« Le trajet dura deux journées et une nuit, avec de fréquents arrêts ; le train ne gagnait que rarement un peu de vitesse. Au début, ce ne furent que palmiers et arbres fruitiers ; on apercevait à travers la végétation de petites fermes et des plantations. Chaque fois que le train s’arrêtait, les porteurs et les gardes descendaient sur le quai ; certains avaient déjà fait le voyage et connaissaient les employés des gares ou les petits marchands, et ne perdaient pas de temps pour renouer connaissance. On leur confiait des messages et des cadeaux à remettre à d’autres stations sur la ligne. Lors d’un arrêt, dans le silence d’un après-midi torride, Yusuf entendit le bruit d’une cascade. Lorsqu’un peu plus tard le train s’arrêta à Kawa, il resta assis par terre dans le wagon, le cœur battant, de peur que quelqu’un ne le reconnaisse et que ses parents ne perdent la face. Quand le train commença à monter et à se diriger vers l’est, les arbres et les fermes se firent plus rares. Par moments, les prairies faisaient place à des taillis luxuriants.
Les porteurs et les gardes grognaient et se querellaient sans cesse. Ils s’entretenaient surtout de nourriture, évoquaient des plats succulents dont ils rêvaient, chacun vantant l’excellence de la cuisine de sa région. Ces propos leur creusèrent l’estomac et les mirent de fort mauvaise humeur. Ils passèrent ensuite à d’autres sujets, comme le sens exact de certains mots, le montant de la dot reçue par la fille d’un marchand bien connu, le courage d’un commandant de vaisseau, et la question de savoir pourquoi les Européens avaient une peau si rêche. Pendant une demi-heure, ils ergotèrent avec animation sur le poids des testicules de différents animaux : taureaux, lions, gorilles… Ils se disputaient l’espace pour dormir, chacun estimant qu’on empiétait sur le sien. Plus ils se querellaient, plus leur corps dégageait une puissante odeur de musc, de sueur, d’urine et de tabac refroidi. On en vint bientôt aux coups. Yusuf se couvrit la tête de ses bras, se cala dans un angle du wagon, donnant de vigoureux coups de pied à quiconque s’approchait trop. Au cœur de la nuit, il entendit des murmures, puis de légers mouvements, le son de caresses furtives, de rires et de soupirs étouffés de plaisir. »
Abdulrazak Gurnah, Paradis (1994), traduit de l’anglais (Tanzanie) par Anne-Cécile Padoux, Éditions Denoël, coll. Denoël & d’ailleurs, 2021, pp. 73-74.
