Avec Contre-nuit, Lucien Raphmaj écrit un éloge de la nuit, un hymne, un chant plus qu’un discours platement rationnel. C’est que la nuit est d’abord une évidence indépassable, une expérience qui se suffit à elle-même. Quoi dire ? Qu’ajouter à cette expérience ? On ne peut la reprendre par un discours qui la dirait, l’expliquerait, on ne peut qu’écrire en prolongeant et pour prolonger l’obscurité de la nuit, sa nuit plus profonde.
Il s’agit d’écrire un livre multiple, un livre possible et impossible, fait de possibles qui s’agencent, se séparent, tournent autour du centre vide de la nuit, de cet attracteur qui demeure obscur. C’est ce que fait Lucien Raphmaj : écrire un livre qui n’est pas une démonstration de quoi que ce soit mais une série de leitmotive, de retours et reprises en même temps différents, différants – une série de chapitres qui multiplient les genres, les approches : affirmations, poésie, prose, rythmes mélangés, brisés, glissements. Un livre « vivant », « mutant », en lui-même métamorphique ou devenant.
Dans ce livre, le sens ne peut qu’errer, se perdre, s’apercevoir et disparaître pour reparaître ailleurs et autre. C’est cet échappement du sens qui est aussi l’expérience de la nuit (« l’expérience nocturne »), ce « désastre » du sens évoqué par l’extrait de Jean-Luc Nancy qui ouvre Contre-nuit. Ce livre de Lucien Raphmaj se présente comme un collage de prose, de vers, de citations, de notes de bas de page qui n’ont pas nécessairement la vocation d’expliquer, de passages en italiques ou en gras, etc. : un livre-constellation mais sans cosmos ordonnateur, sans unité synthétique, un livre-dispersion, un livre-dissémination du sens et des choses, un livre qui effectue une « contre-cosmologie du désastre ».
La citation déjà évoquée de Jean-Luc Nancy parle de ce désastre qui est celui du sens, d’un écroulement des étoiles, de la voute céleste, un désastre qui constitue un « paysage » acosmique : le désastre est la fin du cosmos, de l’ordre du monde et du sens, pour un « sens a-cosmique », pour un monde sans ordre a priori. Ce n’est pas que le sens et le monde disparaissent, mais ils sont pluralisés, ils sont pluriels, « sans directions, sans points cardinaux ». Cette expérience du désastre, de la fin du cosmos, de l’éclatement du sens, est celle de la nuit, de la nuit de la nuit, de la « contre-nuit ».
Il semble que cette expérience soit fondamentalement celle de l’écriture aujourd’hui, une écriture de la nuit, l’écriture d’un monde acosmique, d’un sens qui parcourt « tous les sens à la fois » et implique un écrivain qui ne sait plus écrire ni parler, un esprit fasciné par ce qui ainsi arrive au monde et au sens, un regard d’automate perdu à travers la nuit. Comment écrire du fond de cette contre-nuit ? Comment écrire lorsque le jour n’est plus, que demeure l’obscurité de la nuit ? Lorsque, pour le dire en termes deleuziens, le schème sensori-moteur s’est effondré, est devenu impossible du fait de la nuit, lorsque le langage comme action/réaction est devenu impossible et que l’on ne peut qu’être livré à la contre-nuit ? Une autre écriture, un autre rapport au monde, une autre pensée et d’autres corps doivent advenir, sont encore à venir, sont par définition à venir : « Alors l’écrire, s’écrire soi-même, serait se vouer à cet impersonnel (…). Alors nous n’aurons plus de noms pour nous ».
La contre-nuit qu’évoque Lucien Raphmaj n’est pas simplement l’envers du jour, son opposé, la simple absence de jour mais liée par-là à celui-ci. La contre-nuit est, dans la nuit, le plus nocturne de la nuit, ce qui est sans rapport avec le jour et ne se définit pas négativement à partir de lui (« la nuit n’est pas que l’absence de lumière »).
Nous ne faisons pas (plus ?) l’expérience de cette nuit tant la nuit qui est la nôtre est pauvre en nocturne, en obscurité, en nuit la plus noire. Nous faisons l’expérience du jour y compris dans la nuit, y compris et surtout lorsque nous marchons à travers nos nuits éclairées, nos nuits-pour-la-fête, nos nuits devant nos écrans, nos nuits-pour-le-repos en vue du jour. Le jour a envahi la nuit et l’a effacée, la nuit n’étant plus que l’inverse du jour, sa pause réparatrice, sa parenthèse mais en vue du jour. Notre point de vue sur la nuit est celui du jour, et ce sont les caractéristiques du jour que nous projetons sur la nuit, celles à partir desquelles nous nous représentons la nuit qui n’est plus expérience mais représentation affadie, spectaculaire, à distance.
Dans ce rapport à la nuit, les étoiles sont devenues des objets de représentation, objets d’une saisie scientifique, mathématique, spectaculaire : « Les étoiles sont devenues en minorité dans notre expérience du monde. Obsolescence du ciel (…). Aujourd’hui, on décompte les étoiles. Ambiguïté d’un double sens. On les décompte et on les retire de notre univers mental (…). Alors que la pensée devrait être galactique, jamais les étoiles n’ont été moins réelles pour nous et de concert leur imaginaire plus absent ». Loin du désastre désiré, les étoiles sont domestiquées, simples éléments d’un décor humain, trop humain, que nous nommons, classons, étudions, assimilons, neutralisons. Les étoiles font partie d’un cosmos construit selon nos représentations et leurs limites que nous projetons partout, effaçant tout ce qui en constitue le dehors : l’obscurité invisible, la nuit dans la nuit, l’ignorance, le non-savoir fondamental de notre rapport au monde. C’est ce cosmos que la contre-nuit, par son insistance, conteste, envahit, contamine, ruine.
Il s’agit alors de repenser notre rapport au monde et à nous-mêmes, aux autres, aux autres qu’humains, repenser la possibilité d’un non savoir indépassable, d’une obscurité demeurant telle – obscurité du monde, de l’univers, de soi, de tout. Dans cette obscurité, par cette nuit, le cosmos s’écroule, le sens se disperse, les noms et catégories s’effondrent, la pensée se perd dans un univers (ou plurivers) qui la dépasse, qui la contraint à penser autrement (« Ayant fait de la philosophie des mélanges hors frontières »). La contre-nuit est ce dehors radical qu’aucun dedans ne peut reprendre et résoudre, cette nuit qu’aucun jour ne peut effacer, qu’aucune nuit ne peut éclairer.
On pense à Gilles Deleuze et à la valorisation du dehors. On pense à Léon Chestov et à la valorisation du non savoir, de la nuit pascalienne. On pense à Nietzsche. On pense aussi et surtout à Maurice Blanchot, à ce que celui-ci appelle « l’autre nuit », la nuit insondable, celle qui contrairement au jour affirme l’impossible, qui contrairement aux formes claires du jour, à ses découpages nets, à ses clartés que l’on confond volontiers avec la réalité, affirme un dehors acosmique, un sens par définition disséminé, une négativité irréductible à une dialectique et qui, telle un trou noir, habite notre monde et, à chaque seconde, le fait exploser.
C’est pour cette autre nuit, pour cette contre-nuit, que Lucien Raphmaj écrit dans ce livre un dithyrambe forcément athée, forcément sans divinités ni transcendance – le chant d’une immanence de la nuit, immanence d’un dehors qui défait, détruit et reconstruit autrement, sans cesse : « Ce livre sera le livre du dehors, de l’obscurité en nous et hors de nous ». Il s’agit, pour Lucien Raphmaj, de déployer cette nuit de la nuit, d’en dessiner les lignes, de la déplier pour faire apparaître ce que celle-ci pourrait impliquer concernant le rapport au monde, au ciel, aux animaux (« Les animaux sont la nuit »), à l’amour, à soi, au politique, à l’écriture, à la pensée. Il s’agit de s’engager pour le désastre et dans le désastre, pour un avenir qui ne peut être circonscrit mais demeure ouvert, toujours à venir – toujours la nuit et cette nuit qui en elle nous regarde, nous aveugle, nous appelle.
Lucien Raphmaj, Contre-nuit, éditions Abrüpt, décembre 2022, 240 p., 13 €