L’exposition William Klein vient de se terminer à la galerie Polka. Demeure le livre récemment publié aux éditions Textuel, William + Klein, formidable entrée dans l’œuvre d’un artiste majeur, né en 1928 à New York. Conçu en short cuts, le volume déploie des œuvres et les commentaires de l’artiste, qu’il s’agisse d’anecdotes, de moments, mêlant sa propre biographie et ses travaux au déploiement d’un siècle et des grands noms qui l’ont (dé)construit.
L’œuvre de William Klein s’écrit sous le signe de l’inclassable et du refus des frontières : ses photos ont bousculé les règles, les cadrages, le rapport à la ville et à ses rues, à la mode, s’inspirant tout autant du genre noble (le reportage) que des tabloïds. Et Klein n’est évidemment pas que photographe, il a été peintre, cinéaste, a conçu ses livres comme des objets conceptuels ; Américain, il vit à Paris. Or son œuvre joue de ce décalage assumé et cultivé. Ainsi déclare-t-il, alors qu’il photographie New York :
« J’avais une sorte de double regard assez particulier, un œil presque parisien, l’autre celui d’un incorrigible chieur indigène. Prévoyant que le choc culturel finirait par s’émousser, j’ai arpenté la ville en photographiant sans arrêt. J’avais trouvé mon filon, il fallait le creuser, combiner tout ce que j’avais appris en tant que peintre avec ma dinguerie new-yorkaise ».

C’est la force du livre que publient les éditions Textuel : rendre cette matière protéiforme et inclassable, celle d’un autoproclamé « ethnographe imaginaire », dans la forme même d’un volume qui déploie au lieu de tenter de ranger et cadrer. Si les pages semblent suivre la chronologie d’une vie, débutant par la rencontre de Jeanne Florin à Paris — « Elle était la plus belle fille que j’ai jamais connue. Elle était classieuse et drôle. (…) Nous deux c’était l’histoire d’amour du siècle. Nous nous sommes rencontrés quand nous avions 20 ans et nous sommes restés ensemble plus de cinquante ans. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour elle » — ou les années de formation dans l’atelier de Fernand Léger, elles sont comme les planches contact noir et blanc que William Klein peint de couleurs primaires : une explosion de vie, de séquences, le refus de la nostalgie ou de commentaires tournant à la célébration hagiographique.

Tout serait d’ailleurs né du hasard : si William Klein a d’abord fait des études de sociologie et de littérature aux États-Unis (interrompues par la Seconde Guerre mondiale), il a surtout voulu devenir peintre. Mais ses toiles ne lui procurent aucune satisfaction et il pense se tourner vers l’architecture. C’est alors qu’il gagne un appareil photo (un vieux Rolleiflex) au poker et fait ses premiers essais photographiques dans les rues de Paris. Un peu plus tard, quand il voudra photographier New York, il achète un Leica et deux objectifs pour « une bouchée de pain » en consultant une petite annonce. « Le vendeur… c’était Cartier-Bresson » !
Klein n’abandonne pour autant pas ses premières amours, il développe ses tirages en peintre (« Une fois que j’ai eu l’occasion de tirer mes négatifs à la façon, j’ai réalisé que je pouvais utiliser ce que j’avais appris sur l’art graphique, la peinture et les dessins au fusain »). Ses photographies ont la rigueur géométrique des tableaux de Léger et Mondrian, comme le montre la photographie de granges de la séquence « Abstract + Klein » : « Ma femme Jeanne a hérité d’une maison à la frontière hollandaise et belge. Un jour nous sommes allés tous les deux sur l’île voisine de Walcheren, et j’ai vu ces granges. Elles m’ont rappelé un peu des maisons hollandaises en Pennsylvanie et j’ai appris que Mondrian avait vécu dans cet endroit durant la Première Guerre mondiale. Je pensais qu’il devait y avoir une relation entre ce qu’il avait vu là et ce qu’il avait fait plus tard, alors je les ai photographiées/ Quand Alexander Liberman, directeur artistique de Vogue, a vu ces photos, il a décidé d’en publier un petit portfolio ».

William + Klein se lit comme un autoportrait sous la forme d’un dialogue : entre textes et images, entre différents arts dont la photo est le centre (« La photo, avec ses tas de traditions différentes, me paraissait le bon médium ») entre le lecteur et l’immense artiste à la verve incomparable. Le livre est une invitation à redécouvrir ses clichés célébrissimes et moins connus, ses détournements techniques (les flous, les formes en mouvement), ses influences, ses expérimentations, les grandes séquences, les regrets (le film impossible sur Ali) et les rencontres (l’« extraterrestre » Chris Marker, Fellini, Pasolini) qui ont jalonné son travail.
L’artiste évoque son rapport à la ville (New York et l’Amérique qu’il rêve de photographier comme Dos Passos l’a écrite, Rome, Moscou, Tokyo, Paris), à la politique, à la mode, au cinéma (Polly Maggoo, Mister Freedom, Eldridge River), à mai 68. L’objet-livre est sublime et passionnant, le portrait diffracté d’un artiste qui habite les arts et les lieux comme autant d’espaces photographiques et littéraires, hors frontières comme lorsqu’il photographia Moscou : « J’ai grandi en lisant Isaac Babel, Gogol et Dostoïevski. Je me sentais chez moi à Moscou ».
William + Klein, éditions Textuel, avril 2018, 160 p., 39 €
Les photographies illustrant cet article ont été faites lors de l’exposition William Klein + Daido Moriyama, Tate Gallery, Londres, 10 octobre 2012-20 janvier 2013
