Lectures transversales 22 : Les Douze Portes dans la maison du sergent Gordon

© Julien de Kerviler

« En cette douzième saison des pluies, en ce qui me concernait, les jours se comptaient en degrés, comme l’air au grenier dont la température baissait à mesure que l’ombre des montagnes progressait. Il y avait deux types de pluie : un déluge d’énormes gouttes qui me martelaient le crâne à le faire exploser, et une douce bruine qui s’infiltrait sous les cols, entre les coutures des vêtements, les imprégnant d’humidité. Au crépuscule, quand les rats sortaient de leur léthargie, Mr Gordon se levait de table sans s’excuser et montait à l’échelle du grenier afin de placer de la viande en conserve dans ses pièges. Il emportait aussi une bière, qu’il buvait plié en deux sous le toit en fer en respirant la chaleur emmagasinée pendant la journée, ainsi qu’un de ses énormes livres de comptes — le coup de grâce, j’imagine, pour tout rat qui serait parvenu à survivre aux pièges. Sans doute chérissait-il ce temps passé sans Mrs Gordon ni moi, car il restait dans le grenier, lisant à voix haute son énorme livre à la lueur d’une lampe torche, jusqu’à ce que le froid l’en chasse. La litanie des reçus et des dépenses inscrits dans le « Livre des nombres » nous parvenait, étouffée et désincarnée, en même temps que la sciure.

Mr Gordon remplissait en trois semaines les colonnes d’un livre de comptes entier, où il notait, au crayon à papier, de son écriture soignée, toutes les transactions de sa vie. Chaque glace qu’il m’achetait les jours où l’on me coupait les cheveux devenait une Créance client, et chaque fois que je terminais une corvée dans la maison, il la déduisait de ma note globale. Un baril d’essence était un Actif amorti sur les routes de montagne parcourues pour l’aller-retour quotidien de la maison à son magasin de meubles d’Umtali. Les foulards aux couleurs vives qu’il offrait à Mrs Gordon entraient dans la catégorie Survaleur.

Des années auparavant, Mr Gordon avait demandé à Sundayboy Moses, son menuisier, de lui construire un meuble de rangement d’un seul bloc, aux angles biseautés, pour son bureau situé au-dessus du magasin — un mur entier couvert de tiroirs du sol au plafond, chacun de la taille d’une malle, où enfermer les livres de comptes. Les tiroirs coulissaient grâce à des roulements à billes récupérés sur les roues des tracteurs hors d’état qui jonchaient les terres de la réserve. Ce fut le dernier meuble fabriqué par Sundayboy Moses — son chef-d’œuvre en quelque sorte, avant qu’il ne parte en boitant vers la rivière Innommable où Dieu réside. »

George Makana Clark, Les Douze Portes dans la maison du sergent Gordon (2011), traduit de l’anglais (Zimbabwe) par Cécile Chartres et Élisabeth Samama, Le Livre de poche, 2018, pp. 232-233.

© Julien de Kerviler