Paul Auster : 4321, strates d’Amérique, avatars de soi

Auster 4321 (détail couverture Actes Sud Babel)

Paul Auster est mort hier à l’âge de 77 ans. En hommage à au grand auteur américain, Diacritik republie cet article de Christine Marcandier, à propos de 4321, l’un de ses plus grands livres.

Peut-être Paul Auster, imaginant Ferguson, s’est-il souvenu de Rimbaud : « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues », tant ce délire pourrait être le creuset romanesque de 4321 et de son personnage central démultiplié. Ferguson est d’ailleurs moins un personnage qu’une figure, surface de projection comme mise à distance de son auteur, un moteur fictionnel comme une interrogation de ce qui pourrait fonder une identité américaine comme notre rapport au réel.

Archie Ferguson a plusieurs dates de naissance : il a beau être né le 3 mars 1947, soit un mois après Paul Auster (et comme lui à Newark), son origine n’est que faussement monolithique. Le récit qui fonde la légende familiale est certes le seul à ne pas connaître de démultiplication romanesque mais il est hautement miné : le grand-père d’Archie Ferguson arrive à Ellis Island le premier jour du XXe siècle. L’histoire familiale débute par une renaissance, puisque le jeune Reznikoff troque son patronyme pour un nom aux sonorités américaines :

L’incipit de 4321 est un seuil, la fin d’une histoire et le début d’une autre sous le signe de la réinvention onomastique, pied de nez ironique au tragique de l’Histoire. C’est bien le XXe siècle qui naît dans cette page inaugurale, amorce de la saga des Ferguson dont les existences épousent les soubresauts de l’actualité américaine, en ce qu’elles sont rythmées par la crise de 29, les guerres mondiales, la Shoah et, de manière plus détaillée, par tout ce qui tisse les années 50 à 70, drames et espoirs, peurs collectives et volonté de libération et conquêtes, qu’il s’agisse des femmes, des droits civiques, de révolutions sexuelles. Dès cet incipit apparaissent donc les parallèles constants du roman entre histoire individuelle et histoire collective, la disjonction si riche entre tragique et comique, proprement kafkaïenne, et un jeu, que l’on qualifierait volontiers de jubilatoire si l’adjectif n’était pas devenu une scie de la critique journalistique, avec les mises en fiction, référents romanesques et autres clins d’œil à la littérature, déployant les origines non plus biographiques mais littéraires de Ferguson.

En effet, c’est bien le roman russe qui est ici quitté (Reznikoff pourrait être le patronyme à peine décalé d’un héros de Dostoïevski) au profit d’un récit américain à construire, s’édifiant de manière explicite dans les pas du grand roman européen, puisque Ferguson comme sa mère adorent Tolstoï, Flaubert, Stendhal ou Dickens. C’est la Musique du hasard si chère à Auster qui donne le la d’un récit qui se poursuit par une déambulation dans les rues de New York. Le grand-père, alors âgé de 19 ans, croise un marchand, achète ce qu’il pense être une pomme rouge parfaite, mord dedans et grimace tant le fruit lui semble « d’une mollesse écœurante » : « Telle fut sa première découverte gustative du Nouveau Monde, sa première rencontre, qu’il n’était pas près d’oublier, avec une tomate de Jersey ». Mais le hasard est toujours coïncidence chez Auster, et cette page fait signe vers une anecdote bien réelle, que le lecteur a lue chez Siri Hustvedt, narrant dans le premier chapitre de Plaidoyer pour Eros l’anecdote de la grosse pomme…

Page de gauche : Siri Hustvedt (Plaidoyer pour Eros), page de droite Paul Auster (4321)

D’une page d’Hustvedt à celle d’Auster, un clin d’œil spéculaire, un jeu amoureux, la pluralité de toute origine, entre réel et fiction, d’un univers romanesque à un autre, répondant à ce que Siri Hustvedt nomme les « espaces mentaux » d’une « géographie personnelle » et à l’anecdote telle que la définit Paul Auster après Oppen, « une forme de connaissance ».

Avant même d’être le récit d’un Ferguson pluriel, 4321 est ce jeu de miroirs fictionnels, chaque élément se démultipliant à l’infini puisque ce patronyme abandonné de Reznikoff n’est pas seulement une référence explicite à Dostoïevski (« Crime et Châtiment fut l’éclair tombé du ciel qui le fracassa en mille morceaux ») mais une allusion à l’un des artistes de la faim qu’évoquait Auster dans un essai de 1992, The Art of Hunger, à Charles Reznikoff, ce « poète de l’œil ». Auster exposait alors le principe conducteur de l’oeuvre de Reznikoff comme de tout poème (et par extension de tout texte), « saisir » et non « raconter » : « L’existence de l’univers ne peut jamais être présupposée. L’univers ne commence à exister que dès lors qu’on se dirige vers lui. Esse est percipi ».

Tel sera l’art du roman que déploie 4321, dire le réel tel qu’un individu le perçoit donc (se) le raconte, le vit et le (ré)invente. Reznikoff est le modèle, sans nul doute, de Rose, la mère de Ferguson, photographiant des visages anonymes dans les rues de New York, s’attachant à saisir ce qui demeurerait invisible sans ses clichés et s’offre pourtant au regard comme autant d’instants décisifs, notion que Paul Auster emprunte à Cartier-Bresson pour dire la faculté du poète à s’intéresser « aux gens qui peuplent les rues de New York et aucune rencontre, si brève soit elle, n’est trop insignifiante pour qu’il la remarque, trop banale pour devenir la source d’une épiphanie ». Qu’il soit photographe ou écrivain, poète ou cinéaste, l’artiste « parcourt la ville (…) les yeux ouverts, l’esprit ouvert, concentrant son énergie afin de pénétrer la vie qui l’entoure. La pénétrer précisément parce qu’il en est distinct », ainsi peut-il faire advenir le monde, par cette perception aiguë, celle d’un exilé, d’un solitaire dans cette ville de New York que l’on retrouve bien sûr dans 4321, « cette chère ville de New York, la capitale des visages, la Babel horizontale des langues humaines ».

Paul Auster © Christine Marcandier, 2013

Ferguson, personnage précaire, figure d’exilé, figure éminemment solitaire sera paradoxalement l’objet de quatre hypothèses biographiques. Si l’origine demeure stable, proprement mythique (le récit légendaire d’un début, d’une fondation), si la date de naissance de Ferguson demeure la même, tout se démultiplie ensuite, la ville dans laquelle sera bâtie la maison familiale, la fortune que rencontrent les parents dans leurs métiers, la manière dont la saga des Ferguson s’articule à l’Histoire des États-Unis, dont la trajectoire même d’Archie entre en parallèle (ou non) avec celle de son auteur, Paul Auster, son contemporain. 4321 est donc le roman de quatre vies possibles, de quatre potentialités d’un même être modelé différemment par les circonstances, ses choix, ses rencontres, ses renoncements. Ferguson est l’incarnation du what if, du et si de toute fiction comme de toute vie réelle.

L’articulation du hasard et de la nécessité, de ces potentialités se réduisant comme peau de chagrin, de ces choix qui deviennent des destins fascine Paul Auster depuis ses premiers romans. 4321 est une fresque à l’ambition démesurée (et parfaitement maîtrisée) et un concentré de tout ce qui fait l’univers fictionnel du romancier : le rapport du visible et de l’invisible, de la fiction et du réel (« et les choses qu’il ne pouvait voir étaient bien souvent plus réelles que celles qu’il voyait »), de la liberté et de la contrainte, de la vie et de la littérature. Son roman interroge la pluralité de nos possibles existentiels, il est un page tuner redoutable, une plongée fascinante dans plusieurs décennies de l’histoire américaine. Un jour, Ferguson (version 1) regarde les écrans de TV du magasin de son père : « voir tant de choses différentes se produire en même temps ne manquait jamais de le faire rire ». Telle est l’expérience du lecteur de 4321 : voir les événements s’enchaîner, se reprendre, se décaler, se distinguer, en fonction des versions (4, 3, 2, 1) d’un même Ferguson, sans jamais perdre le fil d’un qui est qui tant il est plongé dans la réalité simple de ces possibles complexes.

« Quelle idée intéressante, se dit Ferguson, de penser que les choses auraient pu se dérouler autrement pour lui, tout en restant le même. Le même garçon dans une autre maison avec un autre arbre. Le même garçon avec des parents différents. Le même garçon avec les mêmes parents mais qui ne faisaient pas les mêmes choses qu’actuellement. (…) Oui, tout était possible et si les choses arrivaient d’une certaine façon, cela ne voulait pas dire qu’elles ne pouvaient pas se produire autrement. Tout pouvait être différent. » La fiction, telle qu’Auster la met en forme(s) dans 4321, est cette différence devenu principe narratif.

Chaque version de Ferguson est non seulement une biographie potentielle du personnage ou une ramification romanesque mais une mise en abyme différente de la poétique générale du roman. Ainsi, dans chacune des vies d’Archie, un lieu rassemble les possibles et s’offre comme l’espace creuset du roman : c’est le magasin du père, « agora du XXe siècle » ; c’est l’album des visages qu’est le magasin de la mère photographe ; c’est le bureau du grand-père, livre du monde ; c’est la bibliothèque de la tante Milfred qui incarne, dans ses différentes versions, toutes les images de la femme conquérant son indépendance (et les obstacles par lesquelles la société répond à toute tentative d’émancipation) ; ce sera aussi la bouteille d’eau de Seltz ou la plaquette de beurre Land O’Lakes, découverte de l’infini pour un Ferguson qui n’a pas encore lu L’Age d’homme de Michel Leiris mais, au-delà des premiers émois érotiques, découvre dans l’image démultipliée d’une jeune femme celle d’« un monde dans un monde ».

Tout est mise en abyme dans ce livre, chaque page renvoyant alternativement à d’autres textes d’Auster (et à sa fascination pour le baseball, le cinéma, les journaux, le corps, le désir, la France) ou à des pages d’autres romans. La lecture de 4321 est donc elle aussi démultipliée, dépendant de la culture de chaque lecteur, de sa faculté à actualiser ou non une référence : et peu importe, seule compte la perception d’un livre pluriel jusque dans sa réception, aussi pluriel que l’est son personnage central, figure en mouvement. Bien sûr, cette démultiplication de Ferguson trouvera une résolution rationnelle, mais là encore, peu importe, seule comptent l’expérience de lecture et la manière sidérante dont Auster mène cette fresque prométhéenne, parvenant, en prime, à montrer pourquoi le roman demeure le grand genre du réel, même lorsqu’il met en exergue l’imaginaire, pourquoi jamais le journal ne pourra le détrôner, alors même que 4321 joue, dans le récit, des chronotopes de la presse et du feuilleté médiatique de l’actualité. Ferguson, tour à tour (et parfois conjointement) poète, romancier, journaliste, traducteur, incarne tous les rapports possibles à l’écrit, dans un roman qui tient de l’apprentissage et des illusions perdues de tout jeune homme voulant faire du livre et de l’écrit son rapport au monde.

« Tout le monde avait toujours dit à Ferguson que la vie ressemblait à un livre, une histoire qui commence à la page 1 et qui se déroule jusqu’à la mort du héros page 204 ou 926 mais maintenant que l’avenir dont il avait rêvé changeait, sa notion du temps changeait elle aussi. Il comprit que le temps se déplaçait d’avant en arrière, et comme les histoires des livres ne pouvaient qu’aller de l’avant, la métaphore du livre ne marchait pas. Si sa vie pouvait se comparer à quelque chose, elle ressemblerait plutôt à la structure d’un quotidien populaire (…). Le temps se déplaçait dans deux directions parce que chaque pas dans l’avenir emportait avec lui un souvenir du passé, et même si Ferguson n’avait pas encore quinze ans, il avait déjà assez de souvenirs pour savoir que le monde qui l’entourait était façonné par celui qu’il portait en lui, tout comme l’expérience que chacun avait du monde était façonnée par ses souvenirs personnels, et si tous les gens étaient liés par l’espace commun qu’ils partageaient, leurs voyages à travers le temps étaient tous différents, ce qui signifiait que chacun vivait dans un monde légèrement différent de celui des autres » (3.4)

Paul Auster © Christine Marcandier, 2013

Aussi est-il impossible d’écrire en suivant la métaphore du livre, il faut écrire la prose du monde selon la poétique du journal, ou faire du roman le genre à même d’être chronique et reportage, récit des récits, prose du quotidien, brouillon pluriel de nos perceptions et de nos existences : « L’attrait des journaux était radicalement différent de celui des livres. (…) Les livres se déroulaient selon une ligne droite du début jusqu’à la fin, alors que les journaux se trouvaient toujours dans plusieurs endroits à la fois, un patchwork d’événements simultanés et contradictoires, avec de multiples histoires coexistant sur la même page, chacune décrivant un aspect différent du monde, chacune défendant une idée ou un fait qui n’avait rien à voir avec celui qu’on traitait à côté, (…) le journal du matin devait absolument inclure chacun de ces événements dans ses colonnes à l’encre noire et salissante, et tous les matins Ferguson se réjouissait de cette incroyable pagaille car c’était selon lui l’image même du monde, un grand foutoir bouillonnant où des millions de choses différentes se produisaient en même temps. » (2.2) Cette prose médiatique du réel repose sur un jeu avec tous les micro-genres du roman (vie littéraire, amour, apprentissage, biographie, etc.), avec toutes ses traditions, du roman russe au roman américain, en passant par le roman feuilleton (un des Ferguson adore Dumas) et suppose une « lecture marathon » du type de celle que le personnage entreprend avec Dickens.

Bildungsroman et vies imaginaires, 4321 est enfin une immense fresque de l’Amérique contemporaine, rythmée par des événements politiques, sociaux, culturels et là est sans doute le plus grand tour de force de ce livre : chaque épisode d’une chronique collective, récurrent dans les 4 versions d’un même Ferguson, est perçu par un individu autre, manière pour Auster de montrer que l’histoire sociale, politique, sexuelle, se perçoit différemment en fonction de sa propre existence. Chaque biographie suppose un rapport distinct à un même réel qui apparaît, de fait, comme la version alternative d’une même Histoire : les vies potentielles de 4321 ne sont pas uniquement des possibles biographiques fergusonniens mais, supposant un contexte social, économique, familial et culturel distinct, elles permettent de rendre compte de l’Histoire comme d’une mosaïque, déployée selon des perspectives différentes, celle d’un Wasp, celle d’un exilé (qui, parce que juif, ne se perçoit pas et n’est pas toujours considéré comme un Américain), celle d’un homosexuel ou d’une femme…

4321 est sans aucun doute le grand roman américain de Paul Auster, la somme d’une vie et d’une œuvre, une manière de faire entrer personnage(s), auteur et lecteur dans le feuilleté fascinant d’un réel tel qu’il peut être perçu et saisi dans et par la fiction. Howard lit à Ferguson une page de Wittgenstein affirmant que « cela a un sens aussi de parler de « vivre dans les pages d’un livre » ».
4321 le démontre, à travers Archie Ferguson, ce personnage qui est un concentré d’Amérique. N’est-ce pas ainsi d’ailleurs que Célestine prononce son prénom en français, « adoucissant le dur son tch en un ch moins abrasif, ce qui le transformait en « ar-chi », et chaque fois cela lui faisait penser au mot français archive » ?

Paul Auster, 4321, traduit de l’américain par Gérard Meudal, Actes Sud « Babel », janvier 2020, 1216 p., 13 € 50 — Lire un extrait

4 3 2 1 © Christine Marcandier
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