Lectures transversales 37: Mario Vargas Llosa (La Guerre de la fin du monde)

© Julien de Kerviler

« Le Conseiller avait tellement prédit dans ses sermons que les forces du Chien viendraient l’arrêter et passer la ville au fil de l’épée, que nul ne fut surpris à Canudos lorsqu’on apprit, par des pèlerins venus à cheval de Joazeiro, qu’une compagnie du 9e bataillon d’infanterie de Bahia avait débarqué dans cette ville avec pour mission de capturer le saint.

Les prophéties commençaient à se réaliser, les paroles devenaient actes. Cette nouvelle eut pour effet de tout mettre en ébullition, vieux, jeunes, hommes et femmes se mirent en action. Les carabines, les fusils à pierre que l’on devait charger par le canon furent immédiatement empoignés et toutes les balles placées dans les cartouchières, en même temps que surgissait comme par enchantement coutelas et couteaux aux ceinturons et, entre les mains, faucilles, machettes, lances, poinçons, frondes, arbalètes de chasseurs, bâtons, pierres.

Cette nuit-là, où commençait la fin du monde, tout Canudos se rassembla autour du temple du Bon Jésus — un squelette de deux étages, avec des tours qui poussaient et des murs qui se remplissaient — pour écouter le Conseiller. La ferveur des élus saturait l’air. Celui-là semblait plus retiré en lui-même que jamais. Après que les pèlerins de Joazeiro lui apprirent la nouvelle, il ne fit pas le moindre commentaire, et continua à surveiller les travaux de maçonnerie, le damage du sol, le brassage de sable et de cailloux pour la construction du temple, avec une concentration absolue, sans que personne n’osât l’interroger. Mais tous sentaient, tandis qu’ils s’apprêtaient, que cette silhouette ascétique les approuvait. Et tous savaient tandis qu’ils huilaient les arbalètes, écouvillonnaient l’âme des épingards et des tromblons et mettaient à sécher la poudre, que cette nuit-là le Père, par la bouche du Conseiller, les instruirait.

La voix du saint retentit sous les étoiles, dans l’atmosphère sans brise qui semblait conserver plus longtemps ses paroles, si sereine qu’elle dissipait toute crainte. Avant la guerre, il parla de la paix, de la vie future, où disparaîtraient le péché et la douleur. Avec la déroute du Démon, viendrait le règne du Saint-Esprit, le dernier âge du monde avant le Jugement dernier. Est-ce que Canudos deviendrait la capitale de ce Royaume ? Si le Bon Jésus le voulait. Alors les lois impies de la république seraient abolies et les curés redeviendraient, comme aux premiers temps, les pasteurs pleins d’abnégation de leurs troupeaux. Le sertão reverdirait avec la pluie, il y aurait du maïs et du bétail en abondance, tous mangeraient et chaque famille pourrait enterrer ses morts dans des cercueils tapissés de velours. Mais auparavant, il fallait abattre l’Antéchrist. On devait fabriquer une croix et une bannière avec l’image du Divin pour que l’ennemi sût de quel côté se trouvait la véritable religion. Et marcher au combat comme les Croisés allant délivrer Jérusalem : en chantant, en priant, en acclamant la Vierge et Notre-Seigneur. Et tout comme ceux-ci avaient triomphé, les croisés du Bon Jésus triompheraient de la République. »

Mario Vargas Llosa, La Guerre de la fin du monde (1981), traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, Gallimard, coll. Du monde entier, 1983, pp. 77-78.