflexion approfondie sur ces problèmes conduirait sans doute les politiques à proposer des mesures encore autrement plus impopulaires que l’austérité ou la flexibilité du marché du travail. Il suffit de voir la difficulté qu’a eu la Chine à imposer la politique de l’enfant unique, le traumatisme causé en Inde par la campagne de stérilisation forcée des années 1970, ou les cris d’orfraie qu’on pousse en France quand il est question de réformer les allocations familiales. Mais justement : c’est quand un discours est difficile à tenir pour un politique, parce qu’il le mettrait structurellement en minorité, que les intellectuels, les artistes, les militants doivent prendre le relais et donner de la voix.

Ta question me ramène à mon admiration pour Lévi-Strauss. Il faisait partie de ces penseurs très attentifs à la démographie. Il répétait souvent qu’il était né, en 1908, dans un monde qui comptait un milliard et demi d’hommes, qu’il allait devenir centenaire dans un monde qui en comptait plus de six milliards, et que cela n’avait plus rien à voir, que cela nécessitait de tout repenser. Dire que nous sommes trop nombreux sur Terre, et que ce n’est pas soutenable, et que c’est cause de dommages qui risquent de s’avérer irréparables, cela me paraît de l’ordre de l’évidence. Nous devons renoncer soit à la croissance démographique, soit aux éléments les plus énergivores de notre mode de vie : les déplacements illimités, la société de consommation, l’alimentation carnée. Nous ne pouvons pas, sans inconséquence gravissime, prétendre ne nous limiter dans aucune de ces directions.

Si l’on creuse un peu, il apparaît vite que ce sont les riches qui polluent le plus, par leur mode de vie, la fréquence de leurs voyages, leurs choix d’alimentation. La pauvreté, à l’inverse, est une sobriété forcée. Le nœud du problème, son ironie tragique, c’est que la condition à laquelle la majorité des gens aspire est simplement, dans l’état actuel des technologies, la condition de gros pollueur. Et ce désir d’aisance ou de mobilité est parfaitement légitime quand il ne tourne pas à la surconsommation névrotique. Pour pouvoir lui donner libre cours, simplement, il ne faut pas être trop nombreux. Quand bien Capture d’écran 2016-01-07 à 08.47.03même, d’ailleurs (et c’est je crois une hypothèse optimiste) la population mondiale se stabiliserait dans les décennies à venir, nous devons apprendre à nous limiter. Ce n’est pas commode à penser, car se limiter est une des choses les moins spontanées, les plus difficiles au monde : cela paraît tout de suite s’apparenter à une négation de la vie qui nous anime. Mais on ne peut pas confier aux seuls progrès technologiques, aux seuls gains d’efficacité énergétique le soin de répondre aux défis du nouveau régime climatique. C’est une manière de se déresponsabiliser, et qui n’est pas à la hauteur de la situation.

La question posée est aussi celle de la révolte, de la contestation d’un ordre que l’on refuse. Léo Ostias mène un combat contre la domination, il œuvre à la « reconquête », via des tags, il veut « écrire et dessiner sur les murs, lancer sur les réseaux des phrases qui se répandent plus vite que les virus », mais la beauté de ces gestes ne change rien. Et tu écris « Quand les symboles restent seuls, ne sont pas suivis d’effets, on se met à comprendre qu’un symbole a de la force mais qu’un pur symbole n’en a pas ». Pourrais-tu commenter et expliciter cette phrase ?

Les hommes s’organisent en effet pour lutter contre la domination dont ils sont victimes. Léo Ostias, qui jouit pourtant, en tant qu’ingénieur, de plus de liberté que les ouvriers de l’usine où il travaille, fait partie de ceux qui cherchent à recruter et à mobiliser. Mais il a le sentiment qu’il n’y a aucun bon moyen d’agir. La critique radicale que les résistants autour de lui peuvent exprimer, en graphant les murs, en écrivant, n’atteint qu’une audience tout à fait marginale. La lutte armée ne leur paraît pas une option, à la fois parce qu’elle est contraire à leurs valeurs et parce qu’elle mènerait à une nouvelle répression. Le pur symbole, c’est celui qui appartient à une logique du geste, celui dont les auteurs, refoulant la logique de l’impact ou de l’efficacité, cherchent à toutes forces à ne pas voir que leur discours n’embraye pas sur le réel.

Est-ce à dire qu’il est, aujourd’hui, une réflexion nécessaire, aussi, sur les moyens de combattre un ordre du monde sans doute obsolète, une manière d’être au monde (en rapport à la planète, aux autres espèces), d’« entrer en résistance » (112) à inventer ?

Je crois, oui. La difficulté, c’est que c’est aussi contre nous-mêmes qu’il nous faut désormais entrer en résistance. Contre notre inertie, contre nos habitudes de pensée, contre nos trop grands appétits. On peut, de prime abord, se sentir impuissants face au désastre écologique. Mais la réalité, c’est que nous avons Capture d’écran 2016-01-07 à 08.48.14du pouvoir. Un pouvoir très restreint, mais un pouvoir tout de même. Nous l’exerçons que nous le voulions ou non, même quand nous avons l’impression de poursuivre seulement notre vie ordinaire. Nos choix individuels ont de grands effets systémiques. Et à partir de là, la question n’est pas de savoir si notre force d’agir suffit, mais dans quelle direction nous voulons l’orienter : vers une continuation de ce présent qui nous mène à la catastrophe, ou vers une réforme radicale de notre façon de produire, de consommer, de répartir les richesses au sein de notre société ?

Dès les premières pages du livre (40-41), tu écris : « l’invisible, le lointain, ils (les hommes) s’en servent comme d’un inconscient où peut être commodément refoulé tout ce qu’on n’a pas envie de garder en tête ou sous les yeux ». Dirais-tu que tu espères de ce roman qu’il nous mette sous les yeux tout ce que nous voudrions refouler, ne pas voir et penser, nous mener à cette réflexion qui est celle de Malo, « ne plus compter au nombre des attentistes, des spectateurs, des trop confiants, mais de grossir le petit nombre des voix qui disent qu’il y a scandale, aberration, horreur, de faire grandir le nombre de ces voix, et de faire en sorte qu’elles s’élèvent, qu’elles soient de plus en plus hautes, de plus en plus fortes » ?

Ce serait là un très grand espoir. On peut mettre ce genre d’espoirs dans des romans, mais il faut s’attendre à ce moment-là à ce qu’ils soient vite déçus. Le roman raconte l’histoire d’une prise de conscience, celle de quelqu’un qui change de point de vue sur la domination, qui se rend compte qu’il ne peut plus se soucier seulement d’acquérir du pouvoir ou de rechercher des plaisirs, Capture d’écran 2016-01-07 à 08.48.52mais qu’il lui faut s’interroger sur les destructions concrètes et irréversibles que les rapports de force en vigueur engendrent. J’y fais le pari d’une certaine frontalité, et c’est en ce sens un livre qui voudrait aussi, très nettement, inciter à l’action, à une réforme de nos conduites. Mais je sais aussi combien c’est difficile. Parmi les lecteurs qui, en lisant ce livre ou d’autres sur le même thème, se sentiront convaincus que la souffrance que nous infligeons aux animaux est horrible, que notre domination sur le vivant est en train de tourner au désastre, que nous ne voudrions pour rien au monde subir ce que nous leur faisons subir, combien changeront ensuite de comportement dans le réel ? Un nombre très faible, sans doute. Un nombre peut-être infime. Mais ce n’est pas grave. Nous sommes dans une situation, je crois, où il ne faut pas se plaindre des limites de nos forces, de notre grande faiblesse, mais tout simplement faire sa part.

Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs, éd. du Seuil, 2016, 297 p., 18 €
Lire ici la critique du livre par Johan Faerber
Le mercredi 13 janvier 2016, rencontre avec Vincent Message à la librairie Charybde (Paris 12e) à 19h30.