Fanny Lambert : « La littérature comme une béance depuis laquelle on jure » (Entretien)

Que peut l’écriture ? Comment rapprocher les êtres et se jouer des failles ? C’est sans doute cette énigme qui aimante Fanny Lambert, dont l’œuvre poétique et romanesque s’essaie aux nombreuses formes du langage pour relancer le jeu du désir. Nourrie par le cinéma et les arts plastiques, elle interroge la place des corps, de l’amour ou de l’absence, de ces présences vivantes que l’instant fait et défait tout à la fois. Cet entretien revient sur son parcours d’écriture, se faisant l’écho d’une création contemporaine forte et insituable, voix singulière hantée par ce qui nous échappe et mue par les sensations.

Comment présenterais-tu ton travail d’écriture ? Tes textes sont en effet de natures variées, allant du poème au roman, avec parfois des formes d’énonciation expérimentales. Un premier recueil de poésie, Présent antérieur, a paru en 2021 aux éditions Nonpareilles, précédé ou suivi d’un certain nombre d’écrits qui ne sont pas encore publiés. Qu’est-ce qui selon toi innerve l’ensemble ou plutôt relie ces textes ?

Je crois que je laisserais aux autres le soin de voir des liens dans ce que j’écris. Mais je peux en dire certaines choses. Mon rapport à l’écriture a été laborieux. Ça a été un désir et une nécessité depuis longtemps, mais il a fallu que je me batte contre mes propres résistances. Puis à un moment, quelque chose a pu s’ouvrir, jaillir et s’immiscer.

Ce premier livre, Présent antérieur, n’a d’abord pas été pensé comme un recueil puisqu’il s’agissait d’extraits de carnets écrits entre 2013 et 2018. J’avais à l’origine le désir d’intégrer certains d’entre eux à des projets romanesques. Dans ce recueil de poésie, il y a une idée centrale que son titre préfigure : Présent antérieur se réfère à un temps qui n’existe pas dans la conjugaison française. Il permet de parler de cet instant, de ce moment qu’on essaie par tous les moyens de toucher du doigt ; celui, impossible à attraper et qui serait cette fugacité, ce présent fort de sa myriade de synonymes, certains le liant même à une idée de bonheur. Ce qui m’attire, c’est cet endroit de l’énigme, de la clandestinité que peut supposer ce temps absent.

En exergue, tu cites justement Aristote à propos de l’instant : c’est par lui que le temps est à la fois continu et divisé. Ce présent est donc une cassure. C’est ce qui fait que le temps nous est à la fois connu et perdu. Paradoxal, il serait ce qui sépare, mais aussi ce qui relie, mettant en rapport des choses qui se fuient. Dirais-tu que l’instant est un principe d’écriture ou un fil conducteur de tes poèmes ? Quelle importance le temps a-t-il dans leur fabrication ? Que signifie « antérieur » dans Présent antérieur ?

Ce qui m’intéresse, c’est plutôt que ces deux termes soient collés. C’est un temps qui n’existe pas. Il fallait donc le créer. Il s’agissait de parler de ce temps difficilement palpable, atteignable ou saisissable, de cet endroit impossible de la langue. Impossible aussi du côté de la sensation et des corps. Car c’est un livre qui parle aussi de la présence du lien, de son absence et de nos manières de composer avec. La première partie s’appelle d’ailleurs « Attente ». Ce rapport à l’attente permettait de saisir cet « ici et maintenant » qui n’aurait pas vraiment de contours. C’est évidemment une forme du fantasme. Mais c’est un endroit du mystère qui me pique car il est très difficilement saisissable. La question du temps, en regard de l’espace, est donc centrale dans ma façon d’envisager la langue. Celle-ci peut se permettre d’embrasser toutes les errances.

Comme sur un canevas où surgiraient des silhouettes, des paroles émergent librement : on ne sait d’ailleurs pas qui écrit, qui parle, l’énonciateur et le destinataire sont le plus souvent indéfinis. Tu joues aussi avec les blancs. Ce sont des paroles fugitives et abruptes, comme si les êtres ne duraient pas. Cela pourrait être un rapport amoureux, tout autant que le deuil d’un amour. Est-ce une forme d’adresse à l’autre malgré tout ?

Je crois qu’à partir du moment où l’on écrit, c’est inflexiblement, tout le temps, une adresse. Pourtant, ce n’est pas tout à fait cela non plus. Ce n’est pas défini « précisément ». Il y a certes quelques phrases où le je existe mais c’est une autre forme d’énonciation. J’aime que ces voix, ces paroles-là existent réellement dans cette indéfinition du temps, dans cette page éventée. Elles deviennent presque comme des formes flottantes, en suspension, entre respiration, blanc de la page et indéfinition des voix. Et évidemment, il s’agit toujours de l’amour et de la mort confondus.

Est-ce une écriture spectrale ? C’est comme si tu faisais exister des choses ni vivantes ni mortes, dans un entre-deux qui déchire la stase de la page blanche. Ce pourquoi tu parles d’épiphanies. Malgré la mélancolie liée à la perte, le poème n’a-t-il pas aussi une force utopique ? Il déploie, pendant quelques secondes, une scène d’apparition de ces voix…

Oui, en même temps cela rejoint l’idée que quelque chose a précédé. Il y a eu un présent avant le présent actuel. On peut le nommer passé mais cela rejoint plutôt des états émotionnels qui, eux aussi, sont traversés par leur expérience du temps. Ce qui m’intrigue, une fois cet endroit formulé à un instant « t », c’est la manière dont le passé aura traversé ce présent.

L’écriture sur le futur, me semble-t-il, dit autre chose du futur. C’est là que les spectres ou les formes spectrales pourraient être un trait d’union. Elles pourraient traverser à la fois le passé, le présent et le futur. Ces formes m’intéressent parce qu’indéfinissables : elles sont à la fois visibles et invisibles, entendables et non entendables. Elles ne sont pas circonscrites.

Dès Présent antérieur, la place de l’auteure et celle du lecteur sont opacifiées. Ce qui est intéressant, c’est alors ce qui se passe entre eux et ce qui déplace les positions. Car elles circulent. Dirais-tu qu’il s’agit d’une écriture impersonnelle ? Mais peut-être n’est-ce pas vraiment le terme : c’est plutôt une écriture, comme le dirait Nietzsche, d’autant plus personnelle qu’elle n’est pas subjective. Toi-même tu écris : « Se remplir du neuf, de l’inconnu (…). Plonger tout entier dans l’indéchiffrable. » Ce que tu fais n’est pas une poésie sur l’ego, ce n’est pas un témoignage sur ta propre vie, mais tu crées une réalité nouvelle. Qu’est-ce que cela t’évoque ?

Ce n’est pas parce que l’adresse semble indéfinie qu’elle n’existe pas et qu’elle ne tient pas d’une assise. Il y a forcément de moi partout quand j’écris : ma vision en premier, ma façon de sentir et d’observer, d’être traversée. Mais si j’assume pleinement la subjectivité, celle que je convoque ne passe pas systématiquement par la narration du je, le récit de soi-même ou par la véracité de ce qui pourrait être dit à travers une forme d’écriture. Il s’agit de proposer autre chose. « On doit pouvoir dire mieux », disait Godard et certains avant lui. Peut-être est-ce cela que l’on a appelé et tenté de définir avec la littérature, la capacité de l’écriture elle-même à se transformer.

Yannick Haenel, dans sa recension parue dans Charlie Hebdo, parlait justement de « propositions d’existence ». Cette formule m’avait marquée. Effectivement, c’est comme s’il y avait un jeu dans ce qui est à l’œuvre quand j’écris, puis que je jetais les dés, comme des propositions en l’air. Non pas à la légère, mais pour en voir le retombé comme le ferait un tissu. Ce sont des propositions ou des pistes à envisager par l’écriture : comment peut-on vivre ou recevoir un moment, un détail, un instant.

Ton rapport à l’image semble être très présent dans tes écrits. Une image, me semble-t-il, n’appartient plus à son auteur, c’est une proposition reçue par quelqu’un mais sans prise de possession, c’est une existence indépendante… La maison d’édition Nonpareilles était d’ailleurs au départ une maison destinée à la photographie. Comment ce choix s’est-il fait ?

Nonpareilles publiait surtout des ouvrages d’art, principalement le travail de photographes accompagné de textes littéraires. Ce livre a été le seul entièrement dédié à la poésie (la maison ayant fermé depuis), même s’il traite beaucoup de l’image il est vrai. Etant donné que je viens du champ des arts visuels, l’image peuple mon écriture ; elle fait partie de ma vie. Et je suppose qu’elle est aussi étendue dans sa création qu’il y a de gens qui la réceptionnent. Cela rejoint là aussi cette question de la subjectivité. Mais en effet, l’image fixe rôde, tourne, habite ce livre. Ce n’est pas l’unique endroit. Toutefois, l’image-mouvement (le film) va se retrouver à plusieurs reprises dans d’autres projets, notamment plus récents.

Il y a en effet un rapport au langage cinématographique dans ton écriture, on pense à des plans, des arrêts sur image. Cela pourrait être des coupes dans un film avec un personnage en crise, pris entre deux instants. Cela me fait penser aux esthétiques de la Nouvelle vague avec Godard, Resnais ou Varda, jouant avec le montage pour enchaîner des saynètes existentielles et les mettre en mouvement, sans toutefois que ce soit linéaire. Comment le cinéma nourrit-il ton écriture ?

Le cinéma a été très important pour moi, et ce depuis très jeune où je fomentais le projet d’en faire. C’est d’autant plus présent dans mes livres de forme romanesque. Je crois que mon intention s’inscrit clairement là. J’ai d’ailleurs retrouvé des notes dans un carnet, et cela m’a paru évident : « faire du cinéma avec la littérature ». On y retrouve un langage en partage, des figures de montage, des cuts et des flashbacks. C’est très présent dans Enfeux, mais aussi par exemple dans le roman que je suis en train d’achever.

On m’a souvent parlé de cette cinématographie dans mon écriture. Quand tu m’as fait part de ta lecture d’Enfeux, tu as cité Duras et Godard, ce qui est très flatteur. Ces deux-là comptent en effet beaucoup pour moi.. Il y a quelque chose de très fort entre eux, une langue commune. L’un a plus expérimenté l’image. L’autre l’a fait aussi par le cinéma, mais surtout par la langue. Tous deux, me semble-t-il, ont œuvré à trouver des manières de créer de l’image et de la langue, ou de l’image de la langue, ou bien encore une langue de l’image. Ils étaient à un endroit crucial qui continue de m’éblouir et de me saisir éminemment.

Quand tu écris, est-ce que tu as une image précise en tête, comme Don DeLillo partant de scènes primordiales et d’une obsession pour des images privilégiées ? Ou bien est-ce quelque chose qui s’élabore au fur et à mesure ?

Les images peuvent apparaître au fil de l’écriture ou en amont. Mais elles ne sont jamais un prétexte. Je pense en images mais j’écris aussi avec l’image, pas nécessairement à partir d’elles. Il y en a tout un tas, évidemment.. mais ce n’est pas ce que je recherche. Je vise plutôt à mettre en contact des personnages et des situations, à travers lesquels il me semble dire quelque chose de l’existence, parfois de notre époque, de l’amour, du désespoir aussi. Et de cette drôle de chose qu’est le lien. Présent antérieurparle déjà de ça, tout comme mes deux récits à venir. Qu’est-ce qui fait qu’un élément — un objet, une situation —, peut être contigu d’un ou d’une autre, ou au contraire se retrouver absolument séparé ?

Comme tu le disais, mes livres sont très différents dans leur projet et dans leur facture, avec une certaine manière qui est la leur de convoquer les images, mais aussi dans leurs enjeux littéraires.. J’essaie justement de les rebattre constamment, bien que mon écriture soit auréolée d’une certaine opacité. Si je m’emploie à redistribuer les cartes à chaque fois, c’est d’une part pour ne pas m’ennuyer et d’autre part pour contribuer à une autre exploration du réel par la langue.

Un travail d’écriture semble donc être un champ d’expérimentation qui ouvre à d’autres expérimentations… Justement, qu’est-ce qui vient après Présent antérieur ?

Deux livres de poésie ont été écrits depuis. Ils sont très différents. Un extrait est paru dans la revue l’Etrangère cette année :Rondements. L’autre concerne davantage la question de la mémoire. Un autre encore est en cours d’écriture.

Il y a également un extrait d’Enfeux qui vient de paraître dans la revue Aventures. Un homme et une femme s’aiment d’un amour évident, du moins c’est ce que nous croyons, et ils vont progresser dans différents tableaux. Cela sans qu’on sache s’il s’agit d’une présence réelle, s’ils se convoquent l’un l’autre ou au contraire s’ils sont disparus pour toujours. On les suit ainsi dans les méandres de leur amour, que ce soit en pleine nature, dans des édifices anciens ou dans les tribulations d’une virée nocturne urbaine.

Enfin, deux autres projets sont en cours, dont un roman que je suis en train d’achever. Il s’agit plutôt d’une déconstruction. La question du lien viendra à nouveau s’étendre à des situations et considérations concernant notre époque actuelle à travers plusieurs personnages. Commencé il y a un moment, je crois enfin entrevoir son achèvement. Il va traverser notre monde, tout en continuant de convoquer les motifs de l’amour et de la mort, et d’une foi possible entre les deux.

Quelques poèmes issus de Rondements ont été publiés dans la revue l’Etrangère, à la demande d’Alexis Audren. Comment cela s’est-il fait ? Pourquoi ce titre au pluriel qui évoque la vitesse et le plaisir, comme on dit d’un vin qu’il est rond en bouche ?

La rencontre est une chose qui m’anime. Alexis m’a entendue une fois et m’a demandé de lui lire un texte que je venais de terminer. Comme nous étions dans un paysage naturel, ça tombait bien. C’est un livre en deux parties : l’une concerne le soleil, l’autre la lune. C’est une réflexion sur le motif de l’astre et sur comment soleil et lune (se) jouent l’un avec (de) l’autre.

Pour revenir sur sa nature, c’est un texte qui tente de galoper comme dans une course effrénée. Le livre devait s’appeler Courir après le soleil. J’ai conservé le vers dans le livre. C’est ce principe fou de « courir après » inlassablement, tout en sachant pertinemment que cette chose nous dépasse. Il y avait ce motif de la rotondité, et ça m’amusait de penser une langue qui tournerait autour d’elle-même, s’élancerait ad vitam aeternam tout en relançant la machine, en vase clos. Un livre comme Le Monde est rond de Gertrude Stein, important pour moi, a sans doute généré l’idée d’une langue qui tourne sur elle-même. D’où le titre Rondements au pluriel. C’est un mot inventé là aussi, en quelque sorte. Il disait pour moi la perception qu’on peut avoir de ces sphères ou cercles, comme autant de motifs de vie et d’abstractions parfaites de l’existence.

C’est comme si tu inventais une érotique cosmique, par où les corps célestes et humains se prolongent. Dans ces extraits de Rondements, il y a ainsi différents niveaux de lecture et de construction du texte, un plan macroscopique d’abord avec les astres — une cosmologie —, les cycles de la vie et un monde d’écriture découlant des rayons du soleil, s’inventant par eux. Mais tu fais un lien direct avec l’intime, par une métaphore sur le désir, que le motif nocturne de la lune obscurcit. Est-ce une variation de Présent antérieur ? Comment as-tu pensé cette écriture double ?

Tu as raison. Il y a bien ce va-et-vient entre les deux. Car s’il y a bien ce lieu de l’intime, ce livre est aussi traversé par des questions historiques et scientifiques, ce qui a constitué une matière de travail. Cela vient se mêler à des sensations, des regards mais aussi aux corps. Il s’agit de voir comment ces astres agissent sur nous. Chaque fois, ils créent des perceptions particulières, les rayons du soleil nous réchauffent, créent des ombres, etc.

De fait, il y a une différence entre les deux parties. La lune s’étend du côté de la fantasmagorie, de la nuit et de l’imperceptible. La langue elle-même va changer. Cette partie va être plus versifiée, alors que celle du soleil voudrait une écriture qui file, qui ne s’arrête pas. Une écriture qui court — galope en somme.

C’est une sorte de panthéisme. Il n’y a pas de réalité supérieure, pas de hiérarchie, toutes les réalités sont imbriquées. Le soleil se diffuse dans le corps ou le sang. La poésie d’habitude est plutôt, du moins c’est ce que l’on pourrait croire, l’énonciation d’un sujet central qui ramène tout à son opinion ou à son expérience. Est-ce ce que tu vises à déconstruire ?

Bien sûr, mais il ne faut pas oublier l’expérience poétique, qui est l’expérience de la sensation. L’histoire de la poésie en est faite. Des Grecs à Rimbaud, c’est cette expérience qui est centrale. Ce sont peut-être des « visions proposées » que je tente en écrivant.

Mais cela donne l’impression que tu libères cette sensation, que tu l’autonomises de l’esprit ou d’une conscience.

C’est vrai, le corps est très présent. Il y a toujours chez moi une interrogation viscérale sur ce qu’on vit à l’intérieur, l’enfermement qui peut être le nôtre, et sur ce qui se produit à l’extérieur. Puis il y a la peau, cette frontière comme métaphore formidable d’un endroit de porosité entre intérieur et extérieur. C’est ainsi mettre le doigt ou l’œil sur la table de dissection. Laurent Quénéhen, dans un article paru dans Artpress, a écrit que je déploie avec Présent antérieur un « socle de sensations précises ». Il y a certes des endroits abstraits mais très définis. Ce sont des incises, des découpes du réel. C’est ce dont je parle avec ce livre je crois et ce qui me fascine. Ça concerne aussi ce que le corps fait et dit de tout cela, dans son rapport concret à l’intrinsèque et sa manière de nous aider ou non à nous transmettre à l’existence.

Une autre mise en scène du corps et du lien a lieu dans Enfeux. Là au contraire, tout débute par une idylle entre il et elle, ces deux protagonistes anonymes dont on va suivre au départ le périple en Italie sans qu’ils soient caractérisés, forces pures entrelacées dont on ne connaît que le flot de sensations. C’est une écriture d’une étonnante modernité, mais on y retrouve un usage du mythe cher à Pasolini, comme si ces dieux descendaient du paradis pour se confronter au monde et s’y perdre, voire éprouver leur amour. Quelle était ton intention ?

Après Présent antérieur qui parle de la douleur et du sentiment amoureux, j’avais envie de parler d’un amour lumineux, intense, puissant, comme indestructible puisqu’affranchi. Un amour qui existe, peu importe sa forme, dans son éveil. D’où l’importance que ces personnages ne soient pas définis. Ils appartiennent à tous les lieux et à aucun. Mais aussi au même. On va les suivre sans jamais savoir s’ils partagent le même espace-temps. La voix ne fonctionne pas de la même manière que dans Présent antérieur. Il y a de véritables moments d’adresse, dont on suppose que c’est une déclaration, un poème à l’autre mais sans savoir si cet autre est réellement présent.

Il y a donc toujours un jeu sur l’ambiguïté, un trouble des sens. Tu as justement une manière d’écrire assez proche du Nouveau roman — Duras, Robbe-Grillet, Claude Simon —, où les sensations elles-mêmes prennent beaucoup de place, deviennent des actions du texte, des décors vivants ou plutôt des paysages affectifs. Que voulais-tu faire ? Est-ce que ça s’est imposé ? Dans Neige écran, Stéphane Bouquet s’interroge : « comment parcourir et être parcourue en même temps par la sensualité du monde, comment partager, comment participer ? » Le désir de faire corps est-il un motif d’écriture ?

C’est très juste. Je n’ai rien à ajouter à cette phrase de Stéphane, que j’aime tant lire et écouter, si ce n’est que les états de nature — la nature — sont un endroit précieux, sauf ou « indemne », comme le disait Yannick Haenel lors d’une lecture à Chaminadour l’année passée. Pour moi, être dans la nature génère des manifestations agissantes, des sensations extatiques. C’est une Arcadie, un endroit très puissant. Il y a donc toujours un moment dans mes textes où l’on fricote avec la nature. J’aime ce terme car ce sont des endroits d’approche, d’épiphanie. La nature est un lieu où l’on rejoint la chair dans sa sensualité, dans la façon dont elle l’active, l’innerve.. Quant au désir et à l’écriture, ils s’enchâssent inévitablement : l’un vient alimenter l’autre. Enfin, pour le Nouveau roman, j’ai fini par déduire cette proximité : Duras, Beckett — ou Sarraute que je découvre plus récemment —, ont bouleversé mon rapport à l’écriture et en sont les instaurateurs.

« La littérature comme une béance depuis laquelle on jure », écris-tu. Est-ce qu’une forme de blessure ou d’ouverture est nécessaire pour écrire ?

J’ai envie de dire « c’est certain » et au même instant, que je n’en sais rien. C’est aussi un désir, une tentative d’aller vers la lumière. On peut plonger parfois très profondément dans les abysses, ou bien chercher quelque chose de mieux, de chaud, qui permettrait de percevoir un peu l’horizon et de reprendre son souffle. Les ombres sont formidables, peuvent nous dire bien des choses, mais elles peuvent aussi nous empêcher de poursuivre un dessein. Certains livres sont plus marqués d’un côté ou de l’autre, certains oscillent entre ces deux faces. De toutes les manières, l’endroit où les mondes sont indéfinissables, cet endroit du mystère, c’est ma matière, mon terreau pour élaborer l’image et tricoter la langue. Donc en ce qui me concerne, probablement oui, la blessure — ou appelons-la comme on le souhaite — est souvent à l’origine du mot.

Cet extrait d’Enfeux qui paraît dans Aventures, la nouvelle revue de Gallimard dirigée par Yannick Haenel, côtoie notamment des textes d’auteurs confirmés comme Pierre Michon et Christophe Manon. Comment cette rencontre s’est-elle faite ?

Yannick Haenel a lu Présent antérieur à sa sortie et a décidé de faire paraître un article à son sujet dans Charlie Hebdo. Notre rencontre date de ce moment. Curieuse de son regard, je lui ai par la suite soumis Enfeux. Séduit manifestement par le texte, il en publie le début (les quatre premiers chapitres) dans ce premier numéro.. Je suis très flattée de faire partie de cette revue, déjà parce que c’est un premier numéro, mais aussi parce je suis entourée de plumes amies dont j’estime particulièrement le travail. Et notamment ces deux auteurs que tu viens de citer. Je me sens très honorée de faire partie de cette « aventure » et touchée d’entendre toutes ses voix dans leur singularité.

Relisant Présent antérieur, j’y repère des formules qui annoncent l’écriture des textes à venir. Tu parles de « Chasser le décorum, les fioritures, le superflu. / De la nécessité d’un langage neuf et fertile. » Ou encore : « Parler de la nature et de ces états. Une extatique pure et libre / au contact d’elle-même. » S’agit-il ainsi de se dépouiller du récit et du personnage pour attraper des sensations pures, ce qui passe par l’invention d’une forme ? Mais aussi par une dramatisation où les simples gestes deviennent des actions à part entière — attendre quelqu’un, l’embrasser, etc. —, avec un avant et un après ? Un autre texte l’énonce : « Théâtre. Scène nourricière / première. / Je veux revenir au geste, à la parole, aux injonctions. / Pour sentir sous les jambes, / la vie pulser à nouveau, et, / le siège meurtrir la croupe. / Spectacle obscène / porté sur l’autel de la comédie humaine. » Cette idée de théâtre fait-elle écho ? S’agit-il de figurer ces forces impersonnelles ?

Oui, cela vient incarner des forces, probablement. Et cela rejoint le théâtre, lequel donne corps à une langue, à travers une voix et une spatialité. C’est assez étonnant car le motif du théâtre est vraiment un lieu de fascination pour moi, et vers lequel je vais aller de plus en plus. C’est là dans le recueil. Mais sa présence est aussi convoquée dans le dernier projet.

Pourquoi le théâtre ? D’abord parce que c’est un endroit de fantasmes, un lieu souverain, que je ressens très fortement quand je vais voir une pièce, avec cette barrière tacite entre la scène et la salle, cette séparation des comédiens et des spectateurs. Cela relève de l’exaltation : rejoindre cet instant impalpable que j’essaie de saisir dans l’écriture. Et ensuite, bien sûr, pour ses potentialités de projection.

J’aime cette sorte de quasi-transe que la salle procure. Les énergies circulent entre les corps sur scène et les nôtres. Il y a comme un écran de projection entre le texte qui dicte la mise en scène, ces corps et nous qui venons projeter ce que nous souhaitons. Ce n’est pas rien : on assiste à quelque chose. Cela suppose une présence mais aussi la position du voyeur qui m’a beaucoup intéressée dans l’art et dans l’écriture. Tout comme la question des points de vue et de la disparition. Ces voyeurs vont se glisser dans le détail, fouiller des gestes ou des visions qui apparaissent et disparaissent. Assister à cet être en présence, cela parle de cet « ici et maintenant » qui fait partie des devises du théâtre. Peut-être cette essence cinématographique, chez moi, rejoint-elle ces rêveries sur ce que peut le théâtre ou les images qu’il peut générer.

Ce qui est intéressant dans le théâtre, c’est la multiplicité qui nous déborde et le fait que l’œuvre n’appartienne plus à personne car « ça » a lieu entre nous. Cela fait penser au « partage du sensible » de Jacques Rancière, qui rappelle que nos catégories de jugement, et ce qu’elles autorisent ou non, sont historiquement créées. Il avance ainsi que le spectateur n’est pas passif. Même chez Sartre, ce n’est pas l’ego qui prime mais la conscience comme mise en relation des choses. Il n’y a plus ni sujet ni objet. Est-ce que tu retrouves cette tentative d’abolir ces positions figées ?

Absolument. C’est pour cela que la question des pronoms personnels m’intéresse autant. Je ne suis pas du tout dans la mouvance qui passe par un je et son expérience pour justifier d’un résultat, au travers d’un livre par exemple. Avec l’interrogation sur les pronoms personnels et notamment dans Enfeux, ce il et ce elle n’appartiennent plus à aucun temps. Dans le roman que j’achève, les pronoms sont partout ; il y a une langue qui va avec.

Je pense que la subjectivité peut être d’autant plus parlante et puissante qu’elle s’éloigne du je. Même si le texte dit « je » mais ne le nomme pas. En tout cas, pour moi, il y a des enjeux littéraires qui m’intéressent, à la fois dans la langue et dans sa façon de nous faire percevoir autrement. Il me semble que ce pas de côté, ce désaxement permet de rendre plus pertinente la chose dont on parle. Cela continue d’être un endroit qui m’interroge profondément et que je vais continuer d’investir, notamment dans un livre à venir qui a une forme plus universelle mais assume une totale subjectivité, sans délimiter ou circonscrire le je. Bien sûr, l’individu reste une individualité, une entité. De toute manière, on écrit toujours par le prisme de notre subjectivité, de notre histoire, de ce avec quoi on s’est construit ou alimenté.

Si l’on devait établir une cartographie, quelles seraient tes affinités littéraires anciennes et contemporaines ? Quelles ont été tes influences ?

C’est toujours difficile de dire, dès qu’on écrit, fatalement, on est pétri d’influences. De nombreuses lectures m’ont marquée et ont fait que je ne suis plus tout à fait la même. Duras, très jeune, a été fondamentale. J’ai parlé du cinéma et du théâtre. La poésie, je n’ai pas décidé d’en écrire. C’est même tardivement, en réalité, que je me suis mise à en lire. Sinon il y a effectivement Beckett, avec un avant et un après. C’est d’une telle contraction, d’une telle invention. Il fait partie de ceux que je garde en partie pour plus tard, par peur d’imaginer la suite de mon existence sans avoir à en découvrir plus. Evidemment, j’aime la déconstruction de la narration et de la langue et en ce sens, ces auteurs sont éminemment parlants pour moi.

J’ai découvert il y a peu Sarraute. J’aime sa capacité d’abstraction de l’humain, sa toile de fond brumeuse, indéfinie, ses mots qui ne circonscrivent pas mais qui sont juste des petites lumières ou des appels à une autre puissance de l’imaginaire et de la langue. Je suis très frappée par ça. Aujourd’hui, plusieurs écritures me touchent et me bouleversent comme celles de Marc Riboulet, Christophe Manon et Stéphane Bouquet (avec qui j’ai eu la chance de faire une lecture croisée l’an passé), Arno Calleja et Yannick Haenel bien entendu, ou encore Jane Sautière dont j’aime la langue et les absences.. mais il est toujours si difficile de choisir parmi ceux qu’on aime..

Tu sembles être une grande lectrice de littérature française. Quelle est sa spécificité pour toi ? Y a-t-il une modernité de cet héritage, des gestes que tu reprends à ta façon pour déjouer l’instant ?

C’est aussi et surtout un endroit de reconnaissance. Depuis très jeune, j’ai une vraie fascination pour cette langue et ses possibilités. Il y a quelque chose qui me parle très fortement, et avec lequel je sens que je peux manipuler, tresser et inventer de la langue. Ce sont des gestes. Peut-être y a-t-il là une jubilation, alors que les trois-quarts du temps l’écriture est davantage liée à la souffrance. Hélas, j’aimerais pouvoir lire plus..

Concernant les gestes d’écriture, il s’agit pour moi d’être capable de faire des choses plus amples ou plus resserrées, des respirations, de créer du rythme. Je suis très soucieuse de l’harmonie au sens mélodique ou plutôt je fais avec elle, probablement car j’ai grandi avec la musique. On m’a d’ailleurs souvent dit qu’il y a quelque chose de l’ordre de la sonorité dans mes textes. Ce dont je me méfie pour moi-même car je déteste l’idée de tomber dans un système. J’essaie toujours de démonter tout automatisme, car cela me renvoie à la répétition du même et à l’angoisse du figé. J’aime la capacité de la langue à rebondir, jouer, sautiller, s’écarteler. C’est peut-être parce que c’est ma langue natale que je m’en sens plus proche. Tout ce que j’écris jusqu’à présent se situe toujours dans un grand écart entre force et souffrance, là à l’endroit du tourment, et avec au milieu quelques épiphanies, un grand nombre de paysages et parfois quelques individus qui se rencontrent. Il paraît que ça peut arriver, parfois..

Portrait, 2024, © Stéphane Gilbert

Fanny Lambert est critique d’art, commissaire d’exposition indépendante et auteure. Elle a publié Présent antérieur (Nonpareilles, 2021), et vient de faire paraître un extrait d’Enfeux dans le premier numéro de la revue Aventures (Gallimard, avril 2024).

Fanny Lambert, Présent antérieur, éditions Nonpareilles, 2021, 104 p., 13€.

Des exemplaires sont toujours disponibles dans les librairies parisiennes EXC et l’Atelier.

Revue Aventures, n°1, Gallimard, avril 2024
Revue L’Etrangère, n°59, La lettre volée, octobre 2023
Revue Teste, n° 45, mars 2022