Arte diffuse un captivant documentaire sur Paul Auster, signé Sabine Lidl : Paul Auster, le jeu du hasard. Prenant prétexte de la parution de 4321, le dernier roman de l’écrivain — monumentale somme et mise en perspective de l’ensemble des topiques son œuvre, fascinant jeu de miroir sur les rapports du réel et de la fiction —, le film croise la lecture de pages du livre, les confessions de son auteur sur l’écriture, le cinéma, la vie, sa famille et celles de proches en un puissant portrait diffracté.
Le film de Sabine Lidl est construit comme un ample dialogue : entre les scènes en extérieur qui rappellent l’esthétique de William Klein et celles tournées dans la maison de l’écrivain à Park Slope, Brooklyn ; entre le présent (2018) et le passé (la jeunesse de l’auteur déployée dans ses livres, ses archives, ses photographies de famille) ; entre l’écrivain et ses romans ; entre ce qu’il confie de lui-même et ce que l’écrivain Siri Hustvedt, ou ses amis, Sam Messer, Donata et Wim Wenders disent de lui.
Sans doute est-ce la structure même de 4321 qui inspire ce séquençage au documentaire, ce que rappellent les images de pedestrian crossings qui le rythment au même titre que les pages du livre. Dans le roman d’Auster, un personnage, Archie Ferguson, et quatre versions fictionnelles de lui, si loin si proche de son créateur : comme l’explique Auster, Ferguson et lui ont une géographie et une chronologie en partage. Mais Ferguson n’est pas lui, aucune des versions 1, 2, 3 et 4 du personnage.

Auster raconte la genèse du livre, un samedi matin, l’idée sans doute venue de loin d' »une seule et même personne mais qui comporterait plusieurs versions parallèles », il dit combien ses deux précédents livres, Chronique d’hiver et Excursions dans la zone intérieure, ont été le creuset de 4321, le terrain intime sur lequel s’est construite une somme romanesque, mise en miroir de l’Histoire américaine et de quatre avatars d’un même être, réflexion sur le hasard et la nécessité, les multiples possibles de nos univers personnels et collectifs. Tous ces livres sont des Capsules de temps, comme l’écrit Xavier Boissel (Inculte, 2019) : une « géographie interne » à la « jonction de la petite et de la grande histoire », Auster donnant d’ailleurs à la dernière partie d’Excursions le titre de « Capsule temporelle ». 4321 est le versant romanesque du diptyque autobiographique, une saisie fictionnelle de l’Amérique depuis un travail de mémoire.

C’est tout son laboratoire d’écriture que Paul Auster ouvre à Sabine Lidl, de la genèse de l’intrigue au changement de titre du manuscrit — Auster a renoncé à Ferguson après l’assassinat de Michael Brown, jeune Afro-Américain de 18 ans désarmé et abattu par des policiers blancs, en 2014, à Ferguson (Missouri). L’Amérique qu’il dépeint dans 4321 n’évolue pas, elle demeure en 2018 celle qui s’est édifiée sur « un double crime », l’esclavage des Noirs et l’extermination des Indiens.

Auster raconte l’écriture de son premier poème à 9 ans, la révélation, à 15, en lisant Crime et Châtiment, de vouloir écrire pour être « ancré » et « combiner l’étrange et le familier » comme il le fait dire à Ferguson dans 4321. Auster ouvre son bureau, confie ses doutes, ses renoncements, sa renaissance en 1978, explicite son écriture par « paragraphes », blocs autonomes qui sont à ses romans la pierre angulaire qu’est le vers pour un poème. Il révèle écrire paragraphe par paragraphe, marchant pour trouver inspiration et rythme, se retournant pour taper à la machine le dernier bloc achevé (le lendemain, il ne parviendrait pas à relire ses pattes de mouche…). Il raconte son rapport changé à sa machine à écrire depuis que Sam Messer l’a peinte, il a découvert qu’elle est un « organism », un « être animé ».


La part cinématographique des romans est évoquée par Wim Werders — « il écrit pour qu’on puisse voir le film » —, jugeant qu’Auster est « le Dickens du XXe siècle » : « Dickens avait Londres et Paul a New York ». Pourtant, s’amuse Auster, il a surtout vécu autour de New York, dans deux lieux longtemps méprisés qui encadrent Manhattan : le New Jersey et Brooklyn, depuis devenue la capitale culturelle de l’Amérique.


C’est surtout dans sa saisie d’un couple devenu légende des lettres que le documentaire de Sabine Lidl est fascinant. Siri Hustvedt serait une Tippi Hedren tout droit échappée des Oiseaux d’Hitchcock pour rencontrer Gregory Peck, selon Donata Wenders qui a photographié les deux écrivains. Au-delà du glamour, Auster et Hustvedt sont deux créateurs dont « l’amitié littéraire » (la formule est de Siri Hustvedt) fascine autant qu’elle dérange et fait subir le pire. Hustvedt narre une anecdote piquante, un journaliste lui demandant si son mari l’a initiée aux neuro-sciences, comme si le cerveau d’une femme brillante devait immanquablement tout devoir à celui de son époux, et qu’une femme devait passer sa vie à inlassablement rappeler, en souriant, qu’elle est elle avant d’être femme de… On repensera à La Grande Librairie, en janvier 2018, alors que Siri Hustvedt était invitée avec son mari (voir ici, 55:50 et suivantes)… Dans ce documentaire, c’est Auster qui s’efface pour dire son amour pour une femme (et non sa femme), « autre version » de lui-même, dont il admire l’œuvre plurielle, et insister sur le fait qu’elle est sa première lectrice et la seule critique qui compte.
Dans le documentaire, les Hustvedt-Auster sont deux artistes, auteurs et penseurs, narrant une vie toute de « chance » (hasard) et « change » (changements). Ils ont su évoluer ensemble, toute vie est un « mouvement perpétuel » — dont le film de Sabine Lidl saisit un moment, en faisant dialoguer tout ce qui l’a fait advenir.
Sabine Lidl, Paul Auster, Le jeu du hasard (Was wäre wenn, Allemagne, 2018, 53 mn) — Première diffusion Arte, 13 février 2013, 22 h 30. Disponible ici jusqu’au 13 mai 2019.
Le documentaire est suivi de la diffusion de Smoke (Wayne Wang, 1995, sur un scénario de Paul Auster).
