2017 en rencontres cinématographiques

Twin Peaks © David Lynch /SHOWTIME

Une excellente année pour l’industrie du cinéma nous déclare-t-on. La troisième meilleure depuis 50 ans. Pour l’industrie, les chiffres, certes. Et il ne faut pas se mentir, c’est une bonne chose lorsque l’on connaît le modèle de répartition qui profite à la création. Pour trouver en revanche quelque geste artistique digne d’intérêt, qui interpelle les spectatrice.teur.s, les met en inconfort, les soulage, les blesse comme dirait Roland Barthes, il fallait comme d’habitude et encore davantage redoubler d’efforts, débroussailler, faire le tri parmi les désormais quinze sorties hebdomadaires. Un rythme insensé qui serait bienvenu s’il n’était pas en outre caractérisé par sa pauvreté qualitative.

On sait reconnaître les très mauvais films. Les pièges éreintants se cachent en revanche dans ces film moyens, pas franchement nuls, avec souvent d’autre intérêt que leur sujet, la prestation d’un.e acteur.trice, la signature d’un.e réalisateur.trice, mais ne sont au fond tristement que la variation d’un même, d’un déjà vu. Dans ce formatage en règle, cette catégorisation en niches à peine voilée, qui endorment les spectatrice.teur.s autant qu’ils sont sclérosants pour la création, du film historique au biopic en passant par les comédies qui n’en sont pas, la palme revient probablement au documentaire.

Ce dernier se voit de plus en plus évidé de sa part créatrice, de sa subjectivité, de l’audace formelle qu’un.e auteur.e doit y investir, au profit désormais presque totalitaire de sa part la plus basse : son sujet (il se doit néanmoins  et surtout d’être « original », inédit, etc.) ; réduit à sa stricte nature de document. Les fameuses « réalité » et « vérité ». Il conviendrait apparemment d’étancher une soif sans fin pour ces deux-là. Mais là où la représentation échoue à les transfigurer, en dissimulant le point de vue inhérent à toute production, il ne peut y avoir que du mensonge, de l’ennui. Le réel comme argument commercial placardé sur les affiches, annoncé en ouverture ou fin de films de fiction est encore un autre symptôme alarmant de son détournement. À peine ose-t-on remettre en cause une mise en scène qu’un « Tu peux pas dire que c’est pas vrai quand même! » ne tarde pas à surgir.

Le cinéma semble donc avoir un effet de réel tellement puissant qu’il aurait la capacité de masquer, de détruire toute la relativité (sans être nihiliste : des vérités historiques existent) du réel précédent évidemment au médium. Relisons entre autre Robert Bresson à ce propos : « Le réel brut ne donnera pas à lui seul du vrai », ou : « Qu’est-ce que c’est, face au réel, que ce travail intermédiaire de l’imagination? ». L’imagination, oui, manque cruellement. Outre la confusion regrettable avec le reportage, le documentaire souffre, il faut le dire, d’auteur.trice.s qui pensent trop souvent qu’il suffit de raconter leur petit drame personnel ou familial pour que cela ait un quelconque intérêt pour celleux à qui iels s’adressent. Parce qu’il faudrait apparemment considérer que les spectatrice.teur.s  sont des idiot.e.s, des documentaires se vautrent dans des dispositifs didactiques ampoulés, souvent portés par des voix off sachantes, la vacuité de musiques de surlignement, et des plans creux, laids, aux faux airs mystérieux d’enquête. Tout doit être là, dit, montré : au diable l’essai, l’expérimentation, la poésie de l’entre-image.

Il n’y avait heureusement pas que des imaginaires qui fanent dès la sortie de l’obscurité de la salle. Certainement plus rares, d’autres font cinéma, hantent, détruisent et reconstruisent simultanément en nous notre vision du monde, notre rapport à l’altérité. Ces « rencontres avec les choses » dont parle si justement Gilles Deleuze. Aussi, il convient sans doute immédiatement de tordre le sens ce qui sera ici appelé « cinéma », justement parce que ce qui fait œuvre de cinéma n’est plus depuis longtemps conditionné à l’expérience de la salle. À l’approche qui veut voir une si bien nommée querelle des dispositifs – avec des vertus indéniables mais sclérosantes, posant une grille rigide peu pertinente pour appréhender les porosités, la fluidité qui s’opère entre ceux-ci –, faudrait-il peut-être préférer et reconsidérer l’héritage et les possibilités entrouvertes par l’expended cinema. C’est ainsi que sur la base de cette acception, et dans ce qui sera là une esquisse d’un panorama cinématographique de l’année, plus qu’un top hiérarchisé, évidemment subjectif, conditionné aux choses vues et à une mémoire heureusement et terriblement lacunaire, série et clip rejoignent naturellement film, long et court, de fiction et documentaire.

Twin Peaks the Return de David Lynch

Twin Peaks est mort! Vive Twin Peaks! Noyade ou apnée de 18 heures dans ce qui est bel et bien un film découpé pour sa diffusion. Il fallait faire le deuil d’un lieu, de certains personnages, accepter de partir à New-York ou dans la Dakota du Sud. Lynch pratique là à merveille le contournement nécessaire pour mieux revenir à Twin Peaks, tout en nous mettant dans cette position inconfortable : l’attente. L’inconfort d’un présent qui voit la recherche vaine d’un passé qui n’est déjà plus se mêler à l’avènement d’un futur lui aussi en fuite perpétuelle. Les premiers épisodes déroutent et subjuguent par la primauté du régime de l’image sur celui de la narration. L’image pour sa couleur, sa plasticité, son symptôme temporel, véritable délire sensoriel pour les spectatrice.teur.s à l’instar de celui dans lequel son protagoniste flotte. La parodie égarée revient alors lentement mais sûrement, avec un Cooper alias Dougie hors de lui-même mais hyper lucide à la fois, tandis que les ambiances feutrées des premières saisons renaissent à chaque fin d’épisode au Bang bang bar. Mais peu importent les symptômes, la capacité de la série à représenter les entre-deux est ce qui constitue son essence profonde. Parmi eux, des occurrences et souvenirs qui hantent désormais à jamais: la danse improbable d’Audrey; la désacousmatisation magique (cf. Michel Chion) de Diane sous les traits Laura Dern ; la disparition déchirante de la Log Lady ; une explosion nucléaire subjuguante ; une boule lumineuse contenant le visage de Laura sortie de la tête du géant ; le rendez-vous galant loufoque de l’agent Albert ; le rêve de Monica Bellucci : « We are like the dreamer who dreams and then lives inside the dream. But who’s the dreamer ? » ; et cette BO merveilleuse ponctuée de titres de Johnny Jewel. « What year is this ? », 25 ou 27 ans après, personne ne saurait dire en quelle année iels sont où nous sommes. Dans cette désorientation absolue, la seule réponse évidente semble contenue à jamais dans l’archaïsme d’un cri d’effroi, celui rémanent de Munch ou de Soudain l’été dernier.

(Dans Diacritik, sur cette nouvelle saison de Twin Peaks, un article de Jean-Philippe Cazier)

Les derniers jours d’une ville (Akher ayam el madina) de Tamer El Said

C’est un film qui n’a pas d’histoire, ou s’il en a une, c’est celle d’un mouvement constant, d’une errance digne d’un film d’Antonioni. Cette errance est celle du Kahlid, cinéaste qui se perd dans ses rushes et son projet, cherche un appartement à son goût sans succès, parcourt les rues du Caire voyant le tumulte de la révolution qui vient, tout en partageant des moments avec ses amis étrangers. Ces apatrides, ces citoyens du monde discutent de leurs expériences et l’on comprend que ces questionnements sont ceux de son protagoniste. Tout dans la forme du film converge de manière sublime vers l’expression de sa profonde et mélancolique quête existentielle, de la photographie jaune hautement kieslowskienne à ces bascules de points, en passant par ces flous. Mélancolie qui va jusqu’à s’exprimer jusque dans les questions sur la mort que Kahlid pose aux participants de son film, ceux qui ont connu son père décédé. Il y a aussi les images tournées avec sa sœur, qu’il voit et revoit, en faisant des arrêts sur image, créant un film dans le film qui se confondent parfois et débordent l’un sur l’autre. Impossible alors de ne pas imaginer que la vie du cinéaste renvoie inévitablement à celle de Tamer El Said, avec des implications discursives et sentimentales très fortes. Quelque chose de sincère, d’aigu, constamment sur le fil, à l’endroit où le passage se fait, flotte comme cela, à la manière dont se tient Kahlid au bord de sa fenêtre sans qu’on ne sache s’il s’apprête à sauter ou à contempler la ville – une ville dont le cinéaste prend le pouls en l’accordant avec celui de Kahlid et possiblement le nôtre.

(Lire notre entretien sur Diacritik avec avec Tamer El Said)

Brothers of the night de Patric Chiha

Le cours du Danube nous fait délicatement dériver sur les quais de Vienne à la rencontre d’un groupe de jeunes Roms et Bulgares qui se prostituent avec des hommes. Improbablement affublés de leurs blousons de cuir, revendiquant orgueilleusement leur virilité, et dansant sur la Tchalga, ils sont filmés dans les lieux qu’ils fréquentent habituellement et que Patric Chiha magnifie par des éclairages de couleurs verte, rose, bleue, convoquant des ambiances dignes de James Bidgood, Rainer Werner Fassbinder, ou Kenneth Anger. Le portait bienveillant et subversif d’un groupe très soudé, d’une jeunesse en marge, pleine de vie, d’envies, baigne alors dans une atmosphère onirique, éminemment queer et atemporelle. La magie tient certainement aussi à ces endroits de frontières entre la part documentaire et la part fictionnelle, si savamment intriquées que le film en questionne les contours du cinéma.

(Lire dans Diacritik l’article de Vincent Dieutre ainsi que notre entretien avec Patric Chiha)

Les îles de Yann Gonzalez

Les îles de Yann Gonzalez

Sans doute qu’il y a là une difficulté à traduire en écrit, de rendre compte ce qui se manifeste en images et sons dans ce film de Gonzalez tant la mise en scène est subjuguante. Comment dire que tout est là dans un symptôme si particulier? Plongée sans préavis dans le désir à l’état pur contenu dans le regard tendre et excité d’une jeune femme pour son amant, dans l’écrin délicat d’un cadre 4/3 vignetté, d’une chambre aux murs de velours vert profond et meublée d’un lit à l’armature dorée, d’une musique envoûtante. Leurs corps nus s’enlacent dans cet espace qui ne peut que leur appartenir. La jouissance venant silencieusement par un plan sur une bouche ouvrant la voie par un fondu enchainé à l’apparition d’une menace incarnée par un homme au visage comme brulé tentant un couteau. Arrêts sur images, musique crissante, plumes d’oreillers éventrés virevoltantes ; le monstre veut les assassiner. Le temps se suspend néanmoins pour lui aussi quand elle le regarde, du même regard empli de désir pour lui qu’elle en avait pour l’autre. Elle l’embrasse alors que son amant suce sa queue difforme. Envoûtés, ils jouissent alors tous les trois. Trio improbable qui n’est pas sans rappeler celui formé avec la mort personnifiée des Rencontres d’après minuit. Un panoramique dévoile des spectatrice.teur.s, ceci comme un spectacle dans le film. Simon et Nassim en sortent. Ils font une balade, et marqués par ce qu’ils viennent de voir, ils ne peuvent qu’être vrais et se faire des déclarations d’amour, s’arrêtent pour baiser dans un parc alors que des inconnus de l’aire de cruising jusqu’alors cachés derrière des arbres apparaissent. Ceux-là se branlent solitairement en les regardant, certains se rencontrent. Le soin tout particulier porté par ailleurs à l’écriture de tous les dialogues n’entament jamais – et nourrit même – leur immense justesse. Une fille sortie tout droit de Blow Out évolue, sans le perturber, dans cet espace masculin, casque sur la tête et enregistreur de son à la taille. Rentrée chez elle, on la confondrait avec un personnage d’un tableau de Hopper quand elle regarde par sa fenêtre. Elle se masturbe, sensuellement éclairée par une lumière verte, sur les cassettes de ces échanges nocturnes furtifs et inavouables. S’égarant ensuite dans un couloir aux issues incertaines tel Cooper dans la Black lodge, elle rejoint la chambre de laquelle tout est parti pour s’allonger sur le lit où un baladeur l’attend. Le travelling doux sur cette jeune femme couchée laissant échapper une larme contient à ce moment précis toute la mélancolie du monde, porté par la merveilleuse composition de Suso Saiz. Les trois du début la contemplent avec bienveillance alors qu’elle semble rêver de la danse délicate qu’ont au petit matin Nassim et Simon dans le parc. Iels paraissent être un produit de son imagination, de ses désirs, dans le labyrinthe poreux de ces espaces et imaginaires intimes qui n’ont que l’Amour comme fil rouge.

Paris est une fête – un film en 18 vagues de Sylvain George

Paris est une fête souligne avec ironie ce titre repris du livre de Hemingway tant la réalité de la ville qui y est montrée est tout autre. Revient de manière très prenante l’idée titre de l’ouvrage de François Niney sur le documentaire, celle de L’épreuve du réel à l’écran. Le film est une illustration parfaite de la formalisation de cette mise à l’épreuve du réel, parce que celui-ci est éprouvant et que sa restitution l’est tout autant. Paris est alors oppressée par l’armée déployée par l’état d’urgence, éveillée par les discours inspirants de Nuit Debout place de République, théâtre sordide de l’abandon de migrant.te.s qui dorment dans les rues, bousculée avec les manifestant.e.s contre l’infâme loi travail. Sensoriellement déboussolant, parce qu’il a y toujours comme une urgence à filmer, la photographie noir et blanc renferme quelque chose de cru, les parcimonieux sons additionnels restituent bien la violence, et un montage ingénieux fait converger de manière évidente ces luttes. La séquence dans laquelle des mains paraissent effectuer une danse, ou celle d’un plan embarquant de nuit dans une sorte de fuite dans un terrain vague contiennent à la fois une dimension poétique et politique. Ces mains à présent abstraites sont possiblement celles de Mohamed, le jeune guinéen que l’on suit ; cette course, une mise en scène subjective de celle qu’il aurait pu avoir pour fuir la police… Les plans sur cette statue personnifiant la République sur la place la rendent presque vivante, inquiète de ce chaos, en tous les cas en danger. On se brulerait les yeux à regarder une réalité présentée avec autant de pertinence et dont il est si facile de se détourner au quotidien. Mais il y comme une nécessité. L’épreuve articule éminemment le politique et l’esthétique, avec un potentiel anéantissant dont l’issue ne peut qu’être grandissante, en étant sensible et en acceptant de se laisser guider.

(Sur Diacritik, lire notre entretien avec Sylvain George)

120 battements par minute de Robin Campillo

Un phénomène, sans doute. C’est l’un des films – si ce n’est celui – qui a généré le plus de débats passionnés cette année, sans être toujours des plus passionnants. Après la présentation à Cannes, une machine s’est emballée qui ne s’est plus arrêtée. Il y eut ces récupérations des actrices et acteurs de la vie politique et militante, opportunistes souvent, dignement héritées parfois. Nombre d’avis positifs et surtout négatifs de personnes ayant pris part à Act-Up affluent, certainement nécessaires pour des mises en perspective d’ordre historique. Dans ce capharnaüm du tout présent, de l’actualité, le cinéma fut le grand oublié. Parce qu’il ne s’agit pas de « réalité », le film n’a ni à être conforme à un passé forcément relatif auquel il faudrait être redevable, ni à répondre à une injonction à résoudre des problèmes présents. Autrement dit, s’il ne peut pas dire n’importe quoi (et cela reste grandement sujet à discussion), le cinéma n’est pas tenu à un devoir de mémoire. Un véritable travail d’écriture de mémoire se fait par ailleurs, grâce notamment à l’association des Archives LGBTQI, à suivre avec attention, mais qui ne peut pas se faire à l’endroit du cinéma. Évidemment, un film n’est pas parfait et quelle horreur de croire qu’il peut ou doit combler toutes les attentes. Constatant et partant du principe qu’il ne présente pas de problèmes majeurs de représentation – et même considérer que celle-ci est très positive, ne l’envisager que sous cet angle dans une entreprise critique semble si réducteur, si peu pertinent. Cela l’est pour un chercheur. Mais le tour de force est là : s’émanciper d’un récit linéaire et « vrai » pour en créer un autre qui décuple les imaginaires. Le film mis en relief pour ce qu’il contient, pour ses symptômes formels et discursifs, et remis ainsi dans l’éternité est d’une grande beauté, porte en lui l’énergie de la révolte, son incarnation précisément par des actrices et acteurs qui font médiation sensible. Ce groupe qui se constitue autour de la lutte contre le sida est filmé avec dynamisme et acuité en assemblée générale, leurs actions ne sont jamais mises en scène de manière sensationnaliste (et pourtant, ç’aurait été si facile), le montage est ingénieux. Preuve en est pour ne citer qu’eux, l’articulation entre le rêve de Sean agonisant et la Seine rouge de sang, les plans sur la poussière en boite de nuit qui se confondent avec les vues microscopiques du virus, la porosité spatio-temporelle entre la chambre dans laquelle sont Sean et Nathan et leurs souvenirs-confessions en récit. La musique montée avec ces images porte à la fois ce sentiment d’attente, d’inquiétude, de fête exaltée, de deuil, de stress en actions pour révéler la complexité des sentiments dont sont emprunts ces personnages et atteint son paroxysme dans le remix qu’a fait Arnaud Rebotini du fameux Smalltown Boy de Bronski Beat. Le rôle du cinéaste n’est pas et ne doit pas être celui de l’historien. Que rien n’ait existé, qu’aucun de ces personnages ne soit vrai, il faut s’en réjouir s’il s’en dégage plus d’intensité, plus de vérité. Il ne s’agit pas de l’Histoire d’Act-Up. L’indice est pourtant là, aussi exemplaire que manifeste : la fameuse action de la capote sur l’obélisque de la Concorde de 1993 n’y est pas, Campillo lui substituant le rêve que son protagoniste fait d’une action plus grandiose encore. Dès lors, rêvons et laissons à l’art le soin de tordre le réel pour le réenchanter.

(Sur Diacritik, lire notre critique ainsi que celle de Johan Faerber)

La villa de Robert Guédiguian

La villa de Robert Guédiguian

C’est un accident – une presque mort – qui réunit les membres de cette famille dispersée, celle du père dans la maison de famille. C’est aussi la réunion de la famille d’actrices et d’acteurs de Guédiguian pour une autre variation tout aussi profondément humaniste que cinématographique. Le lieu s’apparente dès lors à une bulle, un temps de retrait du monde et ses turpitudes pour chacun.e d’entre elleux. Un monde qui continue de tourner, que ces TGV qui passent et se ressemblent au-dessus du village déserté suggèrent. Et croire qu’on manquerait quelque chose à s’en retirer un temps est la plus criante des erreurs. Le rythme plus calme perturbe : certain.e.s s’en réjouissent, d’autres s’en défendent. Deux mondes s’opposent dans cette fable sur la bascule entre deux époques: celleux qui défendent les échelles humaines et celleux dont la vision du monde est formatée par le néolibéralisme. Nul manichéisme pour autant. Non, ce n’était pas « mieux avant », les plus anciens n’ont pas forcément raison sur tout et les jeunes ne sont pas coupables des maux de l’époque. L’important est le lien, la transmission qui peut s’opérer entre les générations. Lorsque les parents des voisins se donnent la mort et sont retrouvés main dans la main dans leur lit, le motif renaît entre deux petits frères, migrants, perdus, qui refusent de se séparer, et que nos personnages décident d’aider, de cacher comme une évidence. Ils sont l’espoir, le renouveau, venus d’ailleurs. La poignée de main. Quel motif plus fraternel ? Peut-être la plus bouleversante depuis celle de La tragédie de la mine que Pabst réalise en 1931 pour célébrer la fraternité franco-allemande, pour prévenir la guerre. Comme lui, Guédiguian est fin observateur des enjeux de son époque et invente un imaginaire qui ouvre des possibles de paix. Face au drame des migrants et à la politique atroce menée par la France, cette fiction est l’une des plus pertinentes et belles. L’armée rode pourtant comme la gestapo dans ce village, et elleux ne cèdent jamais à la délation, aux intimidations. Malgré tout, l’ambiance est aussi agréable que celle que l’on devine sur ce balcon ensoleillé face à la mer, et le ton est lui léger et teinté d’humour. De l’humour il en faut, comme le personnage de Jean-Pierre Daroussin le rappelle : « Au bord du précipice, seul le rire nous empêche de sauter ».

Ouvrir la voix d’Amandine Gay

Voilà des voix tues depuis trop longtemps. Celles de femmes Noires objet de racisme. Il s’agit pour Amandine Gay de faire émerger les problèmes spécifiques liés à l’intersection de cette double condition minoritaire de femme et de Noire, au travers de 24 témoignages tout aussi délicats que percutants. Les cadres sont souvent serrés sur leur visage permettant à leurs propos de résonner comme jamais, de les rendre sensibles. Des expériences indéniablement intimes et personnelles, mais qui regroupées et montées par entrées et thématiques, avec des cartons non dénués d’humour, révèlent des similitudes criantes de vérité. Évidemment qu’elles ont toutes conscience d’« être marron », de leur différence depuis toujours, mais « être Noire » est bel et bien une identité qui leur a été apposée, qui est venue plus tard, une pure construction sociale charriant un imaginaire raciste et violent avec lequel il a fallu composer. Ouvrir la voix fait date parce qu’il pose très pertinemment et sans détours dans l’espace public la question du racisme systémique, hautement nécessaire dans un pays en proie aux dérives identitaires et débats brouillés, nauséabonds, qui pullulent dans les médias souvent en de mauvais termes et de la bouche d’éditorialistes réactionnaires, exclusivement blancs et masculins. Le documentaire aborde ainsi une multitude de sujets sans prétendre être exhaustif et certaines séquences se déroulant dans le milieu du spectacle apportent notamment une dose de respiration et de légèreté. Une base de réflexion politique solide transmise avec sensibilité, nécessaire et accessible à tou.te.s.

(Lire notre entretien avec Amandine Gay)

Calypso Valois – Apprivoisé, réalisé par Bertrand Mandico

Ceci n’est pas un clip banal. C’est la rencontre entre une chanteuse électronique pop à la voix aérienne qui a fait quelques apparitions au cinéma en tant qu’actrice et celle d’un réalisateur furieusement talentueux et déjanté. Comme un prélude savoureux à son long métrage fascinant Les garçons sauvages qui sort en cette fin février 2018, Bertrand Mandico réalise ici le clip de la chanson Apprivoisé de Calypso Valois, extrait de son album Cannibale. « Ce que vous allez voir va être très dangereux » déclare Christophe Bier en hôte inquiétant. Un avertissement sans doute autant adressé à ses convives qu’aux spectatrices.teurs. Le décor aseptisé et fantasmagorique est enveloppé dans l’atmosphère brumeuse d’une lumière violacée. Le tableau prend des accents de satire jouissive à la Buñuel mettant en scène des invité.e.s aussi guidé.e.s et moribond.e.s qui ne s’attendent pas à voir débarquer en monstre sorti de sa cage Nicolas Maury. Si l’on pouvait quelque peu penser à l’univers de Yann Gonzalez, en voilà la meilleure illustration, l’acteur transfuge étant habitué à des rôles subversifs et queers. Et quelle jouissance de le voir distribuer tour à tour, tel Terence Stamp venant perturber la famille bourgeoise de Théorème, ses cadeaux et transformations en tout genre. Une jeune femme, non pas aux yeux sans visage, mais au visage sans yeux joue énigmatiquement du piano. Horreur, gore, fantastique et érotisme sont ici les ingrédients renvoyant au giallo, agrémenté de magnifiques surimpressions fantomatiques qui ancre le film – c’est bien un film – dans le cinéma expérimental. La narration du clip possède même sa propre autonomie, en mélange subtil avec celle de la chanson, alors que celle-ci est précédée d’un préambule, et que des sous-titres sont disséminés comme dans un film muet. Vomi, sang, sexe et bijoux : une folie sans limites.

Herculanum d’Arthur Cahn

Herculanum d’Arthur Cahn

C’est une histoire banale d’aujourd’hui qui s’ouvre sur une vue des toits de Paris : deux garçons se rencontrent via une application pour un « plan cul ». Léo (Arthur Cahn) se rend chez Marc (Jérémie Elkaïm). Ils prennent un petit verre d’eau, se rendent compte qu’ils connaissent le même patelin pommé, assez pour faire la différence et détendre l’atmosphère. Pas de quoi s’égarer néanmoins : ils couchent ensemble lors d’une séquence filmée sans fausse pudeur et, dans l’action, cette ultime question : « Je jouis où ? ». Les aléas des rencontres avec les inconnus… Et un certain plaisir de revoir Jérémie Elkaïm depuis le marquant Presque rien. C’était un bon moment, mais l’asymétrie des sentiments pointe quand le second feint de garder bonne figure avec un « Je savais pas que t’étais maqué ». Les mois passent, ils se revoient de nouveau. Cette fois-ci, ils dorment ensemble. « C’est un peu intime de dormir avec quelqu’un, plus que de coucher avec je trouve ». Dans cette obscurité où on les distingue à peine surgit alors une intimité belle et cruelle, celle d’une confession. Marc raconte ce qui le blesse le plus dans sa rupture : un voyage à Herculanum annulé. « Maintenant, c’est juste la suite dans laquelle on dormira jamais ensemble. C’est ça qui me fait souffrir ; des moments sans tombe ». De ce moment de deuil naît formellement leur rapprochement, éternellement scellé par un merveilleux plan de lave en fusion dévalant la pente du volcan, tels les amants de Pompéi.

Et ces autres pour lesquels la rencontre audiovisuelle eut lieu… mais pas celle avec l’écriture…

  • Certaines femmes (Certain Women) de Kelly Reichardt (lire sur Diacritik l’article de Simona Crippa)
  • Après la tempête (Umi yori mo mada fukaku) de Hirokazu Kore-eda
  • Une famille heureuse (Chemi Bednieri Ojakhi) de Nana Ekvtimishvili et Simon Groß
  • L’autre côté de l’espoir (Toivon tuolla puolen) de Aki Kaurismaki
  • Le jour d’après (Geu-Hu)et Yourself and Yours (Dangsinjasingwa Dangsinui Geot) de Hong Sang-soo
  • Les fantômes d’Ismaël d’Arnaud Desplechin
  • De toutes mes forces de Chad Chenouga
  • Fais de beaux rêves (Fai Bei Sogni) de Marco Bellocchio
Brothers of the night de Patric Chiha