Comment être reconnue par le monde de l’art quand on est… une femme ? Comment tenter de devenir soi-même à travers des personnages créés de toutes pièces et pourtant issus de soi, projections des questionnements qui nous traversent ? Ces questions irriguent l’exceptionnel dernier roman de Siri Hustvedt, Un monde flamboyant, qui sort en poche aujourd’hui dans la collection « Babel » d’Actes Sud, un texte qui, tout en étant une peinture du monde de l’art à travers un hoax et une figure de créatrice, analyse les catégories et genres qui altèrent et influencent nos perceptions, notre vision du monde et des êtres.
Harriet Burden, plasticienne new-yorkaise, vient de mourir et l’universitaire I.V. Hess décide de consacrer une étude sous forme d’anthologie à cette
figure méconnue de la scène artistique. Pour cela, elle rassemble des journaux intimes de l’artiste, des entretiens et articles, elle se rapproche de ceux qui l’ont connue et côtoyée pour recueillir leurs témoignages. Son étude aura le même titre que la dernière œuvre d’art achevée par Burden, The Blazing World (« Un monde flamboyant »), également titre du roman de Siri Hustvedt. Ce jeu de mises en abyme et échos à la fois ludiques et profondément signifiants n’est pas le dernier, il invite le lecteur à entrer dans un labyrinthe romanesque mettant en perspective les infinies miroitements et croisements du réel et de la fiction, de la vie des artistes et de leur projection dans des personnages, avatars et œuvres ; tout est ici persona, à la fois masque et création, mensonge et révélation.
De chapitre en chapitre, c’est un portrait kaléidoscopique qui se dessine, celui d’une artiste engagée et enragée et celui du monde de l’art, visant à « révéler les rouages complexes de la perception humaine et la façon dont les notions inconscientes de genre, de race et de célébrité influencent la compréhension que peut avoir le public d’une œuvre d’art donnée ». Harriet Burden, femme, blanche, a été mariée à un grand marchand d’art, Felix Lord. Tout lui était étiquette et borne : le fait d’être blanche, femme et, pire, femme de. Quelle liberté lui serait-il possible de conquérir ? Le constant d’Harriet est cinglant, acerbe (et terriblement juste) : « Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandiose, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. » Difficile de ne pas penser, ici, à l’un des modèles possibles du personnage de Siri Hustvedt, Louise Bourgeois, et à la manière dont elle posa pour Robert Mapplethorpe en 1982, sa Fillette sous le bras, soit un braquemart surdimensionné (Xavier Girard raconte cette séance de pose dans son livre Louise Bourgeois face à face).
Burden avait exposé sous son nom dans les années 1970-80, mais n’avait rencontré que peu de succès critique et commercial. N’était-elle pas la femme du brillant Felix Lord, marchand d’art ? Durant trente ans, elle a donc été hôtesse des grands raouts mondains de son époux, recevant collectionneurs, critiques et artistes. Trente années de silence, deux enfants :
« mon ambition, ancienne et écrasée. Felix et les enfants. Qu’ai-je fait ? ».
A la mort de Felix, Burden quitte New York pour Brooklyn et fait de son brownstone de Red Hook une « colonie d’artistes » — terme qu’emploie sa fille pour décrire cet atelier mais qui pourrait aussi convenir à l’œuvre d’Harriet.
Burden (« fardeau » en anglais) se libère : « J’étais devenue Harriet délivrée, cinquante-cinq ans seulement à l’époque, mais je faisais mes comptes et je m’interrogeais vraiment sur d’autres voies, d’existences alternatives, d’une autre Harry Burden qui, peut-être, aurait pu, aurait dû se déchaîner plus tôt. (…) Que se passerait-il si je revenais dans la peau de quelqu’un d’autre ? ».
Harriet, devenu Harry, ne se contente pas de se travestir, elle sera incarnée par d’autres, tout autant ses œuvres que les créations qu’ils seront censés avoir produites. Le projet, construit sur le double principe fondateur de tout récit, le once upon a time (« il était une fois ») et le what if (« et si ? »), est monstre, au sens étymologique c’est-dire monstration, exposition et soulignement d’un écart par rapport aux normes admises.

Pour échapper aux barrières du genre, de l’origine et de l’identité, comme à nos préjugés, Harriet Burden — veuve et vieillissante, en un mot libérée — se lance donc dans un projet au long cours, Masquages : faire « jouer à trois hommes le rôle de prête-nom pour son propre travail créatif. Trois expositions en solo dans trois galeries new-yorkaises », de 1999 à 2003, attribuées successivement à Anton Tish (L’Histoire de l’art occidental), à Phineas Q. Eldridge (Les Chambres de suffocation) et Rune (Au-dessous), qui toutes « avaient en réalité Burden pour auteur ». Chaque avatar est à la fois l’une des « personnalités poétisées » de Burden et sa manière de mettre en lumière le « sexisme régnant dans l’univers de la culture ». Les hommes lui sont prête-nom et objet, des choses qu’elle manipule à sa guise, comme un renversement du rôle habituellement réservé à la femme dans le monde de l’art (compagne, modèle, et, au mieux, muse).
Le premier avatar de Burden, Anton Tish, est artiste, elle l’a rencontré en 1997. Elle lui fait signer L’Histoire de l’art occidental, titre prométhéen pour une installation en panneaux multiples : une gigantesque sculpture de Vénus, couverte d’inscriptions, photographies et représentations, entourée de sept boîtes s’ouvrant sur des scènes.
La critique voit immédiatement en Tish un « enfant terrible », lit démesure et rébellion dans la jeunesse de l’artiste. Première démonstration des préjugés qui président au regard porté sur une production artistique : tout le monde voit dans l’installation l’œuvre d’un « corps-de-vingt-quatreans-avec-queue ».
Le deuxième avatar, Phineas Q. Eldridge, signant Les Chambres de suffocation, est métis et homosexuel, miroir tendu à un pays « perverti par le racisme » et l’homophobie, ou, comme l’écrit un critique fasciné, « la construction culturelle de la race et du genre, et l’ambiguïté en tant qu’ultime subversion ». Enfin, Rune sera la troisième « façade » de Burden, ultime métamorphose et « dernier acteur dans sa trilogie tripartite » mais aussi l’acteur de sa ruine, comme l’annonce son pseudonyme, Rune.
I.V. Hess, universitaire aux initiales non genrées (ce n’est pas un détail), ouvre en quelque sorte la boîte de Pandore en lisant un article dans la revue Open Eye (!) qui lui fait découvrir l’œuvre de Burden. Mais n’aurait-il pas été écrit par un autre prête-nom d’Harriet, un avatar non plus d’artiste mais de critique ? L’enquête se révèle labyrinthique, c’est au lecteur de cette anthologie d’ouvrir les yeux sur un texte qui tient du mirage et du palais des glaces. « Que prendre et que laisser ? » demande ironiquement I.V. Hess dans son Avant-Propos, une interrogation qui traverse le livre, impressionnant jeu de miroir et peinture au scalpel de la scène new-yorkaise, « ce globule incestueux, friqué et tournoyant, composé d’individus qui achètent et vendent des objets esthétiques ».
Peu à peu le lecteur d’Un monde flamboyant recompose le portrait de cette artiste dont la gloire n’aura été que pseudonymique puis posthume, via une immense rétrospective de son œuvre en 2008. Mais au-delà d’un portrait d’artiste, le roman de Siri Hustvedt est la peinture au vitriol du monde de la culture, dénonçant le mécanisme des réputations, la puissance des marchands comme des critiques dans la reconnaissance d’une œuvre, parfois (souvent ?) pour de très mauvaises raisons : comme l’écrit Rosemary Lerner, critique d’art justement, « les critiques de tout acabit aiment avoir l’impression de dominer l’œuvre d’art. Si elle les intrigue ou les intimide, il est plus que probable qu’ils la dénigreront ». À ce premier obstacle s’ajoute, selon elle, « la question du sexe » : les femmes sont quantité négligeable sur la scène artistique. La mystification d’Harriet Burden, « braguette mentale », révèle ces entraves. Personne ne reconnaît Burden derrière ses avatars, personne ne fait le lien entre les différentes expositions. Jusqu’au moment où la mystification tourne au drame.
Un monde flamboyant, prétendue anthologie universitaire signée I. V. Hess, roman de Siri Hustvedt, refuse ces visions orientées et univoques. Chacun a sa
version de l’histoire d’Harriet Burden et son dernier compagnon ne peut pas plus que les autres « saisir Harry, saisir qui elle était ». Harriet le sait-elle elle-même ? Elle se sent « hantée par la sensation qu’il y avait en elle une histoire cachée, quelque chose qu’elle ne pouvait préciser parce quelle ne savait pas ce que c’était, ne savait pas si c’était réel ou imaginaire. »
Aurait-elle fait sien le mantra de son marchand d’art de mari ? « Pour vendre de l’art, il fallait « créer le désir », et « le désir, disait-il, ne peut être satisfait parce que alors, ce n’est plus du désir ». La chose vraiment désirée doit toujours manquer. « Les marchands d’art doivent être des magiciens de la faim ». »
À la lecture des différentes pièces du puzzle rassemblées pour dessiner ce portrait, Harriet demeure indécidable : génie ou monstre ? passionnée ou trop radicale ? Chaque nouveau chapitre décale un peu plus la perspective, les notes en bas de page ouvrent le regard vers un hors texte. Où commence, où s’arrête l’œuvre d’Harry ?
La seule certitude est qu’Harriet Burden n’a jamais existé, qu’elle est la création d’une « obscure romancière et essayiste, Siri Hustvedt » qui se cache, s’exhibe et se démultiplie à travers les avatars de son personnage, jusqu’à se moquer d’elle-même ou donner son prénom à une pharmacie de Brooklyn. Comme l’écrivaient Kierkegaard ou Oscar Wilde, cité par Phineas Q. Eldridge (autre avatar d’Harriet), « c’est quand il parle en son propre nom que l’homme est le moins lui-même. Donnez-lui un masque, et il vous dira la vérité ».
C’est évidemment Siri Hustvedt qui excelle à provoquer le désir (de savoir, d’observer, de se laisser prendre par un roman brillant et un personnage fascinant), à le mettre en abyme à travers la figure d’Harriet et son univers artistique, à jouer de sa propre projection dans tous les personnages et narrateurs multiples qui composent cette fresque de l’art et de la création. Un monde flamboyant, œuvre monstre et roman monde, est un modèle d’ironie, déployant sa puissance réflexive. Tout est jeu dans ce roman, les noms donnés aux personnages, les références en notes (parfois authentiques, parfois totalement fictives), la création de ces installations artistiques, les critiques du livre que Siri Hustvedt considère comme partie intégrante de son projet démesuré tout comme le fait que des artistes aient depuis créé les œuvres d’Harriet imaginées par Hustvedt. « C’est une expérience, toute une histoire que je fabrique », disait Burden à Rune, c’est l’art du roman que ce livre met en œuvre.
Siri Hustvedt, Un monde flamboyant, traduit de l’américain par Christine Le Boeuf, Actes Sud, Babel, 478 p. 9 € 80 — Lire un extrait
Lors de la parution en grand format du roman, Dominique Bry et moi avions rencontré Siri Hustvedt, pour Mediapart. L’entretien vidéo disponible, en accès libre, en suivant ce lien.