« C’était la première fois que je l’entendais prononcer le mot kapo. J’ai pensé au terme musical, da capo, qui n’a aucun rapport avec l’autre. Mais, prononcé avec sa voix et son accent, le mot prenait un sens différent. J’ai senti des frissons dans tout mon corps et une affreuse pensée qui ne me lâche plus s’est fichée dans ma tête : ces derniers temps, on parle de gens venus de là-bas, qui marchent dans les rues de Tel-Aviv ou de Haïfa, soudain ils croisent quelqu’un qui était kapo dans leur camp, ou bien ils le prennent pour un kapo, et commencent à crier : Kapo ! Kapo ! La personne en question s’enfuit, les gens la poursuivent. Tantôt elle parvient à prendre la fuite, tantôt on l’attrape. Quand on l’attrape, on la frappe et on la conduit à la police pour qu’on fasse une enquête et qu’on la juge. Si c’est une femme, on lui rase d’abord la tête. Dans certains cas, ils se trompent et les libèrent. Mais d’autres sont vraiment d’anciens kapos, ils finissent par le reconnaître et tenter de se justifier avec toutes sortes de prétextes. Ceux-là, en général, on les met en prison. Une partie d’entre eux sont des femmes, en fait la majorité, je ne sais pas pourquoi. Parfois, il y a la photo de l’une d’elles dans le journal, je la regarde, hypnotisée, je ne peux pas la quitter des yeux, j’essaie d’y découvrir quelque chose, mais j’ignore quoi.
Après avoir entendu le mot kapo dans la bouche de Clara Hoffman, je me suis dit : Peut-être elle aussi ? Mon Dieu ! Elle aussi ? »
Yehoshua Kenaz, Chair sauvage (2008), traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Actes Sud, coll. Lettres hébraïques, 2011, pp. 13-14.
