À l’occasion de la sortie aux éditions Cambourakis du Baron Wenckheim est de retour, nous avons souhaité donner à entendre celle qui est la voix française de László Krasznahorkai depuis ses premiers livres, Joëlle Dufeuilly. L’auteur hongrois est l’un de ceux dont on guette avec attention les prochaines parutions, qui s’annoncent toujours comme des événements singuliers. Rencontre avec Joëlle Dufeuilly, pour tenter de défricher les herbes hautes qui mènent jusqu’au cœur du Baron.
Nous pourrions commencer cet entretien en retraçant votre parcours. Comment en êtes-vous venue à la traduction, et plus particulièrement de la langue hongroise ? Était-ce, à l’époque, l’un des parents pauvres de la traduction et la situation a-t-elle évoluée depuis ?
J’ai décidé, à la fin des années 90, d’apprendre le hongrois. Pourquoi le hongrois ? Je ne le sais pas vraiment. J’étais attirée par l’Europe centrale, qui venait d’ouvrir ses frontières, et les quelques personnalités hongroises que je connaissais (Béla Bartok, Joseph Nadj, Jancsó…) me semblaient à la fois mystérieuses et très intéressantes. La langue hongroise, réputée très difficile, m’a tout de suite beaucoup plu, mais j’étais loin de me douter que je deviendrais traductrice, qui plus est, la traductrice d’un des plus grands écrivains contemporains.
Pendant mes études, j’ai obtenu une bourse, et j’ai passé près d’un an à Budapest. C’est là que j’ai découvert la richesse de la littérature hongroise, qui, effectivement, était à l’époque encore peu connue et peu traduite. Pendant l’été, je me suis retrouvée dans un » camp de traducteurs ». J’ai passé un séjour dans une petite station de vacances à la montagne, délicieusement désuète, aux frais du milliardaire américain Soros (d’origine hongroise), où des traducteurs venus du monde entier étaient réunis pour échanger sur leurs expériences, écouter des conférences sur la littérature, et rencontrer des auteurs hongrois contemporains. C’est là que j’ai réalisé mes premières traductions (de courts textes, publiés dans une anthologie multilingue). De retour à Paris, j’ai travaillé au Centre d’Études Hongroises à l’élaboration d’un dictionnaire hongrois-français. Thomas Szende, qui dirigeait l’équipe, a persuadé un éditeur français (In Fine) de publier une anthologie d’écrivains hongrois contemporains. C’est dans ce cadre que j’ai découvert, rencontré, et traduit László Krasznahorkai. Il s’agissait d’un discours, qui a ensuite été republié avec deux autres discours dans Thésée Universel (Ed. Vagabonde). C’est, je crois, cette traduction, et cette rencontre avec cet écrivain, qui m’ont décidée à faire de la traduction mon métier, si l’on peut parler de métier.
La langue hongroise est beaucoup moins connue et pratiquée que l’anglais, l’espagnol ou l’allemand. Quelle est, en quelques mots, sa spécificité ? Je crois avoir compris que le hongrois a une structure syntaxique libre, un peu à la manière du latin.
Définir en quelques mots la langue hongroise est une mission impossible. Le hongrois n’étant pas une langue indo-européenne (c’est une langue finno-ougrienne), rien, mais absolument rien, ne se dit comme dans les langues européennes, qui, malgré des différences, ont un socle commun. La grammaire hongroise est assez floue, l’ordre des mots est relativement libre, il n’y a pas de genre, pas de verbe avoir, un seul passé, pas vraiment de futur, en revanche, il y a une règle très stricte : l’harmonie vocalique. Le hongrois est une langue dite agglutinante (un peu comme le turc), c’est-à-dire qu’on juxtapose une série de suffixes à un radical. Pour chaque mot, on a le choix entre deux (voire trois) variantes vocales de suffixes, afin que les mots restent musicalement harmonieux. Cet aspect musical de la langue est fondamental, et explique certainement le nombre important de grands musiciens et de compositeurs hongrois, ainsi que la richesse de la poésie hongroise et de sa littérature.
La littérature hongroise est, elle aussi, moins connue que ses consœurs. On connaît quelques noms en France : Sándor Márai, Imre Kertész, Agota Kristof, Magda Szabó, Péter Nádas. Comment la définir, la situer pour des lecteurs qui la connaîtraient peu ? Y a-t-il, dans la langue et l’œuvre de Krasznahorkai, des influences hongroises qu’un lecteur français non initié ne serait pas en mesure de repérer ?
Je pense que ce qui caractérise la littérature hongroise est son exigence et sa très grande diversité, en atteste la liste que vous avez mentionnée, à laquelle on peut ajouter, entre autres, Péter Esterházy. La souplesse de la langue favorise la créativité, chacun des auteurs que vous avez cités ont leur propre langue hongroise, par ailleurs, leurs écrits interrogent souvent le monde, abordent des questions existentielles, et se contentent rarement de raconter des histoires. S’agissant de László Krasznahorkai, je crois que ses sources d’inspiration dépassent largement les frontières hongroises, même s’il a une grande admiration pour certains poètes hongrois, et dépassent également le cadre de la littérature. Il est, en effet, très lié à des artistes (musiciens, compositeurs, sculpteurs, peintres…) et collabore souvent avec eux.
Comment en êtes-vous venu à traduire László Krasznahorkai ? Sa langue, par rapport à un hongrois usuel, présente-t-elle des particularités ? Peut-on même, au vu des évolutions de son style, parler d’une seule langue chez Krasznahorkai, ou y en a-t-il plusieurs ?
Comme je l’ai indiqué précédemment, j’ai traduit mon premier texte de László pour une anthologie. Je ne connaissais pas du tout cet auteur, mais en lisant son texte, j’ai immédiatement réalisé que c’était un très grand écrivain. J’ai également compris que le défi que je devais relever était extrêmement difficile, et que je ne pourrais pas m’en sortir sans l’aide de l’auteur. J’ai donc rencontré László, et nous avons longuement échangé, j’ai pu lui poser les nombreuses questions que je voulais lui poser, et il m’a donné toutes les clés pour pouvoir traduire son texte. La langue de László Krasznahorkai se distingue plus par la phrase que par les mots, sa phrase est un élément quasi organique, qui se déverse, sillonne, bifurque, déferle, avec des variations de rythme. László Krasznahorkai « compose », selon moi, ses romans et tous ses écrits, comme un compositeur de musique.
Est-ce que pour traduire, et surtout traduire un tel auteur, il faut avoir une conception de la littérature ? Quels sont les choix poétiques qu’un traducteur doit faire avant de se lancer dans l’aventure de la traduction ? Un traducteur est avant tout un lecteur – comment cette double nature influence-elle la traduction ?
Je ne pense pas avoir une conception de la littérature, j’ai en revanche des goûts littéraires, que l’expérience de la traduction m’a aidée à découvrir. J’ai en effet remarqué que la plupart des auteurs que j’aimais (Céline, par exemple, mais également Lobo Antunes, remarquablement traduit en français) avaient un rapport très fort avec la musique. Quand je lis un texte, je ne peux m’empêcher de l’entendre, et cette sensibilité auditive est un point d’appui important dans ma démarche de traduction. Elle représente, selon moi, un atout pour traduire un auteur tel que László Krasznahorkai, mais peut se révéler handicapante pour traduire d’autres auteurs. Comme vous le remarquez si justement dans votre question, un traducteur est d’abord un lecteur, et la traduction est la restitution de sa lecture, cérébrale et sensorielle, avec son lot de subjectivité.
Quelle relation entretenez-vous avec László Krasznahorkai ? Comment fonctionne-t-on, à l’époque contemporaine, où les échanges entre auteurs et traducteurs sont possibles ?
László Krasznahorkai répond volontiers à toutes les questions. Pour ma part, je préfère discuter de vive voix avec lui, car j’ai parfois du mal à lui faire comprendre ce qui me pose problème.
Un traducteur est aussi un ambassadeur de l’œuvre, selon vos propres propos. À ce titre, vous avez certainement pu observer de près sa réception en France. Comment la France a t-elle reçu et accepté cette œuvre exigeante ? Y avait-il de la défiance, ou le consensus s’est-il rapidement fait ? Est-ce que les adaptions de Béla Tarr ont joué un rôle dans cette reconnaissance ?
La reconnaissance de l’œuvre de László Krasznahorkai a été très lente et progressive. Tango de Satan est passé complètement inaperçu à sa sortie, aucun article, aucune marque d’attention, seuls quelques rares libraires l’ont défendu. C’est avec La Mélancolie de la résistance que l’intérêt pour l’œuvre de cet « écrivain hongrois au nom imprononçable » a commencé à se manifester, et n’a ensuite cessé de croître, au fil de chaque nouvelle publication. Je ne sais pas si le lectorat francophone de László Krasznahorkai est très important, mais il est fidèle, extrêmement enthousiaste, et continue de grandir. S’agissant des adaptations de Béla Tar, elles ont, effectivement, contribué à faire découvrir l’œuvre de László Kasznahorkai.
Si Krasznarhorkai n’était pas un débutant, quand vous avez commencé à le traduire, on peut penser que son aura et que sa stature n’ont fait que gagner en importance. Est-ce que cela change quelque chose dans la manière d’aborder les textes ? Pour le dire d’une autre manière, se sent-bon investi d’une responsabilité plus grande à l’idée de traduire un auteur nobélisable, et qui restera certainement dans l’histoire littéraire ?
Étonnamment, c’est en traduisant Tango de Satan que j’ai ressenti le plus lourdement le poids de la responsabilité. À l’époque, László Krasznahorkai était déjà reconnu et célébré en Hongrie et en Allemagne, et je savais que c’était un très grand écrivain. J’étais débutante, c’était ma première grande traduction (jusqu’ici je n’avais traduit que des nouvelles), l’auteur m’avait accordé sa confiance, je n’avais donc pas droit à l’erreur. Lorsque j’ai remis ma traduction chez Gallimard, j’avoue que j’étais un peu tremblante. Maintenant, pour chaque sortie d’un nouveau livre, je guette avec un peu d’anxiété les articles et les commentaires, en espérant avoir été à la hauteur de ma mission, mais je suis tout de même moins stressée que pour ma première traduction.
Le Baron Wenckheim est de retour, publié en 2016, signe un retour au roman après Seiobo. Un traducteur est avant tout un lecteur, disions-nous plus haut. Comment avez-vous lu et reçu ce livre, fort de votre connaissance de l’œuvre ?
J’ai d’abord été impressionnée, voire effrayée par le nombre de pages. Je savais, par ailleurs, qu’il s’agissait d’un livre important dans l’œuvre de l’auteur. Je l’ai lu avec une certaine délectation, mais je dois avouer que, pendant la lecture, la traductrice a parfois pris le pas sur la lectrice, et s’est dit : ouille, je vais en baver !
Le Baron semble entretenir un lien particulier avec le premier roman de Krasznahorkai, le Tango de Satan. Dans les deux livres, il y a le retour d’un personnage lazaréen (Irimias et le Baron), une cristallisation des attentes des autres personnages autour de ce retour, avec l’idée que ce retour est quelque part messianique ; et la déception qui suit finalement ce retour, qui a fait miroiter un espoir qui n’était qu’illusion. Quel lien faites-vous entre ces deux romans ?
Il semble effectivement que le Baron referme une boucle, en revenant au point de départ. À l’instar du baron Weinckheim, qui, après quarante ans d’absence, retourne en Hongrie, c’est un peu comme si László Krasznahorkai retournait, après vingt ans et plusieurs romans, dans la petite ville de la plaine hongroise où se situait Tango de Satan (qui n’est autre que Gyula, la petite ville où l’auteur est né et a grandi), et réécrivait la même histoire, avec vingt ans de recul et un autre regard. On retrouve des similitudes, telles que celles que vous avez évoquées, des allusions directes, mais le Baron est plus abouti, plus complexe, plus dense, propose des clés de lecture plus diverses, et le procédé narratif est très différent. Il nous fait « vivre » les scènes de l’intérieur, du point de vue (extériorisé ou intériorisé) de chaque personnage. Ces points de vue se succèdent, se juxtaposent, parfois s’entremêlent, créant une véritable cacophonie. L’ensemble forme une composition polyphonique, réunissant de multiples voix qui peinent à trouver l’harmonie (voir la scène, très drôle, de la chorale des dames). Autre caractéristique frappante du Baron : l’humour (voire la drôlerie) omniprésent, en décalage total avec la noirceur du propos. Petit détail intéressant : le personnage de l’enfant idiot, récurrent dans les œuvres de l’auteur (Estike dans le Tango, Valuska dans La Mélancolie de la résistance) est le seul qui survit à la destruction.
Les textes de László Krasznahorkai, même depuis le Tango de Satan, se caractérisent par des longues plages de texte. Les premiers romans divisent la langue en paragraphes et chapitres, mais plus on avance dans l’œuvre, et plus la coulée verbale se fait continue. Ainsi en est-il du Baron. On imagine que cela doit poser une difficulté supplémentaire à la traduction. Comment travaille-on sur ce genre de style ? Y a-t-il une dimension physique dans la traduction de tels livres ? S’agit-il de tenir le rythme, le souffle, l’élan ?
Je me suis fixé comme règle de ne poser le point que lorsque l’auteur pose le point, et de ne pas recourir au point-virgule, ce qui me faciliterait la tâche, mais casserait le rythme, le flux, le parcours de la phrase. Je traduis cet auteur depuis vingt ans, et suis donc un peu rompue aux phrases démesurément longues, mais la phrase de Krasznahorkai est, pour chaque livre, différente. L’élaboration de la traduction de chaque phrase est très un long processus, ludique et passionnant, mais assez laborieux. Particulièrement pour le Baron, avec cette succession de points de vue, exprimés (dans des registres de langue variés) en alternant le discours direct, le discours indirect, la première personne, la troisième personne, les monologues, les dialogues, le tout dans un rythme très enlevé, qui doit malgré tout rester relativement fluide et ne pas asphyxier le lecteur.
Pour chaque phrase, je dois, une fois qu’elle est traduite, la laisser reposer un certain temps pour pouvoir ensuite la lire avec un œil extérieur, et ressentir ce que peut ressentir un lecteur. La même opération doit s’effectuer une fois le livre entièrement traduit. J’ai dû relire de nombreuses fois ma traduction, une lecture, par exemple, pour le rythme, une autre tournée essentiellement sur la ponctuation, etc…, ce qui, compte tenu du nombre de pages, m’a pris beaucoup de temps, et j’avoue que j’ai ressenti, à certains moments, un peu de fatigue et de découragement. Aujourd’hui, en revanche, je suis très heureuse d’avoir contribué à faire connaître au public francophone ce très grand livre.
On vous connaît comme la traductrice de Krasznahorkai, mais ce n’est pas votre seul fait d’arme, vous avez traduit d’autres auteurs. Pouvez-vous les situer pour les lecteurs français qui ne les connaîtraient pas ?
Si la plus grande partie de mon activité est consacrée à László Krasznahorkai, j’ai effectivement traduit d’autres écrivains. La traduction littéraire est une activité qui s’apprend sur le tas, et se confronter à différents univers et écritures est, selon moi, la meilleure des formations. J’ai eu la chance de pouvoir traduire des auteurs de style, d’univers, et d’écriture singuliers et très variés. Parmi ces auteurs, j’aimerais citer György Dragomán, dont j’ai traduit deux romans, Le Roi blanc et Le Bûcher, ainsi qu’un recueil de nouvelles à paraître (Gallimard), Sándor Jászberényi, un jeune écrivain, reporter de guerre, dont j’ai traduit un recueil de nouvelles, La Fièvre. J’ai également eu la chance de traduire la première partie d’Harmonia Cælestis, du regretté Péter Esterházy, ce qui fut pour moi une grande expérience, tant sur le plan humain que professionnel. J’ai également traduit deux grands écrivains « jeunesse », Eva Janikovszky, et Ervin Lázár.
La barrière de la langue hongroise fait que les romans encore non traduits restent impénétrables au lecteur français. Pourriez-vous nous dire de quoi retournent ces trois romans : Az urgai fogoly (1993), Rombolás és bánat az Ég alatt (2004), et Hersch 07769 (2021) ?
Un grand nombre de textes littéraires de Krasznahorkai n’ont pas encore été traduits. Le prisonnier d’Urga (Az urgai fogoly) est un récit de voyage. Après la chute du rideau de fer, László Krasznahorkai a pris le Trans-mongolien, et s’est rendu en Chine. Ce voyage a été un choc pour lui, qu’il relate dans ce récit, très personnel, le seul texte écrit à la première personne. Après ce premier voyage, il est retourné, et a passé de longs séjours en Asie (Chine et Japon), qui lui ont inspiré plusieurs romans, dont Destruction et Tristesse sous les Cieux (Rombolás és bánat az ég alatt), roman qui se déroule en Chine, mais également Au Nord par une montagne… (Cambourakis) et plusieurs nouvelles de Seiobo. Hersch 07769 est son dernier roman. Constitué d’une seule phrase de plus de 400 pages, il se déroule cette fois en Allemagne (pays où s’était réfugié l’auteur mais qu’il a désormais quitté), mais j’avoue ne pas l’avoir encore lu.
Les lecteurs qui suivent attentivement l’œuvre de Krasznahorkai ne peuvent que se réjouir de voir traduit le Baron, comme ils ne peuvent s’empêcher, de la même manière, de regarder vers l’horizon. Quelle sera votre prochaine traduction ?
La traduction du Baron Weinckheim est de retour m’a pris beaucoup de temps (plusieurs années) et a été un peu éprouvante. Je pense faire une petite pause, et m’atteler à quelque chose de plus léger, ou de plus court. Fort heureusement, il reste encore beaucoup de pépites hongroises à traduire, dont de magnifiques textes de László Krasznahorkai.
László Krasznahorkai, Le Baron Wenckheim est de retour, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, éditions Cambourakis, avril 2023, 528 p., 27 €