Jean Rolin : l’île, l’Histoire, l’écriture (Peleliu)

Jean Rolin @ Hélène Bamberger / éditions P.O.L

On connaît le tropisme maritime de Jean Rolin avec ses diverses modulations, depuis les espaces portuaires de Terminal Frigo (P.O.L, 2005) jusqu’au projet de traversée à la nage du détroit du même nom dans Ormuz (P.O.L, 2013) en passant par le trajet en cargo entre Europe et Afrique dans L’Explosion de la durite (P.O.L, 2007) – un tropisme dont témoigne d’une autre manière un recueil de textes journalistiques comme Vu sur la mer (La Table Ronde, « La Petite Vermillon », 2012). On sait aussi comment les guerres du xxè siècle et les conflits contemporains disséminés à travers le monde hantent son œuvre, de façon plus ou moins directe ou souterraine (Campagnes, Gallimard, 2000, Un chien mort après lui , P.O.L, 2009 ou L’Explosion de la durite). Avec son dernier texte, Peleliu (P.O.L., 2016), l’écrivain croise d’une façon encore inédite ces deux dimensions en prenant pour objet d’écriture une île du Pacifique qui fut le théâtre d’une terrible bataille pendant la Seconde Guerre mondiale et dont le narrateur va s’employer à arpenter le territoire aussi limité (13 km2) que parfaitement circonscrit du fait de son caractère insulaire.

Narration documentaire

Ce nouvel opus s’inscrit à bien des titres dans la continuité de l’œuvre de Jean Rolin et, plus largement, dans le cadre de ces « narrations documentaires » dont Lionel Ruffel s’est employé naguère (Littérature, 2012/2, n°166) à définir les caractéristiques formelles et les enjeux.

PeleliuEncadré par une carte (au début du volume) et une bibliographie (à la fin), l’ouvrage produit à destination de son lecteur les documents qui ont servi à sa rédaction et sur lesquels s’appuie le narrateur dans son récit de l’exploration de l’île. Le texte se caractérise du même coup par sa forte dimension intertextuelle, ce même narrateur faisant assidument référence dans son récit aux différents livres qu’il a lus sur la bataille de Peleliu et qui figurent dans la bibliographie, auxquels s’ajoutent nombre d’allusions à d’autres documents tels que des photographies ou des interviews. Citant abondamment les textes, confrontant récits et témoignages, soulignant points de convergence ou contradictions, le narrateur procède comme le ferait un historien ou un journaliste. Il opère de même, et tout aussi assidument, une mise en rapport entre données historiques récoltées dans ses lectures et géographie de l’île, avec pour objectif de situer, de la façon la plus précise possible, dans l’espace qu’il explore les événements du passé.

Pour autant, et bien qu’il emprunte de manière évidente aux méthodes et aux formes du reportage, le texte s’en écarte par nombre de signes : par le double statut des documents déjà évoqués, qui figurent à la fois comme documents de référence de l’auteur et comme documents utilisés par le narrateur au sein de son récit, de sorte que leur valeur de garant documentaire s’en trouve affectée d’un coefficient de fiction ; par la nature hybride de ces mêmes documents où figurent en bonne place, au milieu de témoignages d’anciens combattants de la bataille de Peleliu, des textes de fiction – en particulier des nouvelles de William Styron – que le narrateur convoque pour essayer d’imaginer le quotidien des soldats pris dans l’attente d’un débarquement dont ils connaissent par avance le caractère atrocement meurtrier ; par sa dimension d’hétérogénéité enfin, que le texte assume, voire exhibe, bien plus qu’il ne cherche à la résorber : récit de l’exploration de Peleliu avec ses découvertes, rencontres, vicissitudes et anecdotes ; description circonstanciée de l’île (relief, population, faune, flore) ; rappel détaillé et extrêmement technique des données factuelles de la bataille (corps de troupe, matériel militaire, indications chronologiques et topographiques) ; à quoi s’articule, au tout début du livre, un résumé de la biographie d’un certain Pete Ellis, dont le narrateur s’emploie à raconter l’histoire tout en faisant remarquer que, s’il a passé de nombreuses années à hanter cette partie du monde, c’était bien avant que ne débute la guerre et sans jamais mettre les pieds à Peleliu…

Une certaine forme d’arbitraire narratif qui préside au récit semble ainsi s’employer à défaire de l’intérieur les codes auxquels le texte prétend par ailleurs se référer et en complexifie délibérément l’organisation interne en introduisant en particulier une strate temporelle supplémentaire et un personnage dont les rapports avec le récit principal sont laissés volontairement implicites. Comme c’est souvent le cas chez Jean Rolin, l’écriture dérive en fait au gré d’un narrateur qui, double ou avatar plausible de l’auteur, a pour caractéristique d’être engagé dans une ligne de fiction qui le construit tout à la fois comme personnage à part entière et comme centre focalisateur du récit, permettant à ce dernier de “tenir” en faisant tenir ensemble les régimes hétérogènes de discours évoqués plus haut.

 

Figure du narrateur et mémoire du romanesque

Les signaux de fictionnalité ou plutôt de fictionnalisation de soi ne sont jamais loin dans les textes de Jean Rolin dans la mesure où ses narrateurs songent volontiers à eux-mêmes sous le régime du camouflage, voire de « l’imposture » : celui de Peleliu envisage un moment de se faire passer, lors de son arrivée sur l’île, pour un « émissaire de l’industrie cinématographique » avant d’y renoncer lorsqu’il comprend que le potentiel romanesque que peut avoir à ses propres yeux ce type d’affabulation est sans rapport avec la réalité trivialement touristique de l’île (d’autant que les équipes de Spielberg sont déjà passées par là…). À travers cette dérive fictionnelle de soi, c’est la tentation du romanesque – ou sa nostalgie, mais peut-être est-ce la même chose ? – qui s’invite dans le texte, ce dernier rappelant à intervalles réguliers, à travers un intertexte fourni où se mêlent des références empruntées à la littérature (Melville, Stevenson, Conrad, Lowry), au cinéma (Steven Spielberg mais aussi John Ford) ou à la BD (Tintin), la forme que les éléments de son récit pourraient prendre s’il s’agissait d’en faire un roman, un film de guerre ou un épisode du Lotus bleu. Soit un romanesque convoqué en tant qu’il relèverait de ce qu’on a pu caractériser comme la « mémoire d’une forme », mais une forme qui serait moins en train de se défaire qu’une forme qui perdurerait au contraire, un peu comme une empreinte rétinienne, à même un récit qui pourtant la déconstruit de par la désinvolture apparente de son narrateur.

Ce dernier insiste, en particulier, sur le caractère erratique et un peu dérisoire d’un projet dont les raisons lui resteraient largement obscures : son voyage à Peleliu semble relever du hasard ou d’une fascination quelque peu illusoire dans laquelle éloignement géographique (un peu surfait, selon ses propres dires, à l’heure de la mondialisation) et imaginaire littéraire et historique (Melville et Stevenson d’un côté ; l’histoire de la seconde guerre mondiale de l’autre) auraient joué un rôle central. De manière un peu similaire, l’annonce tardive que fait le narrateur à la fin du livre de son départ imminent renforce cette impression d’arbitraire dans la mesure où elle produit une suspension brutale du récit en lieu et place d’une véritable clôture narrative. Quant à l’exploration de l’île, elle s’avère, elle aussi, largement erratique dans la mesure où les efforts du narrateur pour identifier les différents points clés de la bataille dérivent sans cesse vers d’autres notations : intérêt marqué pour la flore et surtout la faune de l’île (avec la place privilégiée faite, une fois encore, aux oiseaux  mais aussi la découverte fortuite de cinq jeunes chiots auxquels le narrateur se préoccupe de procurer régulièrement boire et manger) ou rencontres avec toute une galerie de personnages (habitants ou touristes de passage). Tout se passe comme si la réalité contemporaine de l’île, telle qu’elle se dévoile progressivement dans la banalité de son quotidien, venait remettre en question au fil du récit les catégories à travers lesquelles, nous l’avons vu, Peleliu s’était initialement donné à lui. Un peu comme s’il s’agissait de vérifier par l’arpentage la double illusion en quoi peuvent consister l’exotique et l’héroïque.

De façon plus générale, le portrait en creux que le narrateur dresse de lui-même dans le livre se caractérise par une dimension d’autodérision qui a pour effet de défaire son autorité énonciative. Le récit insiste en particulier sur une certaine maladresse physique mais aussi sur les inquiétudes, voire les angoisses, qui se saisissent de lui au fil de son exploration et dans lesquelles les dérives de son imagination occupent une bonne place. En même temps, le narrateur n’hésite pas à souligner jusqu’à la caricature délibérée de soi combien il peut être susceptible, voire largement imbu de lui même quand il s’agit de ses connaissances historiques et militaires concernant tous les détails, même les plus techniques, du déroulement de la bataille, mettant ainsi à distance tout ce qui pourrait relever d’un trop grand esprit de sérieux.

Enfin et surtout, la figure du narrateur entre en résonance avec celle du dénommé Pete Ellis, déjà évoqué. Avec sa trajectoire d’espion alcoolique à l’humeur autodestructrice que le narrateur propose de placer sous les auspices d’un Malcolm Lowry avec pour titre « le Rigodon de l’Ivrogne », le personnage – dont est soulignée la capacité à « acquérir les dimensions, y compris burlesques d’un véritable héros » – relève de ces figures dans lesquelles Jean Rolin aime à se projeter, moins par une sorte de mélancolie un peu facile que parce qu’elles sont porteuses d’une dimension de l’expérience vécue qui lui importe au plus au point, à savoir le rapport que chacun de nous, en fonction de sa position dans le temps, entretient avec l’Histoire. Ellis a, en effet, pour principale caractéristique d’être désynchronisé d’avec cette dernière, ayant prévu bien avant l’heure mais sans la vivre (il meurt en 1923) ce que serait la réalité militaire de la guerre du Pacifique connue sous le nom de « Island Hopping » (ou « saut d’île en île »). À lui, venu trop tôt, répond, comme en miroir, un narrateur qui, à bien des égards, viendrait trop tard et pour qui se pose, de manière aiguë, la question des modalités d’une possible évocation de la bataille de Peleliu.

Les interstices du temps

En fait, la question de la légitimité du narrateur traverse le texte en tant qu’elle est tout à la fois une question éthique et esthétique. Ou plutôt que la question éthique n’a d’autre réponse qu’esthétique. Le narrateur – qui semble à cet endroit précis du texte se rapprocher au plus près de l’auteur – s’interroge explicitement sur la légitimité de son projet : « sur le moment, la lecture de ce passage [qui concerne « l’inutilité de lire des livres de guerre au moment où on est soi-même en train de la faire »] m’a perturbé d’autant plus que j’étais moi-même en train d’écrire un livre, ou de m’y efforcer, sur une bataille à laquelle je n’avais pris aucune part. » Mais il en interroge aussi les conditions de possibilité dans la mesure où l’espace limité et circonscrit de Peleliu lui permet, mieux que tout autre peut-être, de mettre en place une écriture à travers laquelle s’approcher autant que faire se peut de cette expérience de la guerre dont il est pourtant radicalement séparé dans le temps et par le temps.

Cette distance temporelle se manifeste à travers deux menaces contraires qui ont en commun de rejeter irrémédiablement l’événement dans un passé dès lors impossible à saisir : celle d’un effacement pur et simple de l’histoire, qui fait de l’île, pour les touristes qui y séjournent, un simple spot de plongée sous-marine et celle d’une muséification de cette même histoire, voire – si on me permet le néologisme – de sa « touristification », dont témoignent l’érection de monuments mémoriels ou l’organisation de « jungle tour(s)» destinés à en visiter les lieux réputés les plus emblématiques. On notera d’ailleurs que le narrateur quitte Peleliu au moment où il se retrouve en situation d’être sollicité à son tour, par des touristes russes récemment arrivés dans l’île, d’organiser un circuit touristique de ce type, « comme si ç’avait été [s]a vocation, désormais, voire [s]on métier, de promener des Russes parmi les vestiges de la guerre ».

Or, comme le remarque le narrateur, à la faveur de la double rencontre d’une équipe de cantonniers et d’une équipe de démineurs, la seconde guerre mondiale en général et la bataille de Peleliu en particulier relèvent en réalité d’une temporalité infiniment plus complexe car dédoublée entre passé et présent : « (L)es premiers (les cantonniers), par le soin qu’ils apportaient à la tonte de l’herbe autour des épaves de blindés contribuaient sans le savoir à la muséification – à l’embaumement – de ces dernières, et donc à rejeter la guerre dans le passé, cependant que les démineurs, par le simple fait que l’on eût encore besoin d’eux, lui conféraient au contraire un regain d’actualité ». Une temporalité qui pour cette raison même est au centre d’un travail d’écriture qui cherche à rendre compte de la façon dont les événements du passé trouvent, par la médiation que représente le narrateur, à s’inscrire au présent à même l’espace géographique de l’île.

Son exploration, la découverte progressive de son espace, l’observation méticuleuse de tout ce qui la caractérise (climat, végétation, faune), la transcription tout aussi méticuleuse des sensations (atmosphère, bruits, lumière, etc.) fondent en effet la possibilité de recréer au moins partiellement un lien, même ténu, avec l’expérience vécue par les soldats au moment de la bataille de Peleliu. D’où le rapport qu’entretient le texte avec les livres de témoignages écrits par ceux qui ont vécu la bataille et y ont survécu, le narrateur s’efforçant de se tenir au plus près de leur expérience lorsqu’il s’interroge sur ce qu’ont pu être pour eux, au ras des micro-événements du quotidien, l’attente et l’angoisse d’abord, la peur et la souffrance ensuite. D’où aussi la place privilégiée qu’il accorde, dans son récit, à des moments de « basse intensité » (par rapport à l’acmé de la bataille et son déchaînement de violence) pour lesquels il peut plus facilement et plus légitimement tenter de s’approcher de ce qui a été concrètement vécu dans la mesure où son immersion au cœur de l’île lui permet d’accéder au moins partiellement, à travers une écriture qui s’attache à transcrire au plus près les sensations éprouvées dans et par le corps, à une commune expérience sensible. Ainsi d’une scène de baignade dans un « trou à nager » (« Swimming Hole ») que le narrateur s’emploie, non sans mal, à retrouver et qui lui permet de répéter au présent une expérience, certes bien anodine voire dérisoire, mais qui a ceci d’essentiel qu’elle est partageable à travers le temps, l’inscription concrète de la personne du narrateur dans le monde sensible ayant aussi pour enjeu éthique de faire en permanence la part du partageable et du non partageable.

De manière plus large, le texte s’interroge sur ce que peut et doit être une écriture qui articule à la fois passé et présent, temps et espace. Au fil de l’exploration menée par le narrateur, avec ses errements, ses hésitations et ses aléas mais aussi son souci méticuleux de l’observation, le récit fait émerger, disséminés dans l’espace, les traces et reliefs des combats dans ce qu’ils ont de plus dérisoire (tessons de bouteille, fragments d’armes ou débris d’avions) tout en rendant compte en même temps du processus de disparition mais aussi de métamorphose dans lequel ces restes se trouvent pris, avec, par exemple, le devenir branche de tel ou tel fût de canon. Car il ne s’agit pas tant de faire ressurgir le passé sous le présent que de faire émerger quelque chose du passé dans le présent, un présent dans lequel, par le jeu de temporalités qui se feuilletteraient, le passé peut parfois – mais de manière aussi aléatoire qu’éphémère – affleurer dans les interstices du présent. D’où aussi une écriture qui, à l’instar de l’exploration de l’île elle-même, mêle une forme d’approche systématique de son sujet (à travers les savoirs historique, militaire, mais aussi ornithologique ou botanique qui se trouvent convoqués et le vocabulaire spécialisé qui va avec) et une forme d’approche plus ou moins erratique qui, de par la souplesse de la syntaxe comme celle des enchaînements, laisse leur chance à la surprise et à l’imprévisible.

En définitive, il en est de l’Histoire comme du romanesque : on n’a de chance de les approcher qu’en tant qu’ils sont la rémanence dans le présent, c’est à dire dans l’écriture, de ce qui se tient en même temps dans le passé.

Jean Rolin, Peleliu, éditions P.O.L, 2016, 160 p., 14 € — Lire un extrait
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