« Le trajet dura deux journées et une nuit, avec de fréquents arrêts ; le train ne gagnait que rarement un peu de vitesse. Au début, ce ne furent que palmiers et arbres fruitiers ; on apercevait à travers la végétation de petites fermes et des plantations.
Julien de Kerviler
« 7 février
Aux latrines, quelqu’un s’est servi de la page d’un des derniers journaux que nous avons reçus. On peut encore lire des parties de reportage d’un journaliste sur l’étrange phénomène qui est en train de se produire à Sapukai : l’apparition d’une femme qui se dit envoyée par Dieu, et qui se fait appeler ou que l’on dénomme la Prophétesse de Cerro Verde.
« Ici, c’est le café. Dès que tu as franchi sa porte basse, il faut traverser le petit couloir et tourner à gauche ou à droite. Imagine maintenant que tu as tourné à gauche.
« C’était la première fois que je l’entendais prononcer le mot kapo. J’ai pensé au terme musical, da capo, qui n’a aucun rapport avec l’autre. Mais, prononcé avec sa voix et son accent, le mot prenait un sens différent.
Quand l’avion a atterri à l’aéroport de Hanoï, j’ai récupéré ma valise et je me suis approché d’un comptoir où un douanier fumait une cigarette et je lui ai dit en anglais que j’avais un vol pour Paris le lendemain matin
Quand j’étais adolescent je fumais des Rothmans et quand j’étais étudiant je fumais des Camel et quand je vivais à Arles je fumais indifféremment des Camel et des Marlboro et lorsque je suis arrivé en Chine,
« À trois heures moins le quart de l’après-midi, le car arriva à Ocampo, un peu en avance, les dimanches, puisqu’il arrive habituellement à trois heures pile.
« Au rez-de-chaussée, le portier dont les moustaches grisonnaient trifouillait l’horloge au coucou et m’a demandé si j’avais un tournevis. Entre deux rangées de journaux muraux, j’allais vers le restaurant d’où venait la musique stridente qui ne dérangeait pas le portier, car il était sourd d’une oreille.
« Alors que l’avion s’apprêtait à décoller, un homme de son âge, corpulent, à la peau sombre, se précipita vers le siège voisin. Il resta dans le passage, à le regarder lui, puis le siège à côté, sans un sourire. Il avait le visage fermé, comme si cette absurde histoire de place le fatiguait. Il se laissa choir de toute sa masse sur le siège et glissa son sac à bandoulière en cuir entre ses jambes. Après avoir bataillé avec sa ceinture de sécurité, il se mit à lire le journal allemand qu’il tenait à la main.
« Le maître de la carrière — encore pour gagner du temps ? — fait de nouveau des récits tout le long du chemin : « De tout temps ce fut une région de réfugiés. Longtemps, jusqu’après la dernière guerre, et encore dans les décennies après ça, nous réfugiés venions sans exception de l’Est.
« Ça recommence, j’étouffe. Je me traîne — au sens propre — du bureau à la cafétéria, puis retour. C’est tout. Navrant. Un tunnel, sinistre. C’est la seule pause autorisée, ici. Entre quatre parois de verre. Aujourd’hui il a sorti une nouvelle règle. Une fois par jour on doit se lever, rester debout plusieurs minutes, en rang et en silence, avec le casque sur la tête, et c’est la seule façon de faire circuler un peu le sang dans les extrémités de nos membres qui s’engourdissent à force que nous restions assis. Il a même décidé dans quel ordre on doit se lever. C’est moi qui vais commencer. On n’a droit qu’à une seule pause.
« Aliide se redressa, laissa l’armoire, versa de la vodka dans un verre et se la jeta dans la gorge, renifla sur sa manche. Comme les Russes.
« Huit jours avant sa mort, après une spectaculaire orgie de nourriture, le président français François Mitterrand commanda un ultime repas d’ortolan, un minuscule oiseau chanteur à la gorge jaune, pas plus grand que son pouce. Ce mets incarnait à ses yeux l’âme de la France.
« En cette douzième saison des pluies, en ce qui me concernait, les jours se comptaient en degrés, comme l’air au grenier dont la température baissait à mesure que l’ombre des montagnes progressait.
« De bressanone au défilé de brenner la distance est si courte que la caravane n’aura sûrement pas le temps de s’éparpiller. Ni le temps ni la distance nécessaires. Ce qui signifie que nous nous heurterons de nouveau au même défi moral qu’auparavant, celui du col d’isarco, à savoir, nous faudra-t-il avancer de conserve ou séparément.