Hélène Gaudy : « Les métamorphoses que subit notre monde changent tout notre régime de valeur, et le langage lui-même »

Expédition polaire, 1897, Salomon August Andrée, Nils Strindberg et Knut Fraenkel (illustration de couverture du livre, éditions Actes Sud)

Indubitablement, avec Un Monde sans rivage qui paraît ces jours-ci chez Actes Sud, Hélène Gaudy signe un des grands romans de nos années 10. Dans ce récit épique de l’expédition polaire menée en 1897 par trois Suédois, Hélène Gaudy offre un puissant roman photosensible en engageant une des plus importantes réflexions de notre temps sur le rôle des images dans nos vies. Un monde sans rivage s’impose aussi comme une manière de roman noir de l’écologie, un récit d’avant la fin du monde, de notre monde, du basculement vers sa destruction par autant d’explorations qui ont fini par ôter tout le blanc au blanc du Pôle et aux blancs de toutes les images. Autant de raisons pour Diacritik d’interroger Hélène Gaudy sur ce roman parmi les plus importants de cette rentrée.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau Un monde sans rivage qui raconte l’histoire de l’expédition polaire en 1897 menée par trois Suédois : Salomon August Andrée, Nils Strindberg et Knut Fraenkel qui meurent en cherchant à atteindre en ballon le Pôle Nord. Comment avez-vous découvert l’existence de l’épopée de ces trois explorateurs ? Vous évoquez une date et un lieu, « Copenhague, novembre 2014 » comme prise de « contact » avec cette histoire : comment avez-vous ainsi découvert tout d’abord les photos en noir et blanc de Nils Strinberg de l’expédition dont l’une est visible sur la jaquette du roman et le journal de bord de l’expédition d’Andrée ? Quand avez-vous décidé d’y déployer votre roman ? Qu’est-ce qu’a interrompu cette image en vous ? Qu’est-ce qui, dans ces images, semblait déclencher le récit ?

J’ai découvert ces images au musée Louisiana de Copenhague, dans une exposition qui mêlait art contemporain et documents historiques et scientifiques sur le thème de l’Arctique. Le contexte est important parce que la richesse de cette exposition, ce mélange des approches et des médiums, m’a donné une impulsion qui a guidé tout le roman — que j’ai voulu, de la même manière, composite, faisant du document une matière sensible, onirique.

Posés sur une table lumineuse, les négatifs agrandis de Strindberg, avec leur clarté et leurs zones d’ombre, avaient une sorte de rayonnement, une matérialité étrange rappelant les projections des lanternes magiques. Sur certaines images, on ne voyait presque rien, mais des hommes s’étaient tenus devant l’appareil : ces photographies étaient la trace des corps qui y étaient devenus invisibles, comme celle, matérielle, du paysage, puisque les négatifs avaient passé plus de 30 ans dans la glace qui leur avait imprimé sa marque.

Sur les images plus nettes, les silhouettes et les visages avaient vraiment quelque chose d’une apparition, rendue plus fulgurante encore par le voisinage de toutes les images illisibles.

J’ai tout de suite eu l’idée d’un livre à partir de ces photographies, avant même de sortir du musée. Elles catalysaient presque toutes les préoccupations qui me poussent à écrire : la question de l’effacement, de la disparition, le rapport à l’image et au paysage, l’excitation enfantine de l’énigme — le mystère jamais élucidé de leur disparition.

Ce qui déclenche pour moi un livre, c’est souvent la rencontre d’un lieu et d’une image. Le lieu, ici, c’est à la fois une géographie et un temps lointain : l’Arctique comme la fin du XIXe siècle. Je sentais que s’y jouait quelque chose qui me concernait, qui concernait aussi notre époque, qui résonnait avec elle. Ces images étaient une porte d’entrée sur ce lieu comme sur ce passé, une porte entrouverte, une échappée suffisamment parcellaire pour susciter du désir.

Pour en venir sans attendre au cœur de votre démarche, votre récit raconte donc l’histoire de ces trois hommes depuis les diverses photographies ou autres négatifs qui sont parvenus jusqu’à nous. Sans détours, vous notez votre travail sur les images même pour dessiner à terme ce qu’il faudrait peut-être nommer un roman photosensible, puisant sa trame narrative depuis les photos. Cependant, loin d’être une quelconque illustration narrative des clichés des explorateurs, vous œuvrez à un récit où chaque image se tient comme une zone d’énigme, exhibe ce que vous nommez vous-même des « béances », des « manques » ou encore des « zones blanches ».
En quoi pour vous ces béances des images autorisent-elles à l’écriture ? Est-ce là que ce que vous nommez par ailleurs ce qui « reste à inventer » peut prendre son essor et autoriser au roman ?

Les images de l’expédition comportaient suffisamment de pleins — l’histoire folle dont elles étaient la trace, les hommes qui l’avaient vécue et racontée — et suffisamment de vides pour que l’écriture s’y glisse. Il faut les deux : des motifs forts sur lesquels s’appuyer et des béances à investir. Tout ce qu’on ne voyait plus restait à inventer pour créer un récit en pointillés, qui s’accroche au visible pour creuser dans le noir. Les manques de l’image sont ce qui permet qu’une autre voix s’y confronte, que l’écriture se fasse une place.

Je viens de lire, dans un livre sur les plantes, qu’on dit qu’un botaniste « invente » des espèces alors qu’en réalité, il ne fait que les découvrir, les élire parmi la masse du vivant dans laquelle elles étaient prises, les mettre en lumière. Plus les plantes répertoriées sont nombreuses, plus celles qui restent deviennent visibles, sortent du noir, jusqu’à ce qu’on puisse les nommer à leur tour. C’est assez proche, pour moi, du travail d’écriture. Je n’ai pas l’impression d’inventer mais d’exhumer, de la même manière, des motifs, des détails, et, en les confrontant, de révéler, peu à peu, ce qui se tient dans la marge. Chercher le hors-champ de l’image, ce qui s’est passé juste avant, juste après la prise de vue, ce qu’elle montre et surtout, ce qu’elle cache. Pour reprendre la métaphore botanique, c’est l’arbre qui cache la forêt. Et ce qui m’intéresse, c’est surtout la forêt !

Ce qui est par ailleurs se fait remarquable dans Un monde sans rivage est la manière dont se dessine une poétique de l’image qui n’appartient qu’à vous. A rebours de ce que pratique Eric Vuillard notamment pour ne citer que lui, vous paraissez appréhender la photographie et plus largement les images comme autant de contre-images. Autant d’images que l’on trouve et qui, le temps du récit, vont essayer d’en faire oublier d’autres. Diriez-vous que ce double mouvement préside à votre écriture ?
Vous parlez à ce même propos d’« ouvrir en deux un regard » : est-ce pour vous la condition même de la littérature qui interroge comme vous le faites les images ? En quoi Un monde sans rivage ouvre en deux le regard ?

En écrivant mon livre précédent, Une île, une forteresse, sur la ville de Terezín, qui avait été un camp de concentration et le lieu de tournage d’un film de propagande nazie, j’avais été frappée par le fait que des images y recouvraient en permanence d’autres images, qu’on continuait, dans cette ville, à tourner des films comme pour effacer les images précédentes. Bien sûr, dans ce cas précis, le contexte et les enjeux étaient très différents, mais j’ai souvent cette impression que chaque image en abrite une autre, plus secrète, plus obscure, qu’on ne peut révéler que par l’écriture.

Ici, les photographies sont d’abord un échec. Les explorateurs voulaient prendre des vues aériennes de la banquise depuis leur ballon pour cartographier les zones blanches mais, puisqu’ils tombent du ciel, les images qu’ils prennent montrent au contraire la manière dont ils vont tenter de survivre au ras du sol. Trente-trois ans plus tard, quand les négatifs vont être retrouvés et miraculeusement développés, les images montreront encore autre chose : les marques du froid, du temps, du paysage, de tout ce qui a eu raison des hommes qui les ont prises. Ici, ouvrir en deux le regard, c’est peut-être explorer cette brèche qui invalide la dimension héroïque des images — en échappant à leur visée initiale, elles deviennent plus touchantes, plus humaines. C’est voir, simultanément, un rêve et son anéantissement, qui pourtant n’invalide en rien le rêve : pendant les trois mois où ils marchent, tout cela cohabite.

De manière générale, j’ai l’impression que l’écriture, pour moi, se glisse souvent « entre deux ». Le titre du très beau livre de Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, me revient sans cesse, comme le désir d’explorer cette faille, ce creux, ce « rien ». Les deux pieds sur la terre ferme, on regarde l’eau qui coule, et c’est cette eau qui passe, sa profondeur, son flux, que l’on tente de sonder.

Votre réflexion sur l’image s’interroge également vivement sur la fonction testimoniale de ces photos qui restent après l’échec de l’expédition. Loin de devoir être uniquement considérées comme des témoignages de ce voyage, vous prenez soin d’indiquer que ces photos jouent un rôle existentiel pour les trois voyageurs au moment où elles sont prises. Vous dites que, dans ces images, les trois hommes nous regardent les regarder. La photographie vous intéresse-t-elle donc aussi dans ce récit parce qu’elle s’impose pour eux, durant leur voyage, comme une manière de défier et de combattre, même de manière posthume, leur solitude ?

On se doute que, s’ils consacrent jusqu’à la fin autant d’efforts à se montrer fiers, présentables, c’est que quelque chose se joue pour eux, pas seulement au regard de l’avenir mais à même le présent : savoir qu’on sera vu, lu, permet de ne pas se coucher tout de suite, là, sur la banquise.

Ce qui rend les photos et le journal si émouvants, c’est qu’on y lit une sorte de catalogue des raisons de vivre qu’on peut se donner même dans les situations les plus désespérées : prendre — des photos, des échantillons, des bêtes —, inventorier, découvrir, consigner, écrire, penser à ceux qu’on aime, mais aussi boire, manger, être attentifs aux détails. Contrairement à beaucoup d’autres explorateurs, ceux-ci accordent une grande importance aux petites choses, parfois jusqu’à l’absurde : trimballer jusqu’au bout des bouteilles de champagne et des cravates en soie, par exemple. Leur histoire montre que la seule chose qui permet et dépasse la simple survie, c’est ce qu’on croyait jusque-là inutile, et surtout la croyance que l’inutile pourra un jour retrouver son importance.

Ce qui m’a tout de suite happée dans ces images, c’est l’impression qu’elles nous sont adressées. C’est le regard de ceux qui les découvriront un jour qui les aide à survivre — c’est donc, aussi, notre regard qui rend les images vivantes, tend un fil entre eux et nous. J’ai voulu penser ce livre depuis notre présent pour creuser ce lien, ces résonances.

Un monde sans rivage n’est pas tant le récit d’exploration de ces trois hommes que l’exploration également de la possibilité de faire récit depuis les traces matérielles, photos ou journaux, que lesdits hommes ont pu laisser derrière eux. On pourrait parler à ce titre de votre roman comme d’une enquête, comme répondant du paradigme de l’enquête, ne serait-ce que par la masse de documentation que vous avez consultée et que vous donnez, de manière significative, sous la forme d’une bibliographie finale comme on trouvait par exemple aussi dans Par les écrans du monde de Fanny Taillandier.
Diriez-vous ainsi que votre roman se construit sur une double enquête, celle de l’exploration des Suédois et celle de la manière conjointe d’en faire récit ? Vous parlez d’une « archéologie étrange » à ce propos : pouvez-vous nous en dire davantage ?

Leurs images sont soigneusement mises en scène, pour témoigner d’une expérience mais aussi pour faire exister un récit, au même titre que leur journal de bord. La question du récit est fondamentale. Même quand on part pour le plus modeste des voyages, on se construit un récit, avant, pendant et après le départ. Avant, il y a le fantasme du lieu où l’on souhaite se rendre. Sur place, on prend des photographies qui déjà orientent notre regard, entament la fabrication de la mémoire. Après, ce qu’on va choisir de montrer et de raconter achèvera de construire le souvenir.

Dans le cas d’une expédition aussi périlleuse, tout cela est poussé à l’extrême : avant, ils se racontent, au sens propre, des histoires, pour se donner du courage, histoires qu’ils perpétuent pendant leur errance en construisant, à l’aide des photographies et du journal, une sorte de voyage parallèle plus supportable. Quant à l’après, ils ne sont plus là pour le voir : c’est donc à ceux qui viennent après eux de créer, à partir des traces, un récit.

L’épaisseur du temps interdit, pour moi, la reconstitution, mais elle est en soi un espace d’exploration : à quoi peut-on s’accrocher pour faire surgir quelque chose ? Il est pour moi impossible d’écrire sans ressentir, sans voir, et cette histoire est évidemment invisible, à part par les fenêtres parcellaires des images. Il y a donc quelque chose de très simple dans ma manière de travailler: je cherche des moyens, parfois très rudimentaires, de faire surgir des sensations, des impressions. L’image est pour moi le plus fulgurant, mais parfois la photographie ne suffit pas. C’est pour ça que je convoque aussi le cinéma, le document écrit ou encore la peinture, qui donne accès à un imaginaire, à une intimité avec le sujet que la photographie, encore souvent cantonnée aux portraits officiels à la fin du XIXe siècle, ne pouvait explorer. La peinture ouvre d’autres portes — je pense, par exemple, aux tableaux de Munch qui m’ont aidée à entrevoir quelque chose de l’intimité entre Nils et Anna. Mon travail sur le document n’est pas exhaustif, je ne cherche pas à donner toutes les informations sur l’expédition mais à saisir et restituer quelque chose en frottant entre elles ces différentes sources, en les faisant passer par le filtre de ma propre intimité pour rencontrer un souvenir, une résonance. C’est un travail empirique : regarder, compulser, observer, pour permettre que ce type de coïncidence se produisent. Le livre est aussi la trace de tout ce par quoi j’ai dû passer pour saisir quelque chose de leur vie. C’est donc une très étrange archéologie.

À consulter cette bibliographie, on constate également qu’aux côtés de titres documentaires figurent des récits d’écrivains contemporains, à commencer par Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds de Christian Garcin ou encore L’Instant et son ombre de Jean-Christophe Bailly. En quoi ont-ils directement participé à votre réflexion sur le récit, la manière de le conduire ? Un monde sans rivage n’est-il pas ainsi également une enquête sur les récits de notre temps et la manière d’appréhender le romanesque ?

Ces livres font partie des sources qui me permettent de tracer mon propre chemin vers une époque, une trajectoire. Quand je me documente sur un sujet, je cherche une bibliographie un peu oblique, qui aborde les faits par la marge ou à travers le filtre assumé d’une subjectivité. En réalité, c’est surtout lié à mon incapacité à saisir les choses autrement : pour écrire, il me faut répondre à un désir mais aussi trouver des moyens de l’attiser.

Si une documentation historique et scientifique m’est nécessaire, j’ai également besoin de ces approches sensibles qui ouvrent des portes, confrontent des regards et m’autorisent, aussi, à y projeter le mien. Il paraît alors tout naturel que ces récits soient des jalons de l’enquête que je propose, au même titre que les archives. On revient à l’exposition lors de laquelle j’ai découvert les photographies, qui mêlait art contemporain et images documentaires : ce mélange des approches est pour moi essentiel.
J’ai d’ailleurs souhaité le prolonger en m’occupant, en 2018, (lors d’une résidence au Grand R, scène Nationale de La Roche-sur-Yon), du commissariat d’une exposition sur le voyage d’exploration, intitulée Zones blanches. Avec la directrice du musée de la ville, Hélène Jagot, nous y avons exposé les photos de l’expédition Andrée en regard d’œuvres d’art contemporain. Il y a ensuite eu un livre, publié aux éditions Le Bec en l’air, qui rassemble dix-huit auteurs à qui l’on a demandé de créer un texte littéraire à partir d’une œuvre de l’exposition. C’était important pour moi de rendre de nouveau visibles ces photographies, de les faire voisiner avec d’autres œuvres d’art, comme de voir quelles nouvelles fictions, quels nouveaux récits elles pouvaient susciter.

Pour en revenir à la question de l’exploration, et sa dimension cette fois plus historique, il apparaît qu’Un monde sans rivage offre un récit d’exploration dédoublé : tout d’abord, comme une reprise en avant de Verne, d’un voyage en bordure du monde, l’exploration évidemment du Pôle Nord, sa difficile et tempétueuse conquête. Mais, seconde exploration, un roman sur l’exploration technique du monde à travers notamment la photo. L’homme veut épuiser la surface du globe et le photographe le globe oculaire, comme si, dites-vous, il ne devait « plus y avoir de nuit derrière les paupières ». Voyez-vous votre roman comme celui de cette double et patiente exploration ?

Absolument, c’est le même désir, celui des grandes explorations et des progrès techniques de la photographie comme du cinéma : voir, saisir, cartographier, quadriller, posséder. Je fais notamment le parallèle entre la photographie et la taxidermie, toutes deux très en vogue à la fin du XIXe siècle, où l’on expose, dans les musées biologiques, des animaux empaillés alors qu’on décime ces mêmes spécimens dans leur milieu naturel. À l’époque de Jules Verne, la photographie est aussi liée aux techniques de la guerre : la photo aérienne, notamment, sert à améliorer les cartes d’état-major et les stratégies militaires.

Explorer le monde, c’est perfectionner les moyens de le rendre visible, de le posséder, de commencer à le détruire, comme l’image, une fois exposée à la lumière, se trouve toujours au bord du noir. Ce désir à double tranchant, qui est celui des explorateurs et des photographes, est aussi le mien quand je me rends au Spitzberg : voir, alors que notre présence, de plus en plus massive, participe à l’extinction de ce qu’on vient chercher. Même cette conscience aiguë, cette mauvaise conscience, n’éteint pas le désir de dévoiler, de découvrir. Préserver le vivant, ce serait peut-être, aussi, en accepter la nuit.

Plus largement, s’agissant de la photo, avez-vous eu à cœur de saisir l’image, et notamment la photographie, au moment même de la naissance de sa folie du voir, à la fin du 19e siècle, comme si cette expédition était la scène primitive de tous les romans photosensibles ?

J’aime beaucoup cette expression, « roman photosensible », d’autant que c’était une volonté de ma part que la structure même du roman soit un écho à l’exposition d’une image argentique : les mois de lumière de l’été polaire impressionnent les pages, révèlent l’aventure, qui ensuite se dissout dans la nuit, exactement comme une plaque photographique trop longtemps exposée à la lumière.

Si toute photographie donne à voir quelque chose ou quelqu’un qui a déjà disparu, celles de l’expédition Andrée montrent des hommes qui cheminent littéralement vers leur disparition — ils vont marcher jusqu’à s’évanouir. Il y a là quelque chose d’une mise en œuvre très concrète du rapport de la photographie à la mort mais aussi à la résurgence, au surgissement : ces hommes nous sont rendus, ils ne cessent d’apparaître. Tout cela a lieu à une époque où le monde tient absolument à garder les yeux grand ouverts. On les voit, ces hommes, s’acharner à voir, et se dissoudre peu à peu dans ce désir de voir : être avalés, sur leur propres images, par le paysage qu’ils ont tant voulu épuiser.

Il me semble, oui, que cela peut fonctionner en miroir avec beaucoup de textes qui travaillent avec l’image. Je pense, notamment, à L’Image fantôme d’Hervé Guibert : le narrateur veut prendre sa mère en photo, figer un moment où elle semble au faîte de sa beauté avant qu’elle bascule vers la vieillesse. Il met soigneusement la photo en scène, appuie sur le déclencheur, mais la pellicule sera abîmée et l’image, qui devait empêcher la disparition, sera elle-même perdue. Le texte reste la seule trace de ce passage de la lumière sur la pellicule, où s’était imprimé le visage disparu.
Guibert écrit que le texte est « le désespoir de l’image ». Ce pourrait être une bonne définition d’un « roman photosensible » : la trace de quelque chose qui s’est lentement révélé puis effacé, laissant, comme dernière ombre, un roman.

En achevant la lecture d’Un monde sans rivage, on ne manque pas de le considérer comme une manière de roman noir de l’écologie, comme un roman d’avant la fin du monde, de notre monde, du basculement vers sa destruction par autant d’explorations qui ont fini par ôter tout le blanc au blanc du Pôle et aux blancs de toutes les images. Avez-vous désiré, là encore, fixer ce moment de bascule, ce moment où les images et les lieux sont encore dans cette blancheur immaculée ?

La question du blanc, oui, est essentielle. La blancheur, qui est pour nous le symbole de l’effacement, du vide, de la disparition, cette blancheur qui noie les explorateurs, est elle-même en train de disparaître. Dans l’Arctique, et notamment au Spitzberg, les pierres, la terre, les strates géologiques, tout ce que la neige recouvrait, se met à affleurer, et c’est le blanc qui disparaît.

Je suis interpellée par la manière dont les métamorphoses que subit notre monde change tout notre régime de valeur, et le langage lui-même. S’il n’y a plus de blanc, qu’est-ce qui vient après lui ? Quelles couleurs, quels mots pour dire le vide, l’absence ? Quand on subit canicules et sécheresses, l’été ensoleillé, qui était synonyme de joie et d’abondance, devient une menace. Les expressions, les lieux communs changent, en miroir du paysage.

Dans Zones blanches, récits d’exploration, l’ouvrage collectif publié autour de l’exposition du même nom, Jakuta Alikavazovic a produit un très beau texte sur une œuvre d’Ester Vonplon : des photographies et une installation montrant des glaciers qu’on tente de protéger en les enveloppant pour endiguer la fonte des glaces. Elle écrit que ces lieux, qui étaient le symbole du sublime, d’une puissance écrasante, ont désormais besoin de notre protection — on est à leur chevet, on les emmaillote comme de petits enfants. Tout notre système de valeur est en train, dans le sillage du monde que nous connaissons, de se renverser.

© Gus Van Sant, Gerry (2002)

Historique le roman l’est indubitablement par sa tentative de reconstitution de l’expédition à la manière d’un Claude Simon devant un retable. Cependant, Un monde sans rivage ne manque pas de chercher son histoire et sa dramaturgie, ses images à visualiser, dans une histoire contemporaine et dans d’autres images. Pour preuve, le superbe passage sur Gerry de Gus Van Sant ou encore le carrefour d’histoires que vous mettez en exergue dont celle de Léonie d’Aunet. L’histoire de ces trois explorateurs s’est-elle ainsi imposée à vous par sa puissance à pouvoir en solliciter d’autres, à être paradigmatique ?

J’ai tenu à voir cette histoire depuis notre époque et à chercher les échos, les répercussions qu’elle peut a pu avoir jusqu’à notre présent. La focale est posée là : dans l’ici et maintenant. Pour descendre jusqu’à eux, je m’appuie sur d’autres histoires qui forment comme des marches, des paliers.

Au fur et à mesure de l’écriture s’est dessinée toute une constellation d’expéditions manquées, d’explorateurs et d’exploratrices oubliés, une sorte d’envers de l’histoire de la conquête qui pose aussi cette question : comment se constitue la fabrique des héros ? Qu’est-ce qui fait qu’on élit des figures qui vont en masquer tant d’autres ? J’ai voulu creuser cet envers. La question de l’échec m’intéresse. L’expédition Andrée a échoué, elle n’a pas servi la cartographie, le quadrillage du monde, mais montré au contraire la vie quotidienne de trois hommes qui tentent de survivre. Elle échappe à son issue toute tracée pour raconter autre chose. Bien sûr, sa fin est tragique, mais dans le laps de temps où ils parviennent à rester vivants, ils le sont d’une manière complètement hors cadre, ils inventent quelque chose : ce mélange d’amateurisme et d’héroïsme, de conversations badines et de repas pantagruéliques dans le lieu le plus hostile qui soit, cette persistance dans la curiosité et l’émerveillement. L’histoire d’Ernest Shackleton, qui comprend que son expédition est un échec mais se donne pour but de ne perdre aucune vie humaine, me touche aussi beaucoup, parce que, de la même manière, il renonce au but qu’il poursuivait pour en adopter un autre.

Les teenagers de Gus Van Sant, qui se laissent avaler par le désert américain, sont pour moi des échos lointains de ces explorateurs malheureux, mais confrontés au monde d’aujourd’hui : l’un d’entre eux finit par trouver une route qui le ramène à la civilisation, ce qui aurait bien sûr été impossible à l’époque d’Andrée. Le fait d’élargir le spectre sur des expéditions plus récentes, réelles ou fictionnelles, ouvre des perspectives, non seulement sur des trajectoires individuelles plus ou moins tragiques ou drolatiques, mais aussi sur l’évolution de notre rapport au monde.

Nous n’avons pas encore interrogé le titre si significatif d’Un monde sans rivage qui, au-delà de son évidente beauté et de sa référence affirmée à une citation de H. G. Adler, se donne d’emblée comme tragique. Car, dans le roman, « rivage » se fait le synonyme du mot « retour » : un monde sans rivage se donne terriblement comme un monde sans retour. Est-ce ainsi que vous l’entendez ? S’agit-il dès lors d’un roman comme une sombre préface au très sombre 20e siècle ?

Cette citation d’Adler est d’abord un pont avec mon livre précédent, Une île, une forteresse. Adler l’utilisait à propos de Terezín cette ville forteresse transformée en camp de concentration, pour exprimer le fait qu’on ne pouvait pas en sortir. Faire voyager cette citation plus loin dans le temps, à l’orée du XXe siècle, a, c’est vrai, cette résonance : le monde sans rivage, c’est la banquise où on erre sans trouver de côte, c’est le siècle que leur expédition annonce, et, bien sûr, c’est le nôtre, où les banquises elles-mêmes disparaissent.

J’aime cette idée que quelque chose circule de livre en livre, traverse des histoires, des temporalités. Je suis très attachée au motif de l’île et aux différentes formes qu’il peut prendre, de Terezín, l’île-forteresse qui enferme au lieu de protéger, à Kvitøya, l’île blanche, qui finit par apparaître aux explorateurs après des mois d’errance sur la banquise flottante. Ces lieux clos, naturels ou architecturaux, où se mêlent l’espoir du refuge et la crainte de l’enfermement, ne cessent de me questionner. Un monde sans rivage, c’est un monde inversé, puisqu’ils marchent sur la mer : le rivage, c’est la terre tant espérée, mais qui va finalement signer la fin de leur histoire. Dans ce retournement, on peut aussi voir l’expression dans les deux sens : un monde sans rivage, c’est aussi un monde infini, inconnu. Comme l’île peut être refuge et prison, le rivage peut être un espoir comme une limite. Aujourd’hui, le monde est bordé, cadenassé. Le monde sans rivage, qui les a perdus, n’existe plus.

Ma dernière question voudrait porter sur la poésie à l’œuvre dans le tissu narratif lui-même de votre roman. Par moment, dans vos voyages au cœur des blancs de l’image, ce que vous nommez encore dans un collectif à propos des récits d’exploration, les « zones blanches », se dégage une poésie de la matière, le moment où la matière, le monde reprennent leurs droits sur les hommes. Avez-vous ainsi travaillé leur exploration comme une quête poétique pour ces hommes ? En quoi cette traversée d’une île, taraudée par la peur, peut se faire poétique selon vous ?

La poésie, ici, est d’abord produite, pour moi, par ce fameux passage du temps qui fait virer les images comme les textes : les extraits du journal d’Andrée, que j’utilise comme des traces et des contrepoints au récit, sont pour moi très poétiques, alors qu’ils n’ont évidemment pas été écrits dans cette perspective. Andrée, Strindberg et Fraenkel sont des scientifiques, des gens très pragmatiques — Andrée a d’ailleurs le plus grand mépris pour les écrivains et les poètes. Mais la distance qui nous sépare d’eux fait changer de couleur la matière de leur langue. L’attention qu’ils mettent à décrire les teintes de l’aile d’un oiseau, la texture de la neige, leur précision, leur désir de découverte qui est celui de toute une époque, une fois plongée dans la nôtre, prend une étrangeté, une forme de beauté liée à ce décalage. Comme le temps macule les images de taches abstraites, il fait passer leurs mots dans un autre régime de sens, et c’est cela, pour moi, qui produit de la poésie.

Il s’agissait aussi de trouver un accord entre leur écriture et la mienne, pour qu’elles viennent se répondre. Ne pas les paraphraser mais adopter une autre focale, qui se situe souvent au ras de la matière : la glace, la peau, la texture des visages, les éclats des souvenirs. Trouver un rythme qui épouse celui de la marche, tenir compte de l’intensité lumineuse, tenter de faire exister tout ce qu’ils n’ont pas consigné parce que ça ne leur semblait pas important, ou pas dicible, tout en gardant à l’esprit que l’écart qui me sépare d’eux est impossible à combler et qu’il vaut mieux, finalement, me loger dans cet écart. Ce qui fait la beauté de leur périple, c’est aussi ce qu’on en sait, et qu’ils ignorent : le devenir du lieu où ils marchent, ce qui se passe à terre, où Anna, la fiancée de Nils, l’attend désespérément, le geste fou qu’elle finira par faire parce qu’elle ne pourra jamais surmonter son absence, ce qui attend le monde dont ils ne voient plus rien, rien que la blancheur. C’est tout ce savoir qui, en rencontrant le temps de leur aventure, résonne avec elle — et ces notes complémentaires forment parfois un accord, une résonance.

Hélène Gaudy, Un monde sans rivage, Actes Sud, août 2019, 313 p., 21 € — Lire un extrait en pdf