Le nouveau film de Sylvain George est à placer sous le signe impérieux de l’urgence. Une urgence à porter sa caméra dans les lieux des luttes qui traversent notre époque autant que celle d’en visionner les images. Le cinéaste porte un regard singulier sur les manifestations qui ont marqué Paris (Nuit debout, manifestations contre la loi El Khomri) et la crise des réfugiés, dans la lignée des problématiques qui traversent ses films précédents. En 2011 et 2012, il évoquait déjà la situation des migrants à Calais dans Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I) et Les Éclats (Ma gueule, ma révolte, mon nom), et documentait le mouvement des Indignés à Madrid dans Vers Madrid – The Burning Bright. Paris est une fête complète cette filmographie politiquement engagée à classer par ailleurs dans la catégorie du documentaire de création, et se trouve cette année en compétition internationale au Festival des films documentaires, Cinéma du Réel qui se tient à Paris au Centre Pompidou du 24 mars au 2 avril 2017. Entretien avec Sylvain George.
Vous prenez le parti du réunir plusieurs évènements qui ont récemment secoué la capitale : les rassemblements de Nuit debout, la crise des réfugiés, les manifestations contre la loi Travail dans un contexte d’état d’urgence, de violences policières et du traumatisme post-attentats. Quelle convergence voulez-vous créer entre ces luttes ?
Il est de bon ton de vouloir diviser, opposer, séparer des éléments ou évènements qui sont plus que jamais et logiquement interconnectés. Ici ou ailleurs, ici et ailleurs, les décisions prises, les politiques publiques construites et menées hier et aujourd’hui par les représentants politiques de peuples soi-disant souverains, ont des conséquences sur les lieux, les corps, les récits des individus et des peuples, et donnent lieu parfois, de façon décalée ou immédiate en termes spatial et temporel, à de violents effets boomerang. De surcroit, il n’est plus possible de penser pouvoir échapper à la dialectique local/global, microcosme/macrocosme : le monde est traversé par toutes sortes de flux, mouvements migratoires, mouvements de capitaux liés à la financiarisation extrême de l’économie – les flux portés par l’avènement de la nouvelle raison digitale. Des flux qui sont marqués par l’accélération des vitesses, le bouleversement des régimes du temps. Cela favorise l’enchevêtrement de l’intérieur et de l’extérieur, de la sphère publique et de la sphère privée, du national et de l’international.
A travers ce film, j’ai souhaité poursuivre un travail au long cours sur les politiques migratoires européennes, en m’intéressant particulièrement, et de façon non exhaustive, à la question des « jeunes mineurs étrangers isolés ». Les parcours de ceux-ci, en errance dans les rues de la capitale, Paris, ou la proche banlieue, à Aubervilliers, permettent de dresser dans le même temps une sorte d’état des lieux d’un certain état de la France et du monde aujourd’hui. Une sorte de cartographie spatiale se dessine, avec des figures du centre, des hyper-lieux traversés par toutes sortes de populations, de mouvements sociaux, comme des hors lieux, des interstices où ces jeunes gens essaient de survivre. Ainsi, se donnent à voir et à lire de multiples formes de violences sociales et politiques, des territoires discriminés, voire ségrégés, où se concentrent des inégalités multiples en matière d’emploi, de logements, etc. – et ceci depuis des années, des décennies. Cette cartographie spatiale se redouble en effet d’une cartographie temporelle qui permet de repérer certaines formes d’impensé comme l’impensé colonial, de lire le jeu des répétitions du « même », et la nécessité de produire de la « différence ». Différence, ouverture à l’imprévisible, que l’on peut lire dans des dynamiques, des recherches politiques expérimentales à l’œuvre dans des lieux hétérotopiques ainsi que l’on pourrait qualifier la place de la République durant les évènements de Nuit Debout, en écho avec les processus Occupy qui ont traversé le monde depuis 2011.
Les déambulations multiples des mineurs, et plus spécialement de Mohamed, sur les différentes lignes de fracture, créent dans le même temps des points de convergence, permettent de lier des problématiques que certaines volontés politiques voudraient forclore sur elles-mêmes. Plus précisément, et cela est assez ironique, ces corps désignés comme étrangers, sensés troubler et perturber jusqu’aux repères de l’identité nationale, viennent au contraire rappeler éloquemment les points de connexion de certaines réalités entre elles, des points communs : les politiques à l’œuvre – politiques nationales, internationales, aux conséquences dévastatrices, qui s’appuient et se légitiment par des effets de peur et de sidération ainsi que par l’absence de toute forme d’attention et de considération des populations.
Le jeune Guinéen que vous suivez est le seul témoignage présent dans le film. En quoi ce personnage y occupe-t-il une place particulière ?
La figure de Mohamed, les moments d’intimité partagée, permettent de dresser une cartographie des profondeurs, de sonder les dimensions de l’espace et du temps. Au quotidien, tandis qu’il est pris dans les tâches du jour et de la nuit – survivre, éviter la police autant que faire se peut pour ne pas subir de contrôles désagréables, accomplir les démarches administratives, etc. – il arpente la ville, l’interroge, la questionne, la sonde, la découvre, la débusque. Il en révèle les beautés et les monstruosités, les faces solaires ou polaires, les passages et les gouffres. Il y a quelque chose de l’archéologue-artificier foucaldien dans sa démarche, et j’évite là le mauvais jeu de mot. Sa traversée de Paris révèle un état d’urgence instauré depuis plus d’une année, un quasi état d’exception permanent. Etat d’exception qui n’a pas été instauré de la sorte depuis la guerre d’Algérie. Le régime réservé autrefois aux colonies est appliqué avec soin sur les démocraties ultra-libérales. L’expérience de « l’intimité territoriale », comme le dit Jean-François Chevrier, rattache l’expérience de l’environnement à celle des limites, incertaines ou flexibles, du corps propre, des corps propres. Les corps-parias des jeunes mineurs migrants, le corps meurtri de Mohamed, pointent dans le même temps la nécessité de retravailler les questions et conditions de la vie commune, de l’ouverture à l’autre, l’exigence d’égalité réelle…
Filmer la stèle en mémoire de Zyed Benna et Bouna Traoré, tous deux électrocutés dans un transformateur EDF en 2005 à la suite d’une poursuite de policiers, est-il une manière d’enraciner les révoltes contemporaines à cette époque ?
Nos sociétés produisent des déliaisons, de l’inimitié entre les groupes d’individus, entre les individus, et dans les individus eux-mêmes avec des confusions public/privé, ami/ennemi, etc. Une façon de travailler ces questions est de repérer et établir les points de jonction, de connexion, de « monter dialectiquement », sans créer d’amalgames, des situations qu’une certaine pensée majoritaire voudrait opposer.
Le point commun entre le mausolée de la Place de la République et celui de Zied et Bouna est notamment celui de la jeunesse sacrifiée, assassinée. Pourtant une différence de traitement intolérable est à l’œuvre, liée à la nature de la disparition des différents jeunes gens – les attentats d’un côté, un contrôle policier de l’autre – comme à leur origines sociale et ethniques. C’est cette disparité de traitement, l’inégalité confondante qui est à l’œuvre qu’il me semble important de mettre en relation. Non pas évidemment pour monter une « jeunesse » contre une « autre ». Mais pour pointer la violence d’Etat, la responsabilité de l’Etat dans ces disparitions, le mépris avec lequel les familles de Zied et Bouna ont été traitées et, avec elles, les populations de ces quartiers volontairement oubliés, négligés par l’Etat. Par exemple, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, l’ensemble de la classe politique reconnaissait avoir voulu créer des « ghettos », affirmait savoir depuis des décennies l’inefficacité des politiques de la ville, avoir abandonné ces lieux, etc. J’engage tout un chacun à aller voir le mausolée dédié à Zied et Bouna devant leur école à Clichy-sous-Bois : une simple photo dans un mauvais cadre de bois, une plaque de marbre vissée sur un socle de contreplaqué type Ikea…

Quel lien faites-vous avec l’œuvre d’Hemingway à laquelle vous empruntez le titre ?
Chacun se souviendra peut-être que le livre d’Hemingway est redevenu un best-seller après l’intervention de cette vieille dame sur une chaine d’info en continu, au lendemain des attentats de janvier 2015. Le titre du livre a ensuite été donné comme nom à un dispositif créé par la ville de Paris pour promouvoir les dimensions culturelles et touristiques de la capitale. Enfin, il devait s’agir, avant qu’il ne change, du titre d’un film d’un cinéaste dont je ne partage pas forcément les visées esthétiques et politiques, sur des jeunes fomentant des attentats dans la capitale.
Comme à l’origine de ce film il y avait la proposition du programme d’avant-garde Hors Piste et de Géraldine Gomez de réaliser un film sur « L’art de la révolte », j’avais trouvé intéressante et amusante l’idée de pratiquer une sorte de « détournement », ou plutôt un renversement dialectique à partir de ce titre, des usages contemporains qui en avaient été faits. Le film devenu un long-métrage, j’ai donné un titre différent à celui-ci, qui cependant conserve cette dimension ironique. Le film en effet met en jeu un autre type d’ivresse, qui a tout à voir avec ce que Frantz Fanon nommait les « fêtes de l’imaginaire ». Des fêtes réalisées avec peu de moyens, se basant parfois sur les seules ressources du corps, et qui opèrent des déplacements, des jeux de bascule entre des plans majoritaires et minoritaires dans nos sociétés – des fêtes qui créent ou désignent des formes nouvelles d’existence, des expérimentations esthétiques et politiques improbables…
Avec le sous-titre, vous orientez la lecture du film vers une fragmentation au nombre de 18 et liez ces fragments en les caractérisant comme des vagues. Où situeriez-vous leurs significations notamment au niveau du montage ?
Ce sont 18 vagues comme 18 scènes qui composent et structurent le film. Je m’amuse à jouer de la polysémie du mot. Et plus précisément de l’imposition et confiscation du sens qui est donné à ce mot dans son emploi, et la stigmatisation de certaines populations qui en découle logiquement : vagues d’attentat, vagues migratoires, etc. A l’inverse, l’usage que j’essaie de faire du mot renvoie au périple et au témoignage de Mohamed, comme à ses multiples traversées : la mer, le désert, Paris etc. Il renvoie aussi aux traversées de multiples personnes, naufragées, qui s’échouent dans les rues où sur les « côtes » de Paris ou des grandes villes : migrants mais pas seulement, populations en déshérence, zones de relégation etc. Enfin, les mouvements des vagues, leurs rythmes, leurs répétitions, leurs différences, agit comme métaphore de ce qui était indiqué plus haut, à savoir montrer comment l’ouverture à l‘inconnu brise le cycle infernal de la répétition et engage la création de nouvelles formes esthétique et politiques.
Vous semblez accorder une place prépondérante aux objets des rues : devantures, statues, restes de manifestations, ordures parfois, qui dépeignent un environnement plutôt hostile ou trivial. Que signifie cela pour vous ?
Le film travaille sur différents niveaux de temps et d’espace, sur le télescopage du passé avec le présent. L’historiographie qui s’y déploie n’est pas l’histoire des vainqueurs mais au contraire celles des sujets-petits, de ce qui est resté sur les voies de traverse de l’histoire officielle, du roman national. Le film forme une sorte de « constellation dialectique », comme le disait Walter Benjamin, un « opéra fabuleux », pour reprendre Arthur Rimbaud, ou encore une « fête de l’imaginaire », pour reprendre à nouveau Fanon, dans lesquels les hiérarchies traditionnellement établies entre les êtres et les choses ne sont plus de mise, et où l’attention est accordée à l’ensemble des éléments présents, qu’ils soient humains, animaux, végétaux, qu’il s’agisse du trivial, du commun, de l’anodin, du chiffon… Ces éléments sont activés, réactivés, interconnectés les uns avec les autres dans des jeux de correspondances, des télescopages, dans leurs formes, couleurs, sons, rythmes etc., jusqu’à proposer une « vision », non totalisante bien sûr, et toujours ouverte, des choses ainsi qu’un certain sentiment d’ivresse – celle-ci étant ici entendu comme un rapport nouveau au cosmos.

Vous filmez singulièrement la statue de la Place de la République qui semble prendre vie, regarder ce qui se passe sous ses yeux. Certainement en danger, lui prêteriez-vous des sentiments ?
Cette statue, comme chacun sait, est une allégorie de la République. Mettre en relation cette statue en bronze, imposante, avec des actions et évènements qui peuvent se dérouler sur la place et dans la société française, permet de déplier des polarités qui renvoient au contexte politique contemporain ainsi qu’aux rapports de force en présence : fixité/mobilité, permanence/impermanence, action/réaction, etc. Comment une certaine définition de la République, traditionnellement entendue comme un système politique basé sur la souveraineté du peuple, a pu être considérée par des milliers de manifestants comme ayant été abusée, confisquée par des représentants élus et duplices, qui auraient trahi leurs promesses électorales, leur programme politique. Comment la notion de peuple est une notion non figée, dont la définition engage des valeurs et conceptions du monde variées, la possibilité de pratiques politiques nouvelles ou non : hier fondé sur la notion de sang, aujourd’hui de sol, il pourrait se fonder sur la notion de passage et ouvrir à la possibilité d’un peuple toujours à venir, un peuple qui vient, pour paraphraser le beau texte de Walter Benjamin « Programme sur la philosophie qui vient », une communauté sans appartenance. Ce qui signifierait, dans sa traduction politique, la mise en œuvre de politiques fondées sur l’ouverture et non la fermeture à l’autre, la possibilité d’intégrer la notion d’accueil comme participant d’une certaine universalité : accueillant l’autre, lui accordant un espace, une place, l’autre dans le même temps, m’accueillant de la même façon, me laissant de la place pour exister, me développer. Cela impliquerait aussi une exigence d’égalité réelle entre les individus – celle-ci n’étant pas entendue comme un nivellement vers le bas, mais comme le développement des ressources, potentialités et virtualités de chacun, démultiplication des puissances d’être et d’agir de chacun.
On entre dans le film avec un sentiment de désorientation visuelle et sonore. Est-il question d’entrer dans un chaos ?
Un film, quel qu’il soit, à partir du moment où il exprime la sensibilité de son auteur, propose une expérience visuelle et sensorielle singulière, fait appel aux affects comme aux percepts. L’idée n’est pas de manipuler le spectateur, de le désorienter afin de le conduire quelque part comme cela est généralement admis, ou bien encore le distraire dans une sorte d’attraction cinématographique qui le sortirait de l’ordinaire. C’est là une conception du cinéma de propagande, hollywoodien, qui n’est pas la mienne. Un film pour moi est un ensemble de moyens et ressources sonores, visuelles, plastiques, avec lesquels un individu-cinéaste définit son rapport au monde, exprime un état du monde et son état dans le monde, ses idées, ses sensations, à un moment X.
Plusieurs séquences du film revêtent des aspects oniriques et expérimentaux. Quelle place occupent-elles dans ce tableau ?
Le film déploie plusieurs régimes d’images qui interrogent sur les façons ou manières de figurer ou de transfigurer le réel. Il y aurait une ligne qui s’apparenterait à la définition traditionnelle du documentaire, de la documentation du réel : à partir des entrées que j’utilise – les lieux, les corps, les récits –, il s’agit de prêter attention à différents niveaux de réalité, d’observer, collecter, recueillir. Ces « documents » peuvent évidemment être « produits » de différentes façons, revêtir des formes très différentes suivant les sujets filmés, conditions de tournages, cultures, intentions, sensibilités du cinéaste, etc. Ici, en l’espèce, il peut y avoir des scènes, des vagues qui relèvent de l’actualité la plus immédiate, qui ont pu donner lieu à la production d’images télévisuelles, et que mes images viennent, dans leur effectivité, contredire, disputer. Je pense, par exemple, au mausolée profané par les forces de police alors même qu’en novembre 2015, les chaines d’information en continu, ou le gouvernement, prétendaient que cela avait été perpétré par les manifestants.
Une deuxième ligne se fonde à la fois sur le document et commence à faire appel à l’imaginaire. C’est le cas des scènes avec Mohamed qui sont des scènes tout à la fois ancrées dans le réel – la délivrance de témoignages, les chants, les actions physiques – et dans la mémoire et l’imaginaire au sens où certains gestes sont rejoués, certains lieux visités par Mohamed, lorsqu’il errait dans certains espaces et interstices, réinvestis.

Une troisième ligne évènementielle traverse le film, qui est allégorique et poétique. Elle est profondément liée à la façon dont le cinéaste, moi-même en l’occurrence, peut réagir et ressentir face à certains évènements, dans les moments X d’un contexte historique, et de son parcours biographique. C’est une ligne plus ambiguë, qui tient de l’imaginaire, du travail de la mémoire, comme de celui du rêve et qui crée de l’épaisseur mais aussi de l’instabilité du sens.
Ces trois lignes viennent dialoguer entre elles, parfois se contredire, mais œuvrent communément à une sorte de pensée critique – et poétique donc – qui vient tenir à distance et mettre en crise le cosmos organisé, les images d’ordre, le principe de cohésion organique, la communauté comme corps constitué.
Est-il juste d’affirmer que la séquence qui se passe dans le champ de tournesols, sensoriellement très chargée, figure la fuite aveugle et dangereuse d’un réfugié ?
C’est une scène polysémique, qui n’est absolument pas close dans ses intentions bien sûr, et peut se soumettre à différents types d’interprétation. Elle s’est imposée de façon irruptive, comme ces visions qui surviennent et s’imposent lorsque le travail bat son plein, lorsque le processus de condensation s’opère. On ne sait s’il s’agit d’un homme, d’une femme, d’un individu chassé ou d’un individu chasseur et prédateur. On ne sait où l’on se trouve, dans quelle région, dans quel pays, sinon qu’il s’agit d’un champ de tournesols au bord d’une route. On pourrait dire que cette scène exprime tour à tour le sentiment d’abandon, du devenir contrarié de certaines jeunesses, de la rupture de la transmission et de l’expérience entre générations. On pourrait dire qu’elle montre la part d’indéterminé propre à chaque individu comme à chaque situation, le fait que rien n’est jamais totalement forclos, défini, verrouillé. Un individu n’est jamais un être achevé, complet, déterminé : il peut engager de multiples processus de subjectivation, désubjectivation, resubjectivation, des processus d’individuation. Une situation peut à chaque moment basculer, être condamnée ou rédimée. D’où la nécessité de développer les « armes des pauvres » : confiance, courage, humour, ruse, fermeté inébranlable, présence d’esprit, attention, écoute, pour saisir ce qui advient, percevoir le chemin des bifurcations. On pourrait dire aussi que c’est une scène qui marque le primat du petit, de « d’apparemment faible », de la vulnérabilité, une scène « d’intimité poétique » qui transfigure le réel. La transfiguration est ce processus de transformation de matériaux visuels et documentaires en un système de figures symboliques, ou allégoriques, doté d’un éclat transcendant, d’une splendeur divine. Ici, une certaine figure de l’autre est montrée dans toute sa beauté et sa puissance, non dans une dimension transcendantale et divine – ce qui ne correspond pas à mes orientations philosophiques –, mais dans celle du « cru », du matérialisme, de l’immanence. Comme l’écrivait Walter Benjamin : « De même que certaines fleurs tournent leur corolle vers le soleil, le passé par un mystérieux héliotropisme, tend se tourner vers le soleil qui est en train de se lever au ciel de l’histoire. L’historien matérialiste doit savoir discerner ce changement, le moins ostensible de tous ».
La séquence dans laquelle des mains semblent opérer une chorégraphie est particulièrement marquante et rappelle celle des mains lacérées de Qu’ils reposent en révolte. Diriez-vous qu’il s’agit d’un lieu corporel privilégié où se manifeste une lutte ?
Le film, comme vous l’avez très bien vu, essaie de montrer quelques uns de ces gestes qui participent de cette fête de l’imaginaire dont nous parlions tout à l’heure. C’est-à-dire de ces gestes qui peuvent prendre de multiples formes, mus par une nécessité profonde, et qui perpétrés dans l’espace peuvent revêtir une puissance symbolique et subversive extrêmement forte. Parmi ces gestes, ceux proférés par les corps meurtris, assujettis, prennent une valeur particulière en ce qu’ils montrent les puissances insoupçonnées du corps, les différentes possibilités de transfiguration du corps. Le mouvement du corps dans l’espace vient à la fois symboliser des opérations de domination, de sujétion, d’assignation à l’œuvre dans les sociétés contemporaines, et signer des opérations de déclosion, de désajuttissement, de libération.
Le film aborde des sujets d’une actualité brûlante pour lesquels il y existe encore peu de recul. S’agit-il pour vous de témoigner de cette situation ou d’adresser une alerte ?
Il me semble que l’actualité s’articule toujours avec l’inactualité, et que cette impression de manque de recul, de distance sur les évènements est plus que jamais induite par cette sorte « d’immanentisme du présent », de « présent immédiat » fabriqués par les sociétés médiatiques qui fonctionnent à flux tendus, par la persistance du mythe du progrès et du positivisme dans la société, et ce malgré le fait que ceux-ci soient battus en brèche dans le sciences humaines. Autrement dit, et puisqu’il n’est absolument pas question d’avoir une vision totalisante, totalitaire, des évènements ou du monde, il est « possible » de se positionner à rebours, et de réinscrire un certain nombre d’évènements fragmentés dans le temps long. Comment ? Peut-être en prenant appui et en promouvant une historiographie basée sur les discontinuités, les ruptures, les seuils, les sauts temporels, une historiographie que l’on pourrait qualifier, de façon un peu massive, de foucaldienne et benjaminienne. C’est-à-dire comment une attention extrême accordée aux actions présentes, aux seuils, failles et fissures, comment le travail de conscience du présent ouvre aux rappels des conjonctures passées, montre la compénétration dialectique des différentes dimensions temporelles, permet au présent, comme au passé, de s’éclairer et de se déclore simultanément. Ce processus favorise le jeu des rencontres, donne la priorité à l’imprévisible, accueille l’impossible, célèbre l’inconnu. Il remet donc radicalement en question les partitions majoritaires, les représentations convenues qu’une société peut véhiculer sur tels ou tels groupes d’individus, groupes sociaux, groupes ethniques, y compris celui ou ceux dont on serait « issus », auquel on « appartiendrait », et qui nous traversent à notre insu si un travail d’émancipation n’est pas engagé.
A partir du moment où l’on est attaché à découvrir et redéfinir ses possibilités d’existence et ses manières d’être, à interroger les catégories de l’identité et de l’altérité, on ne peut que se sentir concerné par la marche du monde, ne pas accepter le « monde comme il va », et user du médium qui est le sien pour considérer et prêter attention aux réalités contemporaines Il ne s’agit en rien d’une posture, mais de la profonde nécessité d’un individu essayant de définir sa conduite de la façon qui lui paraît la plus juste possible. Par l’image, la parole, le geste, l’humanité est en création permanente et de nouvelles formes de vie et d’existence peuvent encore et toujours s’inventer. Le cinéma, qui est peut-être une des expressions les plus appropriées de la temporalité imagée de la mémoire du passé et du présent, peut être ce moyen sans fin avec lequel un individu-cinéaste peut déployer ces transfigurations, exprimer son souci de l’homme, affirmer une position de témoin agissant.
Les récents événements que sont notamment la mort d’Adama Traoré et l’agression de Theo Luhaka, entrent directement en résonance avec votre film. À quelques semaines de l’élection présidentielle et des élections législatives, voulez-vous partager vos inquiétudes ou aspirations ?
Ces évènements s’inscrivent dans le temps long ainsi que j’ai essayé de l’expliquer tout au long de cet entretien et désignent la violence et la cruauté inouïe qui irriguent les rapports sociaux et politiques dans ce pays. Ils désignent l’humiliation quotidienne dont sont sujets de larges pans de la population française. Ils appellent à travailler l’impensé colonial, les questions de discrimination et de ségrégation. Ils rappellent l’urgence de réflexion et d’action quant aux conditions d’existence de toutes et de tous. C’est en chacun de nous, et non pas entre les individus que se situe la déchirure, la déliaison, les polarités ami/ennemi, même/autre, etc. Que de multiples possibilités d’existence autres que la sienne propre puissent être reconnues, parce que notre vie a la conscience intime d’être elle-même, par elle-même, menacée d’étouffement et de mutilation, voilà ce qui constitue et répond à ces évènements aussi terribles qu’intolérables. De l’exigence de l’égalité réelle.
Paris est une fête – Un film en 18 vagues. Réalisation, photo et montage : Sylvain George. Mixage : Ivan Gabriel. Production : Noir Production. Distribution : Zeugma Films. Sortie : 12 avril 2017.
Le site et la programmation du festival Cinéma du Réel (jusqu’au 2 avril)