L’écriture, pour Siri Hustvedt, est un yonder. Ce mot étrange est, comme elle l’écrit dans Plaidoyer pour Éros, qui paraît enfin en poche chez Babel, un « exemple de magie linguistique : il identifie un nouvel espace – une région médiane qui n’est ni ici ni là –, un lieu qui tout simplement n’existait pas pour moi avant d’être nommé ».
Yonder soit cet espace paradoxal, dans et hors des mots, en soi et extérieur à soi — et yonder l’exprime également dans sa fonction d’« embrayeur », il est de de ces « mots qui se distinguent des autres en ce qu’ils sont animés par le locuteur et évoluent en conséquences ». On ne peut donc réellement définir la place désignée par yonder (là), il suffit de se déplacer pour que le lieu trouve un nouvel horizon, un nouvelle espace. Yonder est un mot qui « oscille », flexible, subjectif, labile, à la fois espace mental et géographie personnelle, imaginaire. Entre réel et fiction.
Les douze essais de Siri Hustvedt s’ouvrent sur ce vocable symbolique et plein. Ils trouvent un sens dans cet espace de réflexion ouvert par un mot, ses connotations, son impossible définition. Chaque texte, écrit et publié entre 1995 et 2004, en creuse l’approche.
Le livre est un parcours d’écrivain, d’universitaire, de lectrice, de femme. Une femme écrivain, épouse passionnée d’un homme qui est lui aussi écrivain, Paul Auster. Siri Hustvedt lie intimement, dans ces essais, sa vie intellectuelle de romancière, d’universitaire et sa vie privée, sa fille, Sophie, son mari, montrant combien ces deux pans constituent un ensemble insécable, foisonnant, inspirant. « Notre écriture est depuis vingt-trois ans un élément intime de notre histoire d’amour et de notre mariage, mais ce que je lisais [de lui] n’était pas alors et n’est pas aujourd’hui ce que je connais quand je suis avec lui. Son œuvre vient de ce lieu, en lui, que je ne peux pas connaître » (Extraits d’une histoire du moi blessé, 2004). Toute expérience, qu’elle soit intime ou plus fictive, entre en résonance avec l’écriture. Elle est cet « étrange » qui « maintient à distance » et permet de conserver l’attirance.
Siri Hustvedt aime croiser connu et inconnu, apparier réel et fictions, géographie réelle et imaginaire, elle est tout entière dans ces tensions, cette division, celle de blessures intimes qu’elle révèle dans le dernier essai, celle d’une généalogie qui trouve ses racines dans une autre langue, un autre espace (la Norvège, le Minnesota où elle vécut avant de partir pour New York), une conscience permanente d’un ailleurs, à dire, à cerner. Ainsi être enceinte, porter Sophie, et avoir « l’impression que je me sentais physiquement plurielle, deux en une. » Comme une répétition de cet autre moment, à jamais mystérieux, pourtant là, « quand je me trouvais, moi, à l’intérieur de ce premier lieu » (Yonder, 1998). Même expérience face aux miroirs, ce sentiment de se voir parfois « comme étrangère à moi-même », comme « mon double fantôme », ou le vêtement comme invention de soi, lieu de l’ambivalence, dépassement des catégories anatomiques du féminin et du masculin.
Plaidoyer pour Éros est aussi et surtout l’espace d’un rapport intime et passionné aux livres : la bibliothèque, ou ce lieu qui « comprend l’histoire de ma propre métamorphose à travers des livres, des fictions qui ne font pas moins partie de moi qu’une grande partie de ma propre histoire », Dickens (Charles Dickens et le fragment morbide), Fitzgerald (Les Lunettes de Gatsby), Henry James (Les Bostoniennes : propos personnels et impersonnels »). Ces auteurs, Siri Hutsvedt les commente en ce qu’ils ont, eux aussi, travaillé sur des frontières, un génie du lieu, des incertitudes, des seuils, l’irrationnel de nos sentiments. Comme Franklin Pangborn, auquel elle consacre également un essai (Franklin Pangborn : Apologie d’un comparse), acteur, « homme des marges de l’écran » qui s’impose « par la répétition ».
Siri Hustvedt questionne les identités, le masculin et le féminin, le corps (Huit jours en corset), l’érotisme qui « prospère sur les lisières et dans les lointains ». Elle creuse, d’essai en essai, un questionnement obsessionnel, le rapport de l’intime et du public, du réel et de la fiction, les rapports perméables des souvenirs et de la création, quand « la fiction vit dans une zone frontière entre le rêve et la mémoire ». Écrire, n’est-ce pas, aller « toujours vers le non-exprimé, le dangereux, l’endroit où les murs ne tiennent pas » ?
« Écrire des romans, c’est comme se souvenir de ce qui n’est jamais arrivé. » Ce que Plaidoyer pour Éros démontre, en fourmillant d’anecdotes personnelles qui se donnent à lire comme des condensés de roman, des ouvertures fictionnelles : « Le cousin germain de mon grand-père, que nous appelions l’oncle David, partit de Hustveit quand il avait vingt-deux ans pour faire seul son chemin en Amérique. Il arriva à Ellis Island en août 1902. Il passa sa première journée à New York et fut abasourdi par le chaos, les couleurs et la foule. Quelque part en ville, il vit un vendeur de pommes, les pommes les plus belles, les plus rouges, les plus parfaites qu’il eût jamais vues. Il n’avait presque pas d’argent, mais il avait une envie irrésistible d’une de ses pommes et, cédant à son désir, il s’en offrit une. L’histoire raconte qu’il porta cette pomme à sa bouche, mordit dedans et cracha, dégoûté. C’était une tomate. »
C’est aussi, comme toute l’œuvre de Siri Hustvedt, un hymne à New York, ville dont elle se dit « folle », « je suis éperdument amoureuse de cet endroit, d’une manière qu’on réserve habituellement à une personne. […] Il y a vingt-quatre ans que j’y habite, et je n’en ai pas fini encore de mon histoire d’amour. » New York, ville de tous les possibles, d’une aventure humaine, intellectuelle, ville du yonder, une ville qui est aussi une « idée nourrie de livres, de films et de pièces de théâtre », « l’endroit où les gens viennent pour inventer, réinventer ou découvrir l’espace dont ils ont besoin pour devenir ce qu’ils veulent être ».

Un des essais du livre est consacré à New York. 9/11 : le 11 septembre, ou un an après dit l’impensable, la manière dont un idéogramme international (9/11) est devenu un « seuil ». Il est un avant et un après cette date, elle est une « ligne de faille », économique, politique, intime aussi, pour les New-yorkais. Siri Hustvedt raconte l’expérience paradoxale de l’effondrement des tours, si réelles depuis ses fenêtres à Brooklyn, comme dédoublée et irréelle sur l’écran de télévision, forme de « dissociation » propre au traumatisme, profondément ironique. Elle montre en quoi New York, lieu réel et lieu de « fiction », est devenu, ce jour-là le microcosme du monde, parce que c’est une ville du mélange, de la diversité, de l’immigration et que, de ce fait, les terroristes, « en frappant New York, […] ont frappé le monde entier ».
Ces thèmes majeurs de Plaidoyer pour Eros, la quête identitaire, la ville de New York comme espace même où se trouver, s’accomplir, ce lien de l’intime et de l’universel, sont aussi les questionnements de l’œuvre romanesque de Siri Hustvedt. Plaidoyer pour Éros peut donc être lu indépendamment de toute lecture antérieure de ses romans, comme un laboratoire d’écrivain, un parcours de femme – et nul doute qu’alors tout lecteur de Plaidoyer se précipitera ensuite sur ses romans – ou comme une chambre d’écho à son œuvre, un prolongement, une mise en abyme et en questions. Un texte singulier, passionnant, qui déploie un univers exigeant, tendre et ironique, profondément humain. « Tel est mon plaidoyer pour Éros, un appel à ne pas oublier l’ambiguïté et le mystère ».
Siri Hustvedt, Plaidoyer pour Éros, essais traduits de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud « Babel », février 2018, 272 p., 8 €