« Ça recommence, j’étouffe. Je me traîne — au sens propre — du bureau à la cafétéria, puis retour. C’est tout. Navrant. Un tunnel, sinistre. C’est la seule pause autorisée, ici. Entre quatre parois de verre. Aujourd’hui il a sorti une nouvelle règle. Une fois par jour on doit se lever, rester debout plusieurs minutes, en rang et en silence, avec le casque sur la tête, et c’est la seule façon de faire circuler un peu le sang dans les extrémités de nos membres qui s’engourdissent à force que nous restions assis. Il a même décidé dans quel ordre on doit se lever. C’est moi qui vais commencer. On n’a droit qu’à une seule pause.
Nous sommes tous en piteux état. Nous n’avons aucun droit. Nous en sommes réduits à donner aux clients des réponses toutes faites, comme des esclaves. Le travail dans un call center ressemble à un camp pour robots assis. Nous-mêmes nous nous mettons à penser comme des robots. Avec ces phrases toutes faites. De vraies machines. Ça devient presque effrayant, au fil des jours. On finit par devenir parano, à force de ne pas fonctionner comme les gens normaux. Nous sommes de plus en plus durs les uns avec les autres. Nous bouillons intérieurement.
Depuis le début je mets mes affaires sous clé dans l’armoire. Chacun a le droit de garder trois objets personnels avec soi. Je n’ai pas voulu que les autres voient ce que je prenais. Pierre est incroyablement dur et rusé. Le chef de service idéal. Il est foncièrement convaincu qu’il dispose d’un pouvoir sans bornes. Le fait que derrière les portes blindées du call center il y a la ville, la vraie, avec des vraies gens, est une chose inconcevable à ses yeux. Pour lui, le lieu de travail est devenu une seconde réalité, vraiment. Les heures que nous passons ici nous déshumanisent. Si l’un de nous essayait d’ouvrir l’une des portes qui donnent sur le balcon, Pierre n’hésiterait pas à le tuer. Et je me dis que dans ce cas, l’entreprise le couvrirait. Voilà le degré de paranoïa où nous en sommes arrivés. »
Christos Chryssopoulos, Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, Les Éditions La Contre Allée, coll. Fictions d’Europe, 2015, pp. 29-31.