Lectures transversales 23 : Colum McCann (Apeirogon)

© Julien de Kerviler

« Huit jours avant sa mort, après une spectaculaire orgie de nourriture, le président français François Mitterrand commanda un ultime repas d’ortolan, un minuscule oiseau chanteur à la gorge jaune, pas plus grand que son pouce. Ce mets incarnait à ses yeux l’âme de la France.

L’équipe de Mitterrand supervisa la capture des oiseaux sauvages dans un village du Midi. On graissa la patte des policiers du coin, on organisa la chasse, et les oiseaux furent capturés au lever du jour, dans des filets très fins posés en lisière de forêt. Les ortolans furent mis en cage et emmenés dans un fourgon opaque jusqu’à Latche, la maison de campagne où Mitterrand avait passé ses étés d’enfance. Le sous-chef de cuisine sortit de la maison et rentra les cages. Les oiseaux furent nourris deux semaines, jusqu’à devenir assez gros pour éclater, puis maintenus par les pattes au-dessus d’une cuve d’armagnac pur, plongés tête la première et noyés vivant.

Le clef les pluma, les sala, les poivra, les fit cuire sept minutes dans leur propre graisse et les disposa dans une cassolette blanche tout juste chauffée.

Lorsque le plat fut servi, la pièce lambrissée — il y avait la famille de Mitterrand, sa femme, ses enfants, sa maîtresse, ses amis — sombra dans le silence. Mitterrand se redressa sur sa chaise, écarta les couvertures sur ses genoux, but une gorgée de château-haut-marbuzet millésimé.

« La seule chose intéressante est de vivre », dit-il.

Il dissimula sa tête sous une serviette blanche pour inhaler les fumets des oiseaux et, comme l’exigeait la tradition, se cacher du regard de Dieu. Il prit les oiseaux et les mangea entièrement : la chair succulente, la graisse, les viscères amers, les ailes, les tendons, le foie, le rognon, le cœur chaud, les petits os du crâne qui craquent sous la dent.

Il lui fallut plusieurs minutes pour terminer son plat, le visage caché du début à la fin sous la serviette blanche. Sa famille entendait le bruit des petits os qui se cassaient.

Mitterrand s’essuya la bouche, mit de côté la cassolette en terre cuite, releva la tête, sourit, souhaita bonne nuit et partit se coucher.

Il jeûna pendant les huit jours et demi suivants, jusqu’à sa mort. »

Colum McCann, Apeirogon (2020), traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude, Éditions Belfond, 2020, pp. 17-18.

© Julien de Kerviler