« 7 février
Aux latrines, quelqu’un s’est servi de la page d’un des derniers journaux que nous avons reçus. On peut encore lire des parties de reportage d’un journaliste sur l’étrange phénomène qui est en train de se produire à Sapukai : l’apparition d’une femme qui se dit envoyée par Dieu, et qui se fait appeler ou que l’on dénomme la Prophétesse de Cerro Verde.
Malgré les inconvénients que l’on imagine, la page froissée permet de reconstituer l’article. Tous les soirs, au coucher du soleil, la femme monte sur une espèce de terrasse qui se trouve sur le versant ouest. De cette plate-forme transformée en parvis, en chaire naturelle au milieu des rochers, les bras constamment en croix, elle parle à la foule assemblée au pied de la colline. « On vient de partout, rapporte le journaliste. Les pèlerins sont de plus en plus nombreux. Vieillards, femmes, enfants, malades, invalides amenés en charrette, sur des civières, à dos de cheval ou d’âne, forment un flot incessant. Ils ont improvisé des abris et même des petites huttes en rondins, ils font la cuisine, prient et écoutent à genoux les prêches vespéraux de la prophétesse. Tout cela dans un ordre parfait et avec une profonde dévotion. Un nouveau village se construit dans la vallée, derrière la localité dont la gare a été détruite il y a vingt ans par l’explosion. La prophétesse parle la plupart du temps en guarani ; parfois dans un mélange plus pur que notre yopará de la ville et, par moments, toujours vers la fin, dans un langage ponctué de gestes spasmodiques où flottent, me semble-t-il, des résidus de latin ou d’un dialecte tribal. La voix masculine, très forte, devient alors tremblante, presque enfantine, comme celle d’une petite fille qui va se mettre à pleurer. La silhouette de la femme s’estompe avec le coucher du soleil. Quand la nuit tombe, elle disparaît, on ne sait où ni comment, au milieu des prières et des chants des pèlerins. Il doit y avoir dans la colline une grotte ou une caverne inconnue. Tous mes efforts pour la trouver et l’interviewer se sont révélés inutiles. La police et le curé ne savent rien ou ne veulent rien dire pour l’instant. Le délégué du gouvernement observe, lui aussi, le plus total mutisme. Je crois d’ailleurs que, même si j’avais réussi à la rencontrer, elle aurait refusé tout net de parler à la presse. J’ai seulement réussi à prendre cette photo à distance… »
La photo a été découpée ; il n’en reste que le trou fait avec des doigts qui ont laissé des taches sépia sur le morceau de papier chiffonné. Je l’ai aplani du mieux que j’ai pu et l’ai collé sur la porte, de manière que tous ceux qui viendront s’accroupir soient obligés de le lire. Ce mémento de la prédiction de la fin du monde est plus opportun et d’un effet moral plus assuré en cet endroit que nulle part ailleurs. »
Augusto Roa Bastos, Fils d’homme (1960), traduit de l’espagnol (Paraguay) par François Maspero, éditions Points Signatures, 2018, pp. 248-249.
