« Alors que l’avion s’apprêtait à décoller, un homme de son âge, corpulent, à la peau sombre, se précipita vers le siège voisin. Il resta dans le passage, à le regarder lui, puis le siège à côté, sans un sourire. Il avait le visage fermé, comme si cette absurde histoire de place le fatiguait. Il se laissa choir de toute sa masse sur le siège et glissa son sac à bandoulière en cuir entre ses jambes. Après avoir bataillé avec sa ceinture de sécurité, il se mit à lire le journal allemand qu’il tenait à la main.
Du coin de l’œil, il essaya de lire ce qui était inscrit sur l’étiquette du bagage aux pieds du nouveau venu. À grand-peine, il déchiffra son nom et son adresse : Arumai Nayagam Deivendran, Dortmund, Germany.
Pendant la demi-heure qui suivit le décollage, il ne quitta pas des yeux le hublot, en proie à une vive agitation. Mais très vite, il comprit qu’il lui serait impossible d’éviter plus longtemps de parler à son voisin. Il l’observait de biais. Et sentit que lui aussi était observé discrètement. Les mots qu’il aurait pu prononcer restaient coincés dans sa gorge. Après avoir répété mentalement ce qu’il pourrait dire pour lancer la conversation, il se tourna vers son voisin, mais c’est l’autre qui lui adressa la parole. Ainsi l’échange commença-t-il par une question stupide :
— Vous êtes tamoul ?
Il répondit qu’il allait à Colombo puis à Jaffna parce que son père était sur son lit de mort. L’homme dit que c’était pareil pour lui. Sa mère, dans un petit village proche de Jaffna, avait un cancer de la bouche. À la question « Êtes-vous marié ? », il mentit et répondit oui. L’autre dit qu’il travaillait dans une imprimerie en Allemagne et qu’il avait trois enfants. Lui répliqua qu’il travaillait dans un supermarché à Paris et qu’il vivait en France depuis vingt ans. L’autre répondit que cela faisait vingt ans aussi qu’il vivait en Allemagne. Il semblait qu’ils rentraient tous les deux pour la première fois depuis leur départ. Il se présenta sous le nom de Chandran et l’autre dit qu’il s’appelait Maran.
Il savait déjà que son nom était Arumai Nayagam Deivendran d’après l’étiquette du sac à bandoulière. Il en conclut que Maran devait être son nom usuel dans le cercle familial. Tandis qu’ils conversaient, il eut l’impression qu’ils s’étaient déjà rencontrés quelque part. Sa bouche parlait, mais ses yeux transperçaient ceux de Maran.
Soudain, son sang se glaça. Une image lui vint à l’esprit, celle de ce Maran avec lequel il s’entretenait, mais ailleurs, et avec un fusil. »
Antonythasan Jenuthasan, Friday et Friday (2007), traduit du tamoul (Sri Lanka) par Faustine Imbert-Vier, Élisabeth Sethupathy et Farhaan Wahab, éditions Zulma, 2018, pp. 14-16.