Ryoko Sekiguchi : Naguère du goût (Nagori)

« Chaque mot a son odeur : il y a une harmonie et une dissonance des parfums, donc aussi des mots » avançait vigoureusement Nietzsche dans Humain, trop humain pour révéler, en une alliance sans égale, combien le savoir ne pouvait procéder que de la saveur : du goût du monde laissé dans la parole ou ce qui en tient lieu. Nul doute que ce goût pour les mots et ces mots qui peuvent goûter les choses depuis leur dissonance et leur intime accident au monde et au langage ne peuvent que faire écho au sens, à l’attention et à la patience résolues de Ryoko Sekiguchi devant le temps, les hommes et la cuisine dans son très beau Nagori qui vient de paraître aux éditions P.O.L.

Traiteur littéraire, comme elle se plaît à se qualifier elle-même, Ryoko Sekiguchi livre depuis bientôt une quinzaine d’années, une œuvre de l’entre, une traduction instantanée d’une discipline l’autre : de la littérature à la cuisine, du Japon à la France, de la critique littéraire à la critique culinaire et du poème au traité de cuisine. Mais la cuisine ne se livre jamais chez elle comme un simple repas, ne se ramène jamais exactement à la recette tant s’y observe une poétique du repas qui dit, à parts égales, combien la parole doit rendre compte d’une expérience culinaire et combien la nourriture révèle, comme un miracle impensé, le lien de l’homme à son propre corps, à sa propre histoire, à son propre monde. Après avoir convié des fantômes à dîner dans Dîner Fantasma, évoqué les aliments vaporeux dans Manger fantôme ou les vertus du kaki dans L’Astringent, Ryoko Sekiguchi entame un nouveau chapitre de son œuvre avec Nagori qui fore son goût pour le goût, son goût du mot juste pour la sensation qui fuit et qui se concentre donc sur l’impernanence du monde que seule la cuisine pourrait laisser apercevoir – comme si manger était la chance herméneutique devant un sensible toujours dérobé à nous.

Nagori dévoile ainsi une réflexion, dit Sekiguchi, sur « la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter ». Ce serait presque un livre d’adieu, donc un livre du souvenir, du moment où l’on se remémore, une fois la saison achevée, ce qu’a été la saison en nous. C’est sans doute, plus que jamais, un livre de mélancolie active, une mélancolie qui se goûte, par la nourriture car Nagori est un terme japonais qui dit la nostalgie, qui dit que les saisons ne sont plus de saison, que les fruits et les légumes peuvent témoigner, perdus par la technologie, dans des saisons qui ne sont pas les nôtres non plus que les leurs, combien nous sommes désormais tous « d’arrière-saison ». Les fruits de Nagori sont les fruits hors saison, le moment hors saison, hors temps du temps qui invitent, plus que dans aucun autre de ses livres, Sekiguchi à une profonde méditation sur le temps, mais une méditation physique, depuis ce que la cuisine livre à la bouche par les produits nagori.

De fait, par ces mets qui sont hors du temps, s’impose dès les premiers chapitres un constat sans détours : comme chez tous les grands mélancoliques, la question essentielle de Ryoko Sekiguchi ne concerne en rien le passé, sa célébration ou son désir de tenir l’histoire pour l’unique réponse à un dégoût du temps. Au contraire, activement et avec une douceur qui porte le langage à toujours vouloir effleurer les choses, Ryoko Sekiguchi est une mélancolique car seul le présent l’intéresse. Elle vit la grande passion du présent pour le présent. Car la question du présent, de l’être-au-temps du poème ne passe chez Sekiguchi sans poser la question, proche en mots, de la présence. Qui dira notre être-là au monde ? Qui dira ce qui du monde a pu nous traverser ? Qui dira si le monde a pu, un jour, exister en nous ? Ainsi, la grande question qui taraude Sekiguchi consiste à savoir où est passé le monde. Les hommes ont pu vivre dans un moment reculé du temps, soi-même a pu être un moment de ce monde mais ce moment, comme le monde pour soi, s’est comme évanoui – comme si chacun se tenait dans l’orée d’une désapparition à soi qui laisserait chacun incrédule. Le poème n’est plus que le vide à soi de l’homme. Le poème s’enfonce dans la détresse et l’insuffisance de son temps propre. Le poème est impuissanté par sa folie de croire au monde, par sa folie de vouloir faire du langage le levier herméneutique, par sa folie d’être un temps de langage dans ce qui s’affirme dans l’évanouissement même de la présence au monde.

Pourtant, le poème veut croire au monde : le poème veut se tenir comme le passage, comme ce qui peut se soulever du langage jusqu’à la preuve ontologique de l’être, de sa présence même ténue à l’existence. Le poème est le Reste du reste, c’est-à-dire le lieu où le langage existe encore un peu mais sous la forme exsangue et trébuchante des « mots » tant, chez Sekiguchi, le langage ne se dit que par le vocable de « mots », restes du Reste, atomes détachés d’un grand Tout perdu. Et le mot n’est pas le langage du langage, un supra-langage, à savoir la tant vantée fonction poétique du langage de Jakobson. Car le langage chez Sekiguchi n’est plus. Il ne reste que les « mots » qui n’insistent pas dans le langage mais veulent insister dans le monde : en révéler la possible existence à un moment ou un autre, bientôt perdu dans les gravats de ressouvenances et de morts continues. L’être n’est plus, c’en est fini de lui mais les mots peuvent en avoir capté, comme autant de flacons, l’essence brisée.

On ne saura dès lors guère surpris devant l’étoilement du langage, l’après-désastre de la syntaxe au monde qui n’est plus que l’illusion tragique de soi que, chez Sekiguchi, Nagori s’impose comme la clef de voûte du poème. Nagori devient le double intercesseur du poème à l’homme : parce qu’il n’est pas une phrase mais précisément son reste de langage : le mot dans sa solitude et donné comme un monde. Et parce que ce mot est le souvenir de la trace, non la trace seule mais le souvenir, son point de conjonction entre ce qui a été, sa traîne dans le présent et la révélation continue, par reste, de ce que le monde a été. Ainsi, dit Sekiguchi, Nagori se donne comme le temps à l’état impur : telle est la loi secrète et discrète qui guide le poème sans poème de Ryoko Sekiguchi. Ici le poème a été chassé du poème pour retrouver l’immanence la plus neutre d’un monde dont le langage est la barrière et l’impasse résolues.

Car, de manière douce et feutré, le Nagori agit comme un révélateur herméneutique du monde par la bouche. Il est une manifestation, peut-être plus concrète encore que dans les livres précédents de Sekiguchi, du cœur même de sa parole, ce que, chez tout auteur, il conviendrait de nommer le paradigme blanc, celui à partir duquel, noyau poétique, la parole pourra se déployer à nu, prendre son essor pour venir conquérir la parole même. Et chez Sekiguchi le paradigme blanc de l’œuvre est, comme souvent dans le contemporain, un paradigme qui déjoue le paradigme, qui suspend la bipartition frontale des contraires et doit s’entendre comme un paradigme du non-paradigme : un neutre, un point nul d’appartenance, un détail saisi ou bien plutôt une caresse en passant. A ce titre, le Nagori qui dit la traîne des saisons, un temps à la traîne, la traînée irréconciliable du temps comme son échappée hors du temps, ne peut se révéler qu’à la faveur de ce qui obsède déjà Sekiguchi : le vaporeux, le fantôme, l’immatériel, le fumet, le spectral. Ce qui est et non-est dans le même temps et qui se cristallise, plus que dans aucun autre état de la matière, dans la nourriture.

En ce sens, le mets chez Sekiguchi ne doit jamais se lire comme le plaisir de la bonne chère, comme la ripaille latine et ventrue qui ferait l’éloge de la bonne table, du bien manger, de l’opulence active et affichée : de la bourgeoisie de table, soucieuse de son assiette qu’elle veut tenir comme l’œuvre d’art qu’elle ne saurait par ailleurs accomplir, se cantonnant à la toile des nappes quand elle ne peut trouver ni celle des peintures ni celle des pages. A son violent contraire, la cuisine chez Sekiguchi se donne résolument comme le seuil d’accident qu’une rencontre avec le monde peut produire en soi. Le goût s’affirme donc comme ce qui, éphémère parmi l’éphémère, pénètre le sujet le temps d’un souffle, d’une bribe, d’un saisissement comme d’une fusée baudelairienne pour clamer que le monde a été : ce qu’il faudrait nommer non la guerre du goût mais le naguère du goût, son toujours naguère en nous : la bouchée de souvenir. La nourriture s’affirme comme le memento mori dont Sekiguchi perçoit la force miraculeuse – comme si le goût de la nourriture était le contre-signe. Il n’y a pas de signe dans le Japon de Sekiguchi, il n’y a pas Roland Barthes voyant depuis l’Occident un monde scindé depuis sa vision qu’il doit réconcilier à celle des Japonais. Le contre-signe, c’est toujours la matière mise à nu dans son éclat sans parole nous dit Sekiguchi et la preuve de son passage en nous, son arrière-saison et son arrière-goût : le goût lui-même tel qu’il se donne dans un plat. Car chaque plat pointe, chaque plat est un punctum de monde alors que, décidément, rien ne peut désormais nous dire qu’il a existé.

De fait, chez Ryoko Sekiguchi, le monde est une constante impermanence à soi. Le monde est le trou de l’existence de chacun. L’homme est la fragilité la plus intense parce que la plus passagère de chaque détail d’un atome. L’homme n’est toujours que la seconde manquée du Temps – un temps qui appelle le Temps lui-même puisque dans le monde, l’humanité est un accident, à savoir un miracle qui, comme tous les miracles, repose sur l’invraisemblable. Il faut donner à l’homme des gages de son existence, il faut lui prouver qu’il existe : il faut que la nourriture lui dise combien il est au monde. En ce sens, se nourrir chez Ryoko Sekiguchi atteste du fragile et impensable miracle de se tenir dans le monde, même quelques instants. Le rapport de chacun au monde est celui de la ténuité si bien qu’on ne saurait relever ici toutes les mentions du passage : la nourriture est passage, seuil, intranquilité de ce qui s’évanouit. La ténuité ne dit rien d’autre chez Sekiguchi que le sensible dans toute son évanescence, dans toute sa dérobade, dans toute l’incrédulité de l’homme devant lui. En un mot : la nourriture est l’éphémère de l’éphémère, à savoir sa question adressée à l’homme.

A ce titre, cuisiner, œuvrer à nourrir puis manger se donnent comme la part la plus vivante de la vie : c’est un morceau de matière vivante qui peut être ingéré – comme s’il fallait considérer la nourriture comme l’archisensible du monde, à savoir sa seule et unique possibilité à être. Où donc archisensible signifie infrasensible : ténuité de la ténuité, souffle, espoir, vie saisie dans ce qui ne saurait échapper à l’infime mais infime néanmoins, toujours. Sekiguchi ne manque par ailleurs pas de l’affirmer puisqu’elle désigne la nourriture comme un « être vivant », comme ce qu’il y a de plus vivant dans le vivant, évoquant des plats « leur corps d’être vivant ». Il faut le dire : la nourriture traverse l’homme, elle innerve le vivant et elle pourrait se livrer à l’homme dans un verbe permettant de dire ce vivant pour la vie : « incorporer » comme on dit d’une préparation culinaire au moment de mêler les ingrédients les uns aux autres.

Peut-être, de fait, la cuisine chez Ryoko Sekiguchi dit-elle ce rapport au temps et au monde que le contemporain en tant qu’il est un temps qui doit nous appartenir dessine avec acuité. Le temps qui se vit dans le Nagori est un grand temps de l’Après, du post généralisé à l’échelle de la fuite atomique du monde. Le Nagori est l’Après temps des saisons, l’Après temps des repas, l’Après temps du repas – l’Après temps du poème, son Après littérature. Car manger ne revient pas uniquement à manger. Manger n’est jamais la tautologie solitaire d’un homme à table. Manger, c’est l’hypallage constante d’un mets offert à l’interprétation où, défiant l’idée même de rhizome, il s’agit de retrouver de la nourriture le goût du temps et sa couleur, apprécier des mets couleur du temps, couleur d’Après.

En ce sens, chez Ryoko Sekiguchi, cuisine rime avec Mnémosyne tant la préparation d’un plat se vit dans la puissance d’une achronie qui laisse entrevoir l’homme dans un entrebâillement de seconde. Warburg des fourneaux, Sekiguchi fait de chaque repas un atlas de ce qui est révolu tout en étant encore présent, dans un Après Temps qui dit l’anachronisme constant du rapport de l’homme non à son temps mais au monde lui-même : deux temps scindés, l’un de revenance, l’autre de disparition. Cuisiner, c’est comme Warburg, c’est monter des temps hétérogènes, les incorporer sans répit pour faire se lire des strates temporelles qui ne devraient jamais se rencontrer, trouver, dans le cours général du monde, le moment où le passé fera accident dans le présent pour non pas rendre le passé (le passé est toujours révolu, dans une infranchissable tautologie) mais pour restituer au présent sa présence, toujours fugitive, toujours de passage, toujours trop brève. Le monde n’a pas besoin de haïku car la nourriture se tient déjà en nous comme l’haïku qui ne s’écrit pas, dit le fugace de ce qui se dérobe, et trouve la voie des temps hétérogènes par un souvenir de bouche, par le goût du temps à l’état nu. Si bien qu’il faudrait pouvoir le dire : les deux modèles culinaires de Sekiguchi sont le feuilleté et le consommé, c’est-à-dire la science du mélange, la grande et science croisée du vivant qui, par montage, devient l’hétérogène devenu instant du Temps, poudre du Temps : soupir du monde dans la bouche.

Trouver le poème hors du poème, le lieu où il a été chassé, c’est finalement pour Sekiguchi ne pas quitter la voix sombre – celle de la bouche : rester dans la bouche qui disait la voix du poème mais pour goûter tant les mots livrent du monde le goût mais le goût est une physique : le poème chassé du poème mais toujours dans le lieu de ce qui a été sa diction, et dont, désormais, la physique est une fragilité mais aussi un existant. Car, peut-être pour la première fois de l’œuvre de Ryoko Sekiguchi, s’opère un retournement paradigmatique qui en infléchit les arêtes et désire laisser les fantômes aux fantômes. Le memento mori qu’est la nourriture tend à ne plus se souvenir des morts, des disparus, des êtres qui ont pu être chers. Le dîner des fantômes s’est évanoui. C’est au grand dîner des vivants que veut désormais convier Ryoko Sekiguchi puisque si le Nagori dit l’absence, il révèle par-dessus tout la présence, la permanence indéfectible de la vie à elle-même, son prolongement dans le jour de nous. La nourriture n’est pas ainsi uniquement un temps : elle en est l’intuition, à savoir l’aura du vivant au moment où nous avons tous lieu et ce miracle peut être reconduit par le repas à plusieurs. Il faut trouver le banquet qui est le « nous » de la nourriture dans le contemporain, ce moment où le poète chassé du poème trouve à sa table le moment que lui refusé le langage, ce moment où chacun a le monde dans la bouche – pour trouver les noces recommencées du vivant. C’est pourquoi Nagori ne peut que s’achever sur un banquet, sur la préparation du banquet qui était venu clore une année de pensionnat à la Villa Médicis. Il ne s’agit pas ici de pétrir de regrets le monde, de dire que le temps ne reviendra pas : il s’agit de se livrer au moment de vie qu’installe la promesse du vivre au cœur de chacun. On y découvre les ingrédients, les cent ingrédients comme autant de métonymies insécables de chaque pensionnaire. On y retrouve le soin de la naissance, on y apprend le rituel de la revenue de la vie à elle-même par le lien du banquet, par la recouvrance de la vie à soi. Décidément, on ne répare pas les vivants : on les mange dans l’Après du Nagori.

En définitive, on l’a compris : il faut se procurer le très beau Nagori de Ryoko Sekiguchi qui dit en l’espace d’une bouchée combien le monde peut revenir à soi. Combien nous vivons dans un grand Après qui laisse la chance à chacun de revenir à soi-même, de retrouver, par le goût, son intime rapport au temps et au présent. Nagori n’est pas un livre comme un autre – il se tient devant nous comme le modèle pratique d’une vita nova du poème et des hommes. C’est, littéralement, un manuel de savoir vivre qui ne peut que faire écho à ce que Hölderlin clamait en son temps d’indigence qui ici ouvre l’appétit : « Ce qui reste, les poètes le fondent. »

Ryoko Sekiguchi, Nagori, éditions P.O.L, octobre 2018, 142 p., 15 € — Lire un extrait