Ryoko Sekiguchi : Quel discours autour du goût ?

© Christine Marcandier

Le métier de critique gastronomique est une invention française de la seconde moitié du 18e siècle. Car tous les pays où une gastronomie s’est développée n’ont pas perçu comme nécessaire la constitution d’un discours analytique autonome sur les jugements culinaires. Par Ryoko Sekiguchi.

Dans cet article, j’essaierai d’avancer des questionnements plus que de les résoudre – telle n’est ni ma capacité ni mon rôle en tant qu’auteur non universitaire – en effectuant un tour succinct de divers modes de discours sur le goût, la cuisine et l’alimentation. Ces questions apparaîtront éventuellement disparates et arbitraires, du fait des problématiques variées que le thème regroupe. Elles resteront aussi incomplètes, tant l’exhaustivité est ici impossible. Néanmoins, comparer les situations éditoriales entre la France et le Japon dans ce domaine nous permettra de réfléchir sur des modes d’écritures autour de la cuisine considérées naturelles ou évidentes, aussi bien par les Français que pour les Japonais. Ces deux pays partagent un niveau d’attention comparable à la cuisine, et surtout, sont dignes de comparaison du fait que les écrits sur la gastronomie forment un corpus suffisamment abondant dans les deux pays — Au Japon, les ouvrages de natures diverses sur la cuisine publiés entre le 17e et la première moitié du 19e siècle se comptent par centaines.

Je laisserai de côté la question des blogs sur Internet. Les sites de bloggeurs et autres nouveaux « chroniqueurs culinaires » sont un phénomène récent et passionnant à décortiquer, mais disperserait quelque peu notre propos. Je ne traiterai ici que des écrits publiés dans le circuit éditorial professionnel.

Critique, littérature

L’expression des jugements de valeur, n’est pas inconnue au Japon, loin s’en faut, et à l’époque d’Edo en particulier, on était même friand de classements : le classement des courtisanes, des plantes, des musiciens et des comédiens, et donc aussi des restaurants, étaient publiés sur le modèle du banzuke (littéralement : « mise en nombre ») des lutteurs de sumo, qui existe depuis le milieu dix-huitième siècle. Mais si les lutteurs de sumo sont effectivement classés selon leurs résultats en tournoi, les autres banzuke n’étaient que de pur divertissement. Il s’agissait plutôt de listes de noms à visée promotionnelle et de guide, sans caractère d’autorité.

À l’époque moderne, le Japon a adopté les protocoles d’évaluation occidentaux, en particulier ce qu’on appelle la « critique ». La notion de critique littéraire fait son apparition au Japon presque simultanément à la naissance du genre romanesque. Plusieurs outils institutionnels artistiques aussi : les salons, l’académie, les Beaux-Arts, et avec eux leur corollaire, la critique d’art. Mais curieusement, pas le métier de critique gastronomique. Cela ne veut pas dire que les écrits sur la cuisine n’existaient pas, au contraire. Les écrits sur la cuisine sont abondants, l’étaient depuis longtemps, mais dans un autre registre que celui de la critique. En 1903, le journal Hôchi publie pendant toute une année un feuilleton. Son titre : Plaisir de la cuisine, par Gensai Murai (1864-1927). Le livre est ensuite publié en volume — Gensai Murai, Shokudôraku, 1903 — et se vend à plus de cent mille exemplaires. Ce livre contient 630 recettes de cuisine japonaise, occidentale et chinoise, introduisant des ingrédients rares à l’époque : la cervelle de veau, le chapon, l’asperge, le tapioca… Mais pour son auteur, il s’agit d’un « roman », avec un personnage principal, une femme, qui essaie de gagner le cœur de son bien-aimé par la cuisine. C’est le bien-aimé en question, homme de lettres, qui tient le discours pédagogique sur la cuisine. Alors qu’en France ce projet aurait sans doute pris la forme d’une chronique de critique gastronomique, au Japon, il a pris la forme d’un curieux « roman d’éducation culinaire », de fiction romanesque, elle-même invention de la modernité, sur support périodique.

Le critique gastronomique n’est pas apparu en tant que statut professionnel, mais le « gastronome » au sens le plus profond du mot, lui, existe bien. Le modèle en a été établi par Rosanjin Kitaôji (1883-1959), inventeur de la notion de bishoku, littéralement « Le Beau de la cuisine » ou « Déguster en beauté », qui se fixera comme l’équivalent de « gastronomie », alors qu’il était à l’époque en concurrence avec des mots comme shokutsû, « connaisseur du goût » ou shokudôraku, « amateur de goût », mais qui peut se traduire aussi bien par « épicurien » (c’est le titre même du feuilleton de Gensai Murai).

Rosanjin a élaboré une véritable philosophie de la gastronomie, par des textes publiés dans divers magazines et journaux. Il a également laissé de nombreux écrits sur l’art et la céramique, et on peut considérer Rosanjin comme un esthète complet, dont les écrits définissent une esthétique culinaire et de tous les objets d’art qui entrent dans la catégorie des arts de la table. C’est également le cas de Ken’ichi Yoshida (1912-1977), romancier, traducteur et angliciste, fin gastronome lui-même, l’une des plumes les plus célèbres de son époque, atteignant au sublime pour les scènes de table de ses essais littéraires, comme certains hommes de lettres français au 19e et jusqu’au début du 20e siècle. On peut dire qu’au Japon, la littérature a toujours su faire la cuisine.

Remarquons d’ailleurs que l’on désigne généralement les auteurs de livres de recettes du nom de « chercheur en cuisine » (ryôri kenkyûka), mais que le mot « critique gastronomique » pour désigner des journalistes spécialisés dans le domaine culinaire ou des chercheurs en alimentation est beaucoup moins répandu en japonais qu’en français : le Wikipedia japonais dénombre par exemple une dizaine de catégories de « critiques », mais pas celle de « critique gastronomique ». Masuhiro Yamamoto, qui fut actif essentiellement dans les années 1980, se nommait lui-même « le premier critique culinaire japonais ». Si le mot « critique gastronomique » a fait une apparition au Japon à cette époque lors de la mode des restaurants français, l’acception du mot est restée superficielle.

Rieko Saibara et Yûji Kôtari, Ura-Michelin
Rieko Saibara et Yûji Kôtari, Ura-Michelin

Au début des années 1990, qui marque la fin de l’époque de spéculation boursière, est paru un livre de la dessinatrice de manga Rieko Saibara et de l’essayiste Yûji Kôtari, intitulé Ura-Michelin (littéralement : « Le Michelin haineux ») en trois tomes, aux éditions Asahishinbun. C’est une sorte d’anti-critique, qui s’attaque aux figures de « critiques gastronomiques » médiatiques qui se contentent de faire la promotion de grandes maisons dont (d’après ces auteurs) ils reçoivent des faveurs particulières. Les restaurants de luxe qui pullulaient à l’époque en prennent aussi pour leur grade. En définitive, il s’agit plutôt d’une critique acerbe de la société de consommation, et il est intéressant de remarquer que c’est le métier de critique gastronomique qui sert de cible à ces railleries. Tout comme les restaurants de faux luxe construits à cette époque pour tirer profit d’une clientèle de nouveaux riches, « critique gastronomique » est considéré négativement comme un « métier à la mode », sans fonds réel. Et si, aujourd’hui, les guides de restaurants existent bel et bien, ils reposent effectivement sur un travail d’équipe plutôt que sur la renommée d’une signature.

« Narration » de la gastronomie

Nous pouvons donc dire que nous avons deux herméneutiques ou discours esthétiques sur la cuisine : celle de la gastronomie française qui a besoin d’une critique institutionnalisée qui valide une hiérarchie des goûts pour pouvoir décortiquer et analyser la valeur historique et esthétique de ce qui se trouve dans notre assiette, et celle de la culture culinaire japonaise qui a toujours été accompagnée d’une « narration » pour goûter la valeur dans sa globalité organique, laquelle inclut ce qui se trouve hors de l’assiette, comme la fonction sociale et l’atmosphère d’un repas en un lieu donné. Car même si de nombreux critiques gastronomiques français prétendent prendre en compte des critères « élargis », tels que le service et le cadre, leur discours consiste principalement à extraire du « moment » du repas ce qui est servi, à le constituer en objet en soi. Cela est même définitoire de la critique. Pour en parler de façon critique, il faut que le plat que l’on déguste soit délimité de façon abstraite, comme un tableau par son cadre, alors que la gastronomie japonaise part plutôt du principe qu’un plat n’a jamais le même goût ni aucune valeur indépendamment d’un lieu, de circonstances et de convives réels. La nature intrinsèquement subjective du goût implique la narration d’un repas. Ce qui ne veut pas dire que le travail du chef n’y trouve pas l’expression d’un respect particulier. Non pas parce que la gastronomie japonaise refuserait la hiérarchisation, mais plutôt parce que le souci principal du chef n’est pas de « créer un univers dans une assiette », mais de « créer un univers dans le temps d’une soirée ». En tout cas cette façon de voir les choses permet de comprendre pourquoi un artiste comme Rosanjin Kitaôji, que j’ai évoqué tout à l’heure comme gastronome, mais qui était aussi et même surtout connu comme céramiste, calligraphe, peintre et cuisinier, organisait ses repas comme Wagner ses opéras, comme des productions d’un « art total » autour d’une table, ne concevant pas des recettes sans un espace décoré par ses tableaux, et ses calligraphies, les plats servis dans ses céramiques et ses bols en laque fabriqués par lui-même, parfois en chef ou en tout cas en ayant orchestrés la totalité des menus, évidemment avec les légumes de ses potagers (Son travail d’artiste a été exposé en 2013 au Musée Guimet dans le cadre de l’exposition L’art de Rosanjin, génie de la cuisine japonaise et un catalogue a été publié à cette occasion)

Il est clair qu’une telle expérience, par nature personnalisée, spectacle vivant pour les cinq sens, se prête mal à une hiérarchisation ou à une notation, et l’apparition d’un tel artiste ne se conçoit que parce que « créer un espace-temps gustatif dans son ensemble organique et chaque fois unique » est un consensus préalable et dominant dans le domaine de la gastronomie japonaise.

Dans les magazines culinaires, nombreux au Japon, on trouve bien entendu des articles sur les restaurants. Toutefois, ces articles semblent viser bien autre chose qu’une critique gastronomique, et cela d’autant plus clairement que la plume qui signe l’article est talentueuse. Macky Makimoto, qui se proclame « trotteur-mangeur », l’illustre bien : ses « lectures » de plats, tout en étant des modèles de précisions et de délicatesse, ne reposent pas sur le lourd socle du jugement de valeur assorti d’une note. Grâce à son style qui fait « prendre corps aux ingrédients », chaque goût, chaque plat parle presque à celui qui le mange, et impose à son tour sa métamorphose. En cela, il n’oublie jamais de nous rappeler que l’acte de manger est avant toute autre chose incorporation de la vie d’autrui. En lisant ses textes, on comprend certes le concept et l’objectif de la recette, l’association des goûts et des textures et même le travail global du chef sur ce plat, pour le contenu on peut dire que c’est de la critique gastronomique, mais son écriture est incontestablement celle d’un écrivain au sens le plus littéraire du terme.

Cette conception de l’écriture culinaire est sensible jusque dans les périodiques grand public. Danchû, mensuel visant un lectorat de cadres qui portent un intérêt à la gastronomie, propose, dans un numéro spécial sur les vins, de décrire les bouteilles sur le modèle du « portrait », comme une personne que l’on rencontrerait. Jugeant la terminologie œnologique à la française enquiquinante, le magazine décrit telle bouteille comme « une femme plus âgée que vous, compétente et qui sait prendre une décision », ou comme « un homme avec un bon sens de l’humour », une autre comme « qui a du style », « charmante », « accueillante »… La quête d’une narration est clairement présente.

Le désir de narration pousse les journalistes à trouver chacun leur style, à se distinguer des autres par leur écriture. Les écrits sur la gastronomie au Japon constituent pour ainsi dire une « frange littorale » : parmi ces journalistes, certains seront considérés comme des « essayistes » et se verront reconnaître une place dans le champ de la littérature ; inversement, des écrivains gourmets peuvent écrire des chroniques culinaires dans un magazine spécialisé sans démériter. La porosité s’opère à double sens entre journalisme culinaire et essai littéraire.

Analyse de recettes, analyse de paroles de cuisiniers

Atsushi Tsuchiya, qui se définit comme « critique de livres de cuisine », a publié un ouvrage dans lequel il classe et analyse 21 recettes représentatives de différents chefs auteurs de livres de recettes (Kono recipi ga sugoi ! (cette recette est superbe !), Fusôsha shinsho 181, 2015). Précisons qu’il ne s’agit pas ici de « plats signatures » de grands chefs, plats sur lesquels se fonde la renommée d’un chef et dont la recette est généralement gardée secrète, mais de recettes écrites et publiées qui ont eu du succès auprès des lecteurs.

Ici, l’objet de l’analyse est donc l’écrit sur la cuisine ; une mise en abyme s’opère, à partir duquel les « recettes » cessent d’être un simple protocole de fabrication culinaire et deviennent de véritables « objets textuels ». Pour mieux dire, objets textuels elles l’étaient déjà, mais sont à partir de ce moment objectivement considérées comme telles. Et nous pouvons dire, comme l’auteur Atsushi Tsuchiya, qu’au Japon, les « critiques culinaires habitent ce va-et-vient de textes ».

Mari Ako, quant à elle, dans son livre Les vulgarisateurs de la cuisine et leur époque (Éditions Shinchô, 2015), a décrypté la mise en image de plusieurs auteurs de livres de cuisine qui assuraient également l’animation d’émissions à la télévision et ont connu un véritable statut de vedettes du petit écran pour leur public de femmes au foyer tout au long de la deuxième moitié de 20e siècle. Elle montre comment ces auteurs, à travers leur époque, ont reflété le rapport à la cuisine dans les foyers japonais et l’image de « celle qui cuisine » à la maison (qui, ces dernières années, est aussi devenu « celui qui cuisine »). Comme Atsushi Tsuchiya, c’est sur la matière de leurs recettes et de leurs essais que Mari Ako se base pour analyser comment chacun de ces auteurs a fabriqué son image en accord avec son époque.

Je dois préciser qu’il ne s’agit absolument pas d’ouvrages universitaires. Ce sont tous deux des livres publiés dans le format shinsho, proche du livre de poche en France mais dédié aux sciences humaines et ouvrages de vulgarisation, très souvent écrits spécifiquement pour ce format. Ces collections ne traitent que de sujets susceptibles d’attirer le grand public, et le premier tirage est généralement de six à huit mille exemplaires ; tout éditeur de taille un tant soit peu conséquente développe une collection shinsho.

Il est déjà assez significatif que les éditeurs de ces livres aient jugé que des ouvrages « d’analyse de recettes » puissent se vendre. Bien qu’assez atypique au demeurant, le fait que ces ouvrages ont été acceptés et lus signifie qu’il y a un consensus pour lire les recettes de cuisine comme des textes.

C’est sans doute cette situation qui fait que les auteurs de livres de recettes peaufinent aussi leur plume, et font des efforts pour créer chacun leur « style », même si la part de codification peut être importante. Si les recettes étaient considérées comme de simples indications techniques dans un manuel, celles-ci seraient rédigées de façon uniforme et insipide dès la phase de l’écriture, puis encore plus recadrées par les éditeurs. Mais en japonais, la « grammaire » des recettes de cuisine me semble beaucoup plus variée et personnalisée, au point qu’il n’est pas rare de lire des commentaires de lecteurs sur des livres de recettes expliquant qu’ils ont apprécié le « style » de l’auteur, son adéquation avec son univers esthétique. Ce qui prouve il me semble que la conscience que les recettes de cuisine appartiennent bien à la catégorie des textes « écrits » est bel et bien partagée par les lecteurs, tout au moins une certaine partie d’entre eux – Dans le numéro d’avril 2016 de Danchû, numéro spécial « Qu’est-ce qu’une bonne recette ? », les rédacteurs interviewent 28 personnalités sur la notion de « bonne recette », ou présentent des recettes qui apparaissent dans des romans, ou encore, proposent l’idée d’« élever les recettes » comme on élève un enfant.

Dans Cuisine occidentale à l’époque shôwa, repas dans les cafés à l’époque heisei (Editions Chikuma, 2013), Mari Ako a poursuivi la même approche, cette fois par l’analyse de l’évolution des photographies publiées dans les magazines et des scènes de repas dans les romans, les magazines et les manga.

Pourquoi ces mises en abyme du discours gastronomique ? Tout tend à démontrer que le concept de critique gastronomique se conçoit au Japon comme une subdivision de la critique littéraire, laquelle existe parfaitement et constitue un métier respectable et respecté. Le critique gastronomique a sa place au Japon, dans la mesure où son objet d’analyse serait des « textes culinaires ». En France, un projet équivalent aboutirait peut-être à un ouvrage historique sur l’évolution du goût à travers l’étude d’un corpus de critiques gastronomiques et l’analyse du style personnel de chaque critique. Ne serait-il pas intéressant de découvrir dans un tel ouvrage la nature du discours produit par ce métier, dans une perspective comparatiste avec les commentaires culinaires de blogs, par exemple ?

Un nouveau langage pour la gastronomie ?

Dans un dossier intitulé « L’incroyable angoisse qui oppresse les chefs étoilés », les chefs se confessent : « Cette quête de la perfection est dans nos gènes. Depuis que je me suis engagé en cuisine, je n’ai jamais noué mes lacets le matin sans penser à conquérir ou à conserver trois étoiles » (Yannick Alléno) « Les chefs qui ont décidé de monter dans la hiérarchie, d’être reconnus par les guides, sont sans cesse angoissés » « Lorsque je suis revenu dans l’établissement familial il y a quinze ans, mon père avait perdu son macaron. Alors il fallait le reconquérir ! » (Arnaud Lallement) « Nous sommes taraudés par un doute permanent, nous avons toujours peur de rater un service, de subir un mauvais commentaire surtout s’il est injustifié… » (Guy Savoy).

Ils parlent comme si c’était le lot commun à tous les chefs, mais en réalité, ce n’est pas le cas de toute la gastronomie du monde, et on peut dire que c’est précisément la présence de cette institution classificatoire qui génère un certain comportement, et surtout un « langage » parmi ces chefs. Ce vocabulaire peu goûteux : « conquérir », « hiérarchie »… qui foisonne tout naturellement dans ces témoignages illustre bien la vision du terrain qu’ils considèrent comme universel.

Il n’est pas possible au classé de refuser d’être classé. C’est presque dans la définition du classement, puisque la publication du livre rouge est le seul moyen de savoir, pour un chef japonais, si son nom apparaît. Quelle liberté de réaction a-t-il alors ? Bien plus que les enjeux économiques supportés par les restaurants, le point qui nous concerne est de savoir si cette arrivée du discours classificatoire étroit ne va pas changer le langage des chefs japonais, et par extension, leur définition du métier, pour adopter un discours qui se rapprochera de celui des chefs français.

L’inverse sera peut-être vrai.

L’expression « subir un mauvais commentaire » dans la citation de Guy Savoy est caractéristique. Ici, « mauvais » a manifestement le sens de « négatif », et non pas de « piètre qualité ». Les commentaires visés ne sont pas perçus comme de « critique » véritablement digne de ce nom, qui apporterait un éclairage, positif ou négatif, sur le travail du chef. De là le sentiment que le chef « subit » ces « commentaires », et non pas des « textes ».

À proprement parler, c’est l’absence de vrais textes en accompagnement de ces classements que signale cette angoisse des chefs soumis à un rayonnement de haute énergie sans aucune atmosphère protectrice. Classement n’est pas synonyme de critique. On peut se demander si ce ne sont pas ces classements sans texte de critique de fond pour analyser leur travail et le champ global de la gastronomie et ainsi leur donner des indices pour avancer, qui les terrorisent et leur laissent un sentiment de ne pas être compris.

La présence de discours littéraires ou narratifs au sens large sur leur travail tels que pratiqués sur la scène éditoriale japonaise, leur apporterait une parole alternative, libérée des jugements et des classements, des options de conquête et de défaite, et pourrait in fine relativiser et modifier la vision de la gastronomie française telle que la perçoivent les acteurs eux-mêmes.

La gastronomie et l’écriture qui l’entoure me paraissent en interaction complexe et organique, et d’effet beaucoup plus conséquent que ce que l’on a tendance à croire.

Ryoko Sekiguchi est écrivain, auteur de nombreux ouvrages — dont Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises (2013) et La Voix sombre (2015) chez POL ou Dîner fantasma (avec Felipe Ribon, Manuella Éditions, avril 2016) et Fade & Unami (Argol, à paraître en mai 2016).