Lectures transversales 27: Peter Handke, Kali. Une histoire d’avant-hier

© Julien de Kerviler

« Le maître de la carrière — encore pour gagner du temps ? — fait de nouveau des récits tout le long du chemin : « De tout temps ce fut une région de réfugiés. Longtemps, jusqu’après la dernière guerre, et encore dans les décennies après ça, nous réfugiés venions sans exception de l’Est. Et jusqu’à la fin du siècle passé la plupart d’entre nous s’est trouvé ici chez soi, presque — a en tout cas trouvé du travail dans le sel, a acheté dans la région. Mais les réfugiés de ce nouveau millénaire ne se trouvent pas du tout ici chez eux. Et maintenant ils viennent de toutes les régions de la terre, comme ils le firent de l’Est, plus tard du Sud, et aussi bien, de plus en plus, du Nord et de l’Ouest, oui, de l’Ouest. Les réfugiés d’aujourd’hui restent uniquement entre eux. Car ils sont originaires, d’une porte à l’autre, et même à l’intérieur des maisons, de régions du monde totalement différentes, ne comprennent pas la langue de leur voisin de porte, ne comprennent même de celle d’ici que quelques bribes. Ces, comment dit-on, restructurés, veulent bien travailler, se languissent même de travail, et pas seulement pour gagner de l’argent — seulement la fuite les en a rendus incapables, probablement pour toujours. Ils sont durablement sous le choc. Ont, chacun pour soi, trébuché et dégringolé dans ce paysage, comme jetés d’un bateau en pleine mer et presque noyés. Et le choc ne s’efface pas. Ils sont pour l’éternité des naufragés, plus capables de rien que de trier et ramasser absurdement à longueur de journée. Il est vrai : ramasser, cela après tout ils le peuvent, comme aucun des natifs. Tout ce qu’ils ramassent ainsi, oh là ! Seulement ils ne trouvent jamais vraiment. Parfois il me semble qu’ils sont les survivants de la Troisième Guerre mondiale, qui fait rage autour de nous depuis déjà longtemps, jamais déclarée, peu visible, mais d’autant plus maligne. Une chose est sûre : ils sont des survivants et ont dans leur combat pour la survie perdu toute force de vivre. Ils sont troublés à la racine. Et ils se perdent constamment, dans le jardin, la maison, entrent par la porte des voisins au lieu de la leur, et ne le remarquent alors même pas. Et surtout l’ouïe pour les bruits les a quittés. Au plus petit souffle de vent ils se recroquevillent et se réfugient dans leur maison. La plupart ne savent même pas quel était leur pays d’origine. Pour eux il n’y a plus que des puissances malignes. » »

Peter Handke, Kali. Une histoire d’avant-hier (2007), traduit de l’allemand (Autriche) par Georges-Arthur Goldschmidt, Gallimard, coll. Du monde entier, 2011, pp. 82-83.

© Julien de Kerviler